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D’après Alternatives Economiques du 12 juillet 2023

Jancovici : la controverse sans fin

Par Bruno BOURGEON

lundi 25 septembre 2023, par JMT

Jancovici : la controverse sans fin

Le Monde sans fin

Jean-Marc Jancovici est un as de la polémique. La nature polémique du sujet dans le paysage français – la place du nucléaire dans notre futur énergétique – et le phénomène de société qu’est devenu Jean-Marc Jancovici.

Publiée en octobre 2021, sa bande dessinée a explosé les ventes. C’est le livre qui s’est le plus vendu l’année dernière toutes catégories confondues, avec plus de 600000 exemplaires diffusés en librairie fin 2022.

Et qui disait que les Français ne s’intéressaient pas à la crise climatique et énergétique ni aux moyens d’y faire face ? Simplement, une bande dessinée super pédago et accrocheuse, ça peut être plus efficace qu’un austère résumé d’un rapport du GIEC. Plus efficace, pour le meilleur comme pour le pire.

Car le personnage que le dessinateur Christophe Blain et une nuée de followers érigent sur un piédestal et nimbent d’une aura d’expert infaillible, précisément, n’est pas infaillible.

C’est un expert parmi d’autres. Et de fait, d’autres experts ont publié des analyses critiques de la BD, relayées par des articles de presse, ce qui a entraîné un débat, auquel l’auteur s’est prêté. Quel bilan en tirer ?

La chronologie donne un éclairage. La première critique experte à paraître est l’article de François-Xavier Martin, publié en mars 2022 dans La Jaune et la Rouge, magazine des anciens élèves de l’Ecole polytechnique. L’auteur relève trois sujets, et ce sont ces mêmes sujets qui seront plus ou moins développés par la suite dans tous les articles critiques du best-seller de Jancovici.

En premier lieu, une vision très rigide du lien entre croissance du PIB et consommation d’énergie. Ensuite, la dévalorisation des énergies renouvelables et de leur rôle dans la sortie des fossiles. Enfin, un discours tendant à minimiser les risques du nucléaire (François-Xavier Martin est un pronucléaire).

Le premier de ces trois sujets renvoie à un conflit d’interprétation du réel. Jancovici met en avant la raréfaction des quantités physiques de pétrole et autres ressources du sous-sol pour expliquer le ralentissement économique depuis la crise de 2008 et en inférer de grosses difficultés à venir si nous n’entrons pas dans l’ère de la sobriété.

Beaucoup lui répondent que le manque physique de pétrole n’est pas le problème économique du moment. Au contraire, nous avons encore beaucoup trop de pétrole facile à extraire sous les pieds. S’il faut entrer d’urgence dans l’ère de la sobriété, ce n’est pas pour des raisons d’une pénurie de matières premières, mais de climat et de biodiversité.

Cette discussion a quelque chose de théorique : Jancovici et les auteurs de ces critiques sont d’accord sur la nécessité de la sobriété. Le sujet n’est pas le quoi mais le comment. Les deux autres points de friction, l’efficacité des renouvelables et le risque nucléaire ont en revanche une portée très pratique.

La deuxième critique experte à être publiée ensuite vient en mai 2022, sous la plume de Stéphane His, un consultant spécialiste de l’énergie. Il se livre sur son blog à une exégèse mot à mot du Monde sans fin, feuilletonnée sur le site d’informations L’Usine à Ges, et publie une tribune dans La Croix. Stéphane His, comme beaucoup d’autres, rejoint Jancovici sur le sujet de la sobriété.

Ses critiques pour l’essentiel, portent sur les points déjà abordés dans l’article de François-Xavier Martin. Mais autant ce dernier reste confidentiel, autant l’analyse de Stéphane His, très approfondie, circule sur les réseaux. Elle marque le point de départ d’un débat autour de ce succès de librairie que d’autres médias vont relayer à leur tour.

Cédric Philibert s’apprête à publier un ouvrage – Eoliennes, pourquoi tant de haine ? – dans lequel il épingle Jancovici et montre ce qu’a de trompeur la présentation selon laquelle, page 127 de la BD, il faudrait mettre une éolienne tous les kilomètres pour couvrir les besoins énergétiques de la France, soit environ 500000 mâts.

