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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2024-044

Lavender, l’IA qui cible les Palestiniens (3ème partie)

Par Yuval Abraham, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

mardi 30 avril 2024, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Lavender, l’IA qui cible les Palestiniens 3ème partie

Le 03 avril 2024 par Yuval Abraham

Yuval Abraham est journaliste et cinéaste, il vit à Jérusalem.

Des Palestiniens creusant, à mains nues, trouvent un cadavre dans les décombres après une frappe aérienne israélienne qui a tué des dizaines de Palestiniens au milieu du camp de réfugiés d’Al-Maghazi, au centre de la bande de Gaza, le 5 novembre 2023. (Mohammed Zaanoun/Activestills)

’Des familles entières ont été tuées’

Des sources de renseignements ont déclaré à +972 et à Local Call qu’ils ont participé à des frappes encore plus meurtrières. Afin d’assassiner Ayman Nofal, le commandant de la Brigade centrale de Gaza du Hamas, une source a déclaré que l’armée avait autorisé le meurtre d’environ 300 civils, détruisant plusieurs immeubles lors de frappes aériennes sur le camp de réfugiés d’Al-Bureij le 17 octobre, sur la base d’un repérage imprécis de Nofal.

Des images satellite et des vidéos de la scène montrent la destruction de plusieurs grands immeubles d’habitation à plusieurs étages. « Entre 16 et 18 maisons ont été détruites lors de l’attaque, a déclaré Amro Al-Khatib, un résident du camp, à +972 et à Local Call. On ne pouvait plus distinguer les appartements les uns des autres - ils se sont tous mélangés dans les décombres, et nous avons trouvé des parties de corps humains partout ».

Au lendemain de la catastrophe, Al-Khatib se souvient qu’une cinquantaine de cadavres ont été retirés des décombres et qu’environ 200 personnes ont été blessées, dont un grand nombre grièvement.

Mais ce n’était là que le premier jour. Les habitants du camp ont, pendant cinq jours, continué de sortir les morts et les blessés, a-t-il déclaré. Nael Al-Bahisi, ambulancier, a été l’un des premiers à arriver sur les lieux. Il a dénombré entre 50 et 70 victimes ce premier jour.

« À un moment donné, nous avons compris que la cible de la frappe était le commandant du Hamas Ayman Nofal, a-t-il déclaré à +972 et à Local Call. Ils l’ont tué, ainsi que de nombreuses personnes qui ne savaient pas qu’il était là. Des familles entières avec des enfants ont été tuées ».

Une autre source de renseignements a déclaré à +972 et à Local Call que l’armée avait détruit une tour d’habitation à Rafah à la mi-décembre, tuant « des dizaines de civils », afin d’essayer de tuer Mohammed Shabaneh, le commandant de la brigade du Hamas à Rafah (on ne sait pas s’il a été tué ou non dans l’attaque). Selon la source, les hauts commandants se cachent souvent dans des tunnels qui passent sous des bâtiments civils, et le choix de les assassiner par une frappe aérienne entraîne donc nécessairement la mort de civils.

« La plupart des blessés étaient des enfants », a déclaré Wael Al-Sir, 55 ans, qui a assisté à la frappe de grande envergure que certains habitants de Gaza considèrent comme une tentative d’assassinat. Il a déclaré à +972 et à Local Call que le bombardement du 20 décembre avait détruit « tout un quartier résidentiel » et tué au moins 10 enfants.

« La politique concernant les victimes des opérations [de bombardement] était totalement permissive - tellement permissive qu’à mon avis, elle avait un caractère de vengeance » affirme D., une source des services de renseignement.

L’élément central était l’assassinat de hauts responsables [du Hamas et du PIJ] pour lesquels ils étaient prêts à tuer des centaines de civils. Nous avons fait un calcul : combien pour un commandant de brigade, combien pour un commandant de bataillon, etc.

« Il y avait des règles, mais elles étaient très souples, a déclaré E., une autre source de renseignements. Nous avons tué des gens entraînant ainsi des dommages collatéraux à deux chiffres, voire à trois chiffres. Ce sont des choses qui ne s’étaient jamais produites auparavant ».

