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D’après Alternatives Economiques du 27 Mars 2024

La transition écologique n’aura pas lieu

Par Bruno BOURGEON

vendredi 12 avril 2024, par JMT

La transition écologique n’aura pas lieu

Transition Fressoz (PHOTO : © Anne-Gaëlle Amiot)

Rarement, ces dernières années, un livre aura autant fait réagir les penseurs de l’écologie en France. Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie (Seuil), publié en janvier 2024 par Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences, des techniques et de l’environnement, a provoqué une controverse qui démarre dès la couverture de l’ouvrage : « La transition énergétique n’aura pas lieu ».

Provocation ? Non, assure l’auteur. Pour comprendre cette affirmation-choc, à rebours du discours ambiant, il faut d’abord revenir sur le contenu du livre qui parle surtout du passé.

Dans la première moitié de l’ouvrage, l’universitaire retrace l’histoire de l’énergie en rejetant, comme de nombreux chercheurs avant lui, une représentation « phasiste » dans laquelle un « âge du pétrole » aurait succédé à un « âge du charbon », qui aurait succédé à un « âge du bois ».

Loin de se succéder, ces sources d’énergie se sont en réalité empilées au fil de l’histoire : les énergies renouvelables n’ont pas éliminé le pétrole, qui n’a pas éliminé le charbon, qui n’a pas éliminé le bois.

Une réalité masquée par les représentations en valeurs relatives de la consommation d’énergie : jamais le monde n’a brûlé autant de charbon qu’aujourd’hui, même si sa part relative dans le mix énergétique décline.

Non seulement les nouvelles sources d’énergie se sont additionnées aux anciennes au lieu de les soustraire, mais elles l’ont fait en « symbiose », insiste Jean-Baptiste Fressoz. L’avènement d’une nouvelle source d’énergie mobilise en effet la consommation des autres.

Ainsi, pour étayer les mines de charbon, construire des chemins de fer (pour des trains roulant au charbon), ou bâtir des derricks afin de pomper le pétrole, il faut du bois. Pour transporter ce pétrole, il faut des pipelines dont l’acier est produit grâce au charbon. Ce même acier est utilisé par les machines alimentées au pétrole…

La seconde partie du livre relate une histoire moins connue, celle de la notion de « transition énergétique ». Elle a été inventée par des prospectivistes et véhicule, selon l’auteur, la vision « phasiste » réfutée dans la première partie.

Pour commencer, dans l’entre-deux-guerres, le mouvement technocrate américain imagine un état stationnaire futur dans lequel l’hydroélectricité remplace les fossiles, dont les ressources finies sont vouées à l’épuisement.

Puis, après la Seconde Guerre mondiale, des ingénieurs malthusiens et pronucléaires inventent l’expression « transition énergétique » pour promouvoir l’atome. « Croire que l’innovation puisse décarboner en trente ou quarante ans la sidérurgie, les cimenteries (...) est un pari technologique et climatique très risqué »,dit Jean-Baptiste Fressoz.

Enfin, la crise pétrolière, puis la question climatique font entrer la « transition énergétique » dans les discours officiels occidentaux. Elle « se banalise et devient une nappe discursive englobant tous les futurs possibles », note Jean-Baptiste Fressoz.

Le terme est aussi bien utilisé par les promoteurs de l’atome ou des énergies renouvelables que par le lobby du charbon et des hydrocarbures, au nom de la souveraineté énergétique.

L’idée qu’une sortie des fossiles soit réalisable de façon indolore en un demi-siècle a été facilitée par des travaux d’économistes qui ont grandement surestimé le progrès technique.

De même, les rapports du Giec présentent « des scénarios de baisse des émissions irréalistes, avec des pentes tombant à pic » et qui mobilisent des technologies de capture et stockage du CO2 pour l’heure inopérantes.

Dès la troisième page, Jean-Baptiste Fressoz écrit que « l’argument de ce livre n’est évidemment pas de dire que la transition est impossible car elle n’a pas eu lieu par le passé ».

Il s’agit plutôt « d’identifier les facteurs qui conduisent à l’accumulation énergétique, des processus de symbioses qui sont toujours avec nous et qui ne sont pas près de disparaître ».