Si ce calcul théorique n’est pas faux en soi, il est trompeur, avec pour conséquence de nourrir le moulin des adversaires des énergies renouvelables. Ce calcul raisonne en effet en énergie primaire (alors qu’à la différence d’une centrale à gaz ou à charbon, une éolienne fournit directement du courant électrique, sans chaleur perdue).

Aucun scénario de sortie rapide des fossiles n’arrive à boucler l’équation si on ne développe pas massivement l’éolien et le solaire, quelles que soient les options prises sur le nucléaire, la sobriété et l’efficacité.

Il est établi sur la base de la consommation énergétique actuelle (alors que tous les modèles de décarbonation tablent sur une chute drastique de la consommation d’énergie grâce aux gains d’efficacité voire de sobriété).

Et il suppose que seules les éoliennes terrestres couvriraient les besoins énergétiques, ce qui est évidemment faux, puisqu’il y a aussi tout le reste : biomasse, hydraulique, solaire, nucléaire. En réalité, la France neutre en carbone de 2050 aurait besoin d’environ 30000 éoliennes terrestres, selon le rapport prospectif de RTE Futurs énergétiques 2050.

Le 23 décembre 2022, Reporterre fait un premier inventaire des critiques d’experts. Suit un article dans Libération, le 11 janvier 2023, qui apporte un nouvel élément. Il écrit que Jancovici reconnaît comme « tout à fait exacte » la critique de Cédric Philibert et que, selon l’intéressé, son calcul n’avait qu’une valeur illustrative.

Le HuffPost se joint au mouvement le 14 janvier et ajoute quelques autres noms à la liste des experts critiques, dont Paul Neau, membre de l’association Négawatt et inlassable tweeteur. On pourrait citer aussi quelques autres noms de spécialistes qui nourrissent le débat sur les réseaux sociaux, comme Damien Salel.

D’une façon générale, tous ces spécialistes ne cessent de citer dans leurs critiques du Monde sans fin les travaux du GIEC, de l’AIE, de l’Ademe et de RTE (entre autres), selon lesquels aucun scénario de sortie rapide des fossiles n’arrive à boucler l’équation si on ne développe pas massivement l’éolien et le solaire, et ce quelles que soient les options prises sur le nucléaire, la sobriété et l’efficacité.

Bref, tout ça commence à faire du monde pour trouver que si Jean-Marc Jancovici dit des choses très justes, il (a) dit aussi des choses très contestables, en tout cas dans sa bande dessinée et d’autres prises de parole à l’attention du grand public.

Citons sa présence à l’écran comme onction scientifique dans un film de propagande anti-éolienne sorti en 2021, salué par Le Figaro comme « le film choc qui déconstruit l’imposture ». Imposture ? « La désinformation sur l’éolien est massive », rétorque Cédric Philibert.

La montée des critiques à l’encontre de la bande dessinée a été telle que des médias ont souhaité organiser un débat contradictoire. Entre les réticences des uns et les susceptibilités des autres, la tâche n’est pas aisée. La rédaction d’Alternatives Economiques s’y est essayée début 2023, en proposant à Jean-Marc Jancovici un échange avec Stéphane His.

Le premier ayant refusé de discuter avec le second, la proposition s’est portée sur un débat avec Yves Marignac, expert nucléaire et membre de l’association négaWatt. Deuxième refus, car le magazine Kaizen a eu la même idée et avait déjà programmé au 1er mars 2023 un débat filmé entre les deux experts. Un entretien a pu être organisé finalement le 20 juin 2023 à Paris par l’association des lecteurs d’« Alternatives Economiques », une sorte de grand oral.

Mais si l’expert s’est volontiers prêté au jeu, ce fut un ratage, faute de discutants assez outillés pour apporter du contradictoire sur bien des affirmations discutables de l’orateur, qu’il s’agisse de la construction des scénarios de décarbonation, de déplétion des ressources pétrolières ou de risque nucléaire.

Bref, loin d’aller au cœur des sujets qui grattent, ce fut un micro tendu de plus à Jean-Marc Jancovici. Autrement plus intéressant fut le long débat filmé organisé et animé par Kaizen trois mois plus tôt, puisque cette fois, il y avait du répondant.

Cet échange a contribué à clarifier deux points de la « controverse Jancovici ». Le premier est que Jancovici n’est pas un ami de la dictature (qui seule pourrait soi-disant imposer une nécessaire sobriété).