Des Palestiniens inspectent leurs maisons et tentent de sauver leurs proches sous les décombres après une frappe aérienne israélienne dans la ville de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 22 octobre 2023. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

Un taux aussi élevé de « dommages collatéraux » est exceptionnel non seulement si on compare à ce que l’armée israélienne jugeait acceptable auparavant, mais aussi par rapport aux guerres menées par les États-Unis en Irak, en Syrie et en Afghanistan.

Le général Peter Gersten, commandant adjoint des opérations et du renseignement dans le cadre de l’opération de lutte contre l’EI en Irak et en Syrie, a déclaré à un magazine de défense américain en 2021 qu’une attaque qui impliquait des dommages collatéraux à hauteur de 15 civils s’écartait de la procédure.

Pour mener à bien une telle opération, il lui fallait obtenir une autorisation spéciale du chef du commandement central américain, le général Lloyd Austin, qui est aujourd’hui Secrétaire à la défense.

« Dans le cas d’Oussama Ben Laden, le NCV (Non-Combatant Casualty Value, Nombre de victimes non combattantes ) était de 30, mais dans le cas d’un commandant de rang inférieur, le NCV était généralement de zéro, a déclaré Gersten. "Nous sommes restés à zéro pendant très longtemps. »

’On nous a dit : « Faites tout votre possible, bombardez »’

Toutes les sources interrogées dans le cadre de cette enquête ont déclaré que les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre et l’enlèvement des otages avaient fortement influencé la politique de l’armée en matière de tirs et de degrés de dommages collatéraux.

« Au début, les esprits étaient au chagrin et à la vengeance », a déclaré B., qui a été enrôlé dans l’armée immédiatement après le 7 octobre et a servi dans une salle d’opérations. « Les règles étaient très souples. On a détruit quatre immeubles quand on a appris que la cible se trouvait dans l’un d’entre eux. C’était de la folie ».

« Il y avait une incohérence : d’un côté, les gens ici étaient furieux que nous n’attaquions pas suffisamment, a poursuivi B. De l’autre, à la fin de la journée, on se rendait compte qu’un millier d’habitants de Gaza étaient morts, pour la plupart des civils ».

« Il y avait une réelle hystérie dans les rangs des professionnels, raconte D., qui a lui aussi été recruté immédiatement après le 7 octobre. Ils ne savaient pas du tout comment réagir. Leur seule réaction était de commencer à bombarder comme des forcenés pour essayer de démanteler les capacités du Hamas ».

Le ministre de la Défense Yoav Gallant s’entretient avec des soldats israéliens dans une zone de déploiement non loin de la frontière de Gaza, le 19 octobre 2023. (Chaim Goldberg/Flash90)

D. a souligné qu’on ne leur avait pas expressément indiqué que l’objectif de l’armée était la « vengeance », mais a précisé que « dès que toute cible liée au Hamas devient légitime, et que quasiment tous les dommages collatéraux sont approuvés, on sait parfaitement que des milliers de personnes vont être tuées. Même si officiellement chaque cible est liée au Hamas, lorsque la politique est si permissive, elle perd tout son sens ».

A. a également utilisé le mot « revanche » pour décrire le climat au sein de l’armée après le 7 octobre. « Personne n’a pensé à l’après, une fois la guerre terminée, ou à comment il serait possible de vivre à Gaza et à ce qu’on en ferait, a déclaré A.. On nous a dit : maintenant, il faut foutre en l’air le Hamas, quel qu’en soit le prix. Tout ce qui est possible, vous le bombardez ».

B., la principale source de renseignements, a déclaré qu’avec le recul, il pensait que cette politique « disproportionnée » consistant à tuer des Palestiniens à Gaza mettait également en danger les Israéliens, et que c’était l’une des raisons pour lesquelles il avait décidé d’accepter l’interview.

« À court terme, nous sommes plus en sécurité, car nous avons atteint le Hamas. Mais à long terme, je pense que nous sommes moins en sécurité. Je pense que toutes les familles endeuillées de Gaza - c’est-à-dire presque tout le monde - inciteront les gens à rejoindre le Hamas dans dix ans. Et il sera beaucoup plus facile pour le Hamas de les recruter ».