L’historien pense déraisonnable une sortie des fossiles d’ici à 2050, vu la lenteur de l’évolution actuelle : « Le but de ce livre [n’est] pas de critiquer la transition si l’on entend par ce terme le développement des énergies renouvelables, mais cette condition nécessaire est loin d’être suffisante ».

Et d’expliquer : « Croire que l’innovation puisse décarboner en trente ou quarante ans la sidérurgie, les cimenteries, l’industrie du plastique, la production d’engrais et leur usage, alors que les tendances récentes ont été inverses, est un pari technologique et climatique très risqué ».

Jean-Baptiste Fressoz conclut en assumant n’offrir « aucune martingale, aucun programme de transition réelle, aucune utopie verte et émancipatrice ». Son ouvrage « montre en revanche le danger de faire reposer nos visions du futur sur de la mauvaise histoire ».

C’est pourquoi il qualifie la transition « d’idéologie du capital au XXIe siècle », faisant miroiter une décarbonation rapide et indolore grâce à la technologie afin de mieux « justifier la procrastination présente ».

La controverse autour du livre de Jean-Baptiste Fressoz ne porte pas sur sa description factuelle, même si certains points ont été contestés. Stéphane His, dans le Nouvel Obs, spécialiste de l’énergie, contredit l’idée qu’une lecture « phasiste » de l’énergie soit devenue dominante dans les années 1970-1980.

« Le vrai problème de ce livre [est qu’il] induit le doute sur la transition énergétique au moment où elle intervient », écrit Stéphane His. Surtout, il estime que le livre « laisse penser que les baisses d’émissions dans les pays riches ne sont qu’un trompe-l’œil, celles-ci ayant été délocalisées ailleurs ».

Il conteste notamment la phrase : « Si l’on prend en compte le charbon incorporé dans les importations, la Grande-Bretagne consommerait 90 millions de tonnes (en 2016) – au lieu de 9 millions officiellement brûlés –, presque autant qu’à la veille de l’assaut de Margaret Thatcher contre les mineurs britanniques ».

Cette estimation, basée sur une étude chinoise, est vraisemblablement surévaluée car elle impliquerait que la totalité des émissions importées britanniques soient liées au charbon. Ce que reconnaît Jean-Baptiste Fressoz, tout en maintenant son argumentaire.

« Ce chiffre est sans doute un peu trop élevé, mais se concentrer dessus pour invalider le propos du livre est injuste, car même si les émissions importées des pays riches baissent, elles sont équivalentes à nos émissions territoriales et restent largement trop importantes pour achever la transition énergétique d’ici 2050 ».

Pour Stéphane His, « le vrai problème de ce livre [est qu’il] induit le doute sur la transition énergétique au moment où elle intervient », notamment dans les pays riches où les émissions de CO2 baissent.

Aux yeux de Jean-Baptiste Fressoz, ces progrès réels ne permettent qu’une transition partielle et il faut être « très confiant » pour espérer plus. Sur un ton moins polémique, Robin Girard, enseignant-chercheur à Mines ParisTech, formule une critique similaire.

Sur son blog, il salue « [le] travail d’historien [de Jean-Baptiste Fressoz, qui] démontre de manière convaincante que depuis trente ans, l’industrie n’a cessé d’annoncer une transition sans qu’elle n’ait jamais réalisé dans les faits ce que nous démarrons aujourd’hui ».

Robin Girard estime que l’ouvrage est trop sceptique sur les bienfaits de certaines technologies. Pour décarboner toute la production d’acier grâce à de l’hydrogène vert, il faudrait l’équivalent de la production électrique des Etats-Unis, écrit par exemple Jean-Baptiste Fressoz.

C’est vrai, répond Robin Girard, en nuançant : « L’acier représente aujourd’hui (…) presque 10% des émissions mondiales et sa production nécessite un quart du charbon consommé dans le monde. (…)

En face, les 4000 Térawattheures d’électricité qu’il faudrait chaque année pour fabriquer de l’acier avec de l’hydrogène représentent moins de 10% de la production d’électricité bas carbone mondiale en 2050 ».

Il faudra certes du recyclage et de la sobriété, mais l’objectif n’est pas inatteignable. Le consultant Cédric Philibert, ex-analyste de l’AIE, ne dit pas autre chose. Dans un article intitulé « La transition que Fressoz ne veut pas voir », il affirme que « les ressources éoliennes et solaires disponibles sont largement au-dessus de nos besoins ».