Même s’il trouve que le débat public, c’est long et compliqué et que le modèle chinois, c’est efficace, l’auteur du Monde sans fin se place explicitement dans le paradigme démocratique, contrairement à des attaques qui lui sont régulièrement faites, par exemple sur un blog hébergé par le journal Médiapart.

Il se place clairement aussi dans le paradigme social : il n’y a pas de raison qu’un pauvre ne puisse pas émettre autant qu’un riche et inversement. La soirée publique avec les lecteurs d’Alternatives Economiques a également permis à Jancovici de répondre à ce faux-procès en autoritarisme vert.

Le second point, qu’il faut surtout relever, est que Jean-Marc Jancovici n’a jamais réfuté au cours de son échange avec Yves Marignac la crédibilité d’un scénario énergétique sans nucléaire.

Il le juge bien plus risqué que le scénario inverse qui consiste à accélérer le déploiement de réacteurs (scénario dont il ne soutient pas qu’il soit sans risques), voilà tout. Tandis qu’un Yves Marignac pense exactement le contraire.

Les deux sont d’accord sur les deux premiers piliers du scénario négaWatt : sobriété et efficacité. Et Jancovici est également d’accord sur la nécessité de faire une place à l’éolien et au photovoltaïque.

C’est du reste écrit noir sur blanc dans le Plan de transformation de l’économie française (PTEF), la feuille de route de décarbonation imaginée par le Shift Project, l’association de Jean-Marc Jancovici.

Sur le déploiement des renouvelables électriques, ce document, publié le 7 février 2022, est en réalité très ambivalent. Dans sa vision du mix électrique en 2050, le nucléaire représente 54% de la production sur la base du scénario « N03 » publié par RTE dans son document Futurs énergétiques 2050, ce qui correspond, comme le reconnaît le PTEF, « au maximum que la filière française espère pouvoir produire » dans trente ans.

Par ailleurs, dans la vision du PTEF, la production éolienne et photovoltaïque reste en 2050 à son niveau actuel – c’est l’hypothèse du moratoire – et ne représente que 7% du mix (l’hydraulique et la biomasse comptant pour 12%).

Du coup, admet le document, il reste 27% de la production électrique nécessaire en 2050 pour laquelle il faut trouver des moyens de production décarbonés, sachant qu’il n’est pas possible d’en faire plus du côté des barrages (1) et des centrales à bois.

Conclusion du Shift : ces 27% seront apportés par du nucléaire, à la condition qu’il puisse fournir plus d’électricité que le maximum dont la filière dit être en mesure de produire. Et sinon… par des éoliennes et des panneaux solaires.

Pour le dire autrement, Jean-Marc Jancovici n’a pas l’air de croire vraiment lui-même que l’on puisse faire l’économie d’une accélération sur l’éolien et le photovoltaïque à court terme. Et il a même dit le contraire en novembre 2022 lors d’une audition devant une commission parlementaire.

En attendant que les nouvelles capacités nucléaires qu’il appelle de ses vœux soient opérationnelles, il faut déployer des installations solaires et éoliennes, mais qui ne seront pas renouvelées en fin de vie. Ce sont des « énergies de transition ».

Le tunnel des longues prises de parole dans le débat sur Kaizen n’a toutefois pas permis d’entrer dans la discussion fine des sujets de controverse. Pas plus que le grand entretien organisé par l’association des lecteurs d’Alternatives Economiques. Une question, notamment, aurait mérité d’être discutée et mérite toujours discussion.

Par hypothèse, donnons raison à Jean-Marc Jancovici et admettons un instant avec lui, au regard de l’ensemble des risques (économiques, industriels, accidentels…), qu’un scénario de relance du nucléaire soit moins risqué pour réussir la transition vers le zéro fossile qu’un scénario de sortie.

Entre un scénario de relance plus limitée du nucléaire et un scénario maximaliste, l’écart en termes économiques est faible, surtout compte tenu de toutes les incertitudes sur les coûts de financement Se pose alors cette question : quel est le scénario nucléaire le moins risqué, sur un plan économique, industriel et accidentel ?

Est-ce celui qui vise à maximiser la place du nucléaire, qui est la position de Jean-Marc Jancovici et des membres du Shift project, celle de l’industrie nucléaire ou encore celle du chef de l’Etat ? Ou est-ce celui qui limite le plus le risque d’accident et le risque d’un nouvel échec industriel de l’EPR ?