Dans une déclaration à +972 et à Local Call, l’armée israélienne a nié une grande partie de ce que les sources nous ont dit, affirmant que « chaque cible est vérifiée individuellement, tandis qu’une évaluation individuelle est faite de l’avantage militaire et des dommages collatéraux attendus de l’attaque ... Tsahal ne mène pas d’attaques lorsque les dommages collatéraux attendus de l’attaque sont excessifs par rapport à l’avantage militaire ».

ÉTAPE 5 : CALCUL DES DOMMAGES COLLATÉRAUX

’Le modèle n’a aucun lien avec la réalité’

Selon les sources de renseignement, pour calculer le nombre de civils susceptibles d’être tués dans chaque maison située à côté d’une cible - une procédure examinée dans une enquête précédente de +972 et Local Call - l’armée israélienne s’est servie d’outils automatiques et imprécis.

Lors des guerres précédentes, les services de renseignement passaient beaucoup de temps à vérifier le nombre de personnes présentes dans une maison destinée à être bombardée, le nombre de civils susceptibles d’être tués étant répertorié dans un « fichier de cibles ». Après le 7 octobre, cependant, cette vérification approfondie a été largement abandonnée au profit de l’automatisation.

Après avoir fui leurs maisons dans la ville de Gaza, des Palestiniens sur une route principale se dirigent vers la partie sud de Gaza, le 10 novembre 2023. (Atia Mohammed/Flash90)

En octobre, le New York Times a révélé l’existence d’un système exploité à partir d’une base spéciale dans le sud d’Israël, lequel recueille des informations à partir de téléphones portables dans la bande de Gaza et fournit à l’armée une estimation en temps réel du nombre de Palestiniens qui ont fui le nord de la bande de Gaza pour se diriger vers le sud.

Le général de brigade Udi Ben Muha a déclaré au Times : « Ce n’est pas un système parfait à 100 %, mais il vous donne les informations dont vous avez besoin pour prendre une décision ».

Le système fonctionne par couleurs : le rouge indique les zones où il y a beaucoup de monde, tandis que le vert et le jaune indiquent les zones qui ont été relativement débarrassées de leurs habitants.

Les sources qui ont parlé à +972 et à Local Call ont décrit un système similaire de calcul des dommages collatéraux, utilisé pour décider de bombarder ou non un bâtiment à Gaza.

Elles ont indiqué que le logiciel calculait le nombre de civils résidant dans chaque maison avant la guerre - en évaluant la taille du bâtiment et en examinant sa liste de résidents - et réduisait ensuite ces chiffres en fonction de la proportion de résidents censés avoir évacué le quartier.

Par exemple, si l’armée estimait que la moitié des habitants d’un quartier avaient quitté les lieux, le programme comptabilisait une maison comptant habituellement 10 habitants comme une maison habitée par cinq personnes.

Pour gagner du temps, l’armée ne surveillait pas les maisons pour vérifier combien de personnes y vivaient réellement, ce qu’elle faisait lors d’opérations précédentes, afin de savoir si l’estimation du programme était effectivement exacte.

« Ce modèle n’avait aucun lien avec la réalité, affirme une source. Il n’y avait rien à voir entre les personnes qui se trouvaient dans la maison aujourd’hui, pendant la guerre, et celles qui avaient été recensées comme vivant là avant la guerre. [Il nous est arrivé de] bombarder une maison sans savoir que plusieurs familles s’y cachaient ensemble.

Selon la source, bien que l’armée ait su que de telles erreurs pouvaient se produire, ce modèle imprécis a tout de même été adopté, car il était plus rapide. Ainsi, selon la source, « le calcul des dommages collatéraux était complètement automatique et statistique », fournissant même des chiffres qui n’étaient pas des nombres entiers.

Des Palestiniens récupèrent les corps de membres de leur famille qui ont été tués lors de frappes aériennes israéliennes, à l’hôpital Al-Najjar, dans le sud de la bande de Gaza, le 6 novembre 2023 (Abed Rahim Khatib/Flash90)

ÉTAPE 6 : BOMBARDEMENT D’UNE MAISON FAMILIALE

’On a tué toute une famille sans aucune raison’

Les sources qui ont parlé à +972 et à Local Call ont expliqué qu’il y avait parfois un décalage important entre le moment où des systèmes de localisation comme Where’s Daddy ? alertaient un officier qu’une cible était entrée dans sa maison, et le bombardement lui-même - ce qui a conduit au meurtre de familles entières sans même que la cible décidée par l’armée ne soit atteinte.

