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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2024-045

Les Etats Unis cherchent à saborder les Nations unies

Par Branko Marcetic, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

jeudi 2 mai 2024, par JMT

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Les Etats Unis cherchent à saborder les Nations unies

Le 29 Mars par Branko Marcetic

Branko Marcetic est un des rédacteurs de Jacobin, il est aussi l’auteur de Yesterday’s Man : The Case Against Joe Biden [L’homme du passé, le dossier contre Joe Biden, NdT]. Il vit à Chicago, dans l’Illinois.

Le président Joe Biden à bord d’Air Force One à la base militaire d’Andrews, dans le Maryland, le 29 mars 2024 (BRENDAN SMIALOWSKI / AFP via Getty Images)

« Résolution non-contraignante » : Joe Biden délégitime l’ONU pour protéger les crimes d’Israël. Selon de nombreux experts en droit international, l’affirmation des États-Unis voulant que la résolution sur le cessez-le-feu adoptée cette semaine soit « non contraignante » est très discutable.

Pire encore, elle pourrait faire partie de la tentative plus globale des États-Unis de délégitimer les Nations Unies.

La guerre menée par Israël contre Gaza est déjà une guerre vraiment sans précédent contre les Nations unies, comptant plus de 160 travailleurs de l’ONU tués,le plus grand nombre de morts parmi le personnel de l’ONU dans l’histoire, et plus de 150 installations de l’ONU attaquées et parfois détruites, y compris des écoles et des abris.

Mais elle semble maintenant se transformer en un autre type de guerre contre les Nations unies : contre la légitimité de l’institution et le droit international en général.

Cette semaine en a été un exemple frappant : lors d’un vote lundi, les quinze membres du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) ont adopté à la quasi-unanimité une résolution