L’étude « Futurs énergétiques 2050 » de RTE est à ce sujet assez éclairante. Elle montre qu’entre un scénario de relance plus limitée du nucléaire (N1) et un scénario maximaliste (N03, correspondant à l’ambition du gouvernement), l’écart en termes économiques est faible, surtout compte tenu de toutes les incertitudes sur les coûts de financement.

Le scénario N1 imagine en effet que 8 nouveaux EPR seront en service en 2050 et qu’aucun réacteur ancien n’est exploité au-delà de 60 ans, les fermetures se faisant entre 50 et 60 ans.

Le scénario N03 pose que 14 EPR seront en service à cet horizon (et quelques petits réacteurs nucléaires modulaires, ou SMR), tandis que l’exploitation du parc ancien est poussée à son maximum, avec des réacteurs pouvant être opérés au-delà de 60 ans
.
Dans le scénario de référence de RTE, où le nucléaire se financerait au même taux que les renouvelables, l’écart du coût complet du système électrique à cet horizon (la facture d’électricité de l’ensemble des Français) est très modéré – 59 milliards d’euros par an pour N03 et 66 milliards pour N1 –, surtout si on le rapporte à l’ensemble de la population.

Mais si le coût de financement du nucléaire est supérieur à celui des renouvelables, ce qui est loin d’être une hypothèse d’école, alors l’écart peut devenir quasiment nul. Dans ces conditions, est-il vraiment raisonnable de plaider pour le scénario le plus nucléarisé de tous les scénarios de relance de l’atome ?

Cette question n’est pas seulement à poser à Jean-Marc Jancovici. Elle est surtout à adresser aux députés qui vont devoir voter une loi de programmation sur l’énergie et le climat.

S’ils sont très majoritairement favorables à une relance du nucléaire, les variantes à l’intérieur de ce choix sont des sujets tout sauf triviaux. Le débat sur Le Monde sans fin ne touche pas à sa fin.

Bruno Bourgeon, président d’AID http://www.aid97400.re

D’après Alternatives Economiques du 12 juillet 2023

(1) Cette assertion n’est nullement démontrée. La capacité technique du territoire français était estimée dans les années 1970 à 130TWh d’hydroélectricité contre 79TWh produits le meilleure année et 65TWh en année moyenne. Même en comptant 20% de baisse de pluviométrie à cause du changement climatique il y a de quoi produire au moins 50% de plus d’hydroélectricité « classique ».

De surcroît l’hydroélectricité peut aussi sortir de l’ère de la cueillette où on se contente de turbiner l’eau qui vient comme elle vient. Il reste des tas de sites de barrages de grande capacité pour lutter contre les inondations et sécheresses en compensant l’irrégularité des précipitations.

Avec ces barrages, on peut transformer toutes les centrales hydroélectriques classiques en centrales réversibles, ce qui permet (étude US publiée il y a plusieurs années sur AID) de suréquiper en photovoltaïque : il faut savoir que la production d’un panneau photovoltaïque au sol peut varier de 1 à 6 ou 10 selon l’heure et la saison et que le maximum intervoient généralement entre 10h et 14h solaires.

Disposer d’une grosse puissance de pompage/turbinage permet de transférer de l’énergie vers les heures de pointe du soir et du matin et vers les heures de nuit. Si on transforme 20 GW d’hydraulique existant en 30GW de réversible et qu’on y ajoute 15 GW de pompage en STEP, on peut absorber 45 GWc de « pointe photovoltaïque méridienne » s’ajoutant à 15GWc de panneaux débitant directement sur le réseau soit au total 60GWc de panneaux soit 70TWh de photovoltaïque entièrement absorbable par le réseau (mais surtout dégageant de 6GWc à 10GWc en hiver), ce qui serait très difficile sans la complémentarité solaire/hydraulique avec une surproduction méridienne estivale.

Mais le développement maximal de l’hydraulique sera encore plus utile en étant le complément à la totalité des énergies renouvelables foisonnées, incluant les éoliens à terre et en mer et les autres énergies de la mer (la France a un potentiel en hydroliennes sur bassins de marées de 50GW soit 160TWh). JMT

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