« Il m’est arrivé plusieurs fois d’attaquer une maison, mais la personne n’était même pas chez elle, a déclaré une source .Résultat, on a tué toute une famille sans aucune raison »

Trois sources de renseignements ont déclaré à +972 et à Local Call avoir été témoins d’un incident au cours duquel l’armée israélienne a bombardé le domicile privé d’une famille, et il s’est avéré par la suite que la cible visée par l’assassinat ne se trouvait même pas à l’intérieur de la maison, aucune autre vérification n’ayant été effectuée en temps réel.

« Parfois, [la cible] rentrait chez elle plus tôt, puis le soir, allait dormir ailleurs, par exemple dans un souterrain, et ça, on ne le savait pas, a déclaré l’une des sources. Quelques fois on vérifie deux fois l’emplacement, et d’autres fois, on se dit simplement : ’ OK, il était dans la maison au cours des dernières heures, alors on peut tout simplement bombarder ».

Une autre source a décrit un incident similaire qui l’a affecté et l’a incité à accepter d’être interrogé dans le cadre de cette enquête. « On a compris que la cible était chez elle à 20 heures. Finalement, l’armée de l’air a bombardé la maison à 3 heures du matin. On a découvert ensuite que durant ce laps de temps, il avait réussi à aller dans un autre bâtiment avec sa famille. Il y avait deux autres familles avec des enfants dans le bâtiment que nous avons bombardé ».

Lors des précédentes guerres à Gaza, après l’assassinat de cibles humaines, les services de renseignement israéliens effectuaient des procédures d’évaluation des dommages causés par les bombes (BDA) - une vérification de routine après la frappe pour voir si le commandant en chef avait été tué et combien de civils avaient été tués en même temps que lui.

Comme l’a révélé une précédente enquête de +972 et de Local Call, cela nécessitait l’écoute des appels téléphoniques des parents qui avaient perdu leurs proches.

Dans la guerre actuelle, cependant, au moins en ce qui concerne les militants subalternes ciblés à l’aide de l’IA, les sources affirment que cette procédure a été supprimée afin de gagner du temps.

Les sources ont déclaré qu’elles ne savaient pas combien de civils avaient été effectivement tués dans chaque frappe, et qu’en ce qui concernent les militants présumés de bas rang du Hamas et du PIJ ciblés par l’IA, elles ne savaient même pas si la cible elle-même avait été tuée.

« On ne sait pas exactement combien de gens on a tué et qui sont ces gens », a déclaré une source des services de renseignement à Local Call dans le cadre d’une précédente enquête publiée en janvier.

« Ce n’est que dans le cas de hauts responsables du Hamas que la procédure BDA est respectée. Dans les autres cas, on s’en fiche. On reçoit un rapport de l’armée de l’air indiquant si le bâtiment a été détruit, et c’est tout. On n’a absolument aucune idée de l’ampleur des dommages collatéraux ; on passe immédiatement à la cible suivante. L’accent était mis sur la création d’autant de cibles que possible, aussi rapidement que possible ».

Mais alors que l’armée israélienne peut tourner la page après chaque frappe sans s’attarder sur le nombre de victimes, Amjad Al-Sheikh, le résident de Shuja’iya qui a perdu 11 membres de sa famille dans le bombardement du 2 décembre, a déclaré que lui et ses voisins sont toujours à la recherche de cadavres.

« Encore aujourd’hui, il y a des corps sous les décombres, a-t-il déclaré. Quatorze immeubles résidentiels ont été bombardés, leurs habitants étant à l’intérieur. Certains de mes proches et de mes voisins sont toujours enfouis ».

Yuval Abraham

AUTRES LIENS

* https://www.humanite.fr/monde/armee-israelienne/lavender-lintelligence-artificielle-qui-dirige-les-bombardements-israeliens-a-gaza

* https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2062480/israel-intelligence-artificielle-ia-cibles-gaza-lavender

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