Pour Jean-Baptiste Fressoz, cet approvisionnement énergétique est une condition nécessaire mais pas suffisante. Il faudra aussi adapter l’outil industriel – majoritairement implanté dans des pays pauvres – en 25 ans, ce qui est extrêmement complexe.

Si le débat entre Jean-Baptiste Fressoz et ses contradicteurs tourne autour des relations entre technologie et sobriété, l’essentiel n’est sans doute pas là. Le point qui les oppose est plutôt celui du discours à tenir.

Devant les progrès de la décarbonation, réels mais insuffisants pour tenir l’objectif climatique de la communauté internationale, faut-il voir le verre à moitié vide ou à moitié plein ?

Ce différend est plus difficile à trancher car tout le monde n’entend pas le mot « transition » de la même manière. Jean-Baptiste Fressoz s’en réfère à la compréhension politiquement dominante : une simple substitution d’une énergie par une autre, sans remise en cause des modes de production et de consommation.

« On pourrait faire le reproche à Fressoz d’avoir une acception étroite de la notion, mais au vu de son dossier historique, il semble que ce soit bel et bien de cette manière que le discours sur la transition en général se soit construit : comme un outil de désinhibition(...).

En revanche, (…) cette expression connaît aujourd’hui des acceptions très différentes. On parle couramment de transition pour désigner des mécanismes de réorganisation sociale fondés sur l’efficacité, la sobriété, et bien sûr le passage aux renouvelables », dixit le philosophe Pierre Charbonnier.

Même argument chez l’économiste Christian de Pertuis, qui juge « discutable » cette définition restrictive de la transition. Stéphane His estime même que « l’idée qu’une simple substitution d’une énergie par une autre fera l’affaire est complètement dépassée depuis les années 1980 ».

C’est pourquoi, selon lui, affirmer désormais que la transition n’aura pas lieu « ne peut qu’alimenter le climato-défaitisme ambiant ». Cette accusation de défaitisme est au centre d’une tribune publiée dans Le Monde, signée par six chercheurs, dont le politiste François Gemenne, et les économistes Anna Creti, Patrick Criqui et Emmanuel Hache.

« Affirmer que la transition est impossible, c’est le meilleur moyen de ne jamais l’engager », assènent-ils, en reprenant l’idée qu’une transition partielle est en cours dans certains pays, grâce à des progrès technologiques, même si la sobriété reste nécessaire.

Jean-Baptiste Fressoz se défend de tout fatalisme et juge qu’une décarbonation réelle est possible, au prix d’une auto-amputation énergétique. Jean-Baptiste Fressoz tiendrait-il un discours démobilisateur, en réduisant la transition énergétique à ce qu’elle a signifié par le passé, ou à ce qu’elle signifie aujourd’hui dans la bouche de certaines entreprises ou de politiques cyniques ?

« Le sujet, c’est assumer la décroissance, dit-il, car elle est indispensable dans certains secteurs. Mais on voit que certains cherchent à éviter le mot pour ne pas être du mauvais côté du manche ».

Faut-il y voir un nouvel avatar du duel entre développement durable et décroissance ? « Attention à ne pas rendre le débat stérile », avertit l’économiste Philippe Quirion, qui met aussi en garde contre tout discours fataliste.

Selon ce chercheur, qui a échangé avec Jean-Baptiste Fressoz lors d’un colloque filmé, « le terme de transition semble adapté parce qu’il porte l’idée d’un chemin douloureux vers une situation meilleure », mais la prudence impose selon lui de dire que « cette transition n’est ni gagnée, ni perdue ».

Pour sortir de cette controverse interminable, peut-être faut-il en repenser les termes, et considérer que deux conceptions de la transition énergétique s’affrontent. Ce que propose Pierre Charbonnier.

« Le jeu économique et politique dans lequel on se trouve n’est pas transition contre décroissance, mais plutôt transition faible contre transition forte (non nécessairement capitaliste) contre décroissance », écrit le philosophe. Le débat en deviendrait plus complexe, et sans doute moins manichéen.

Bruno Bourgeon, président d’AID http://www.aid97400.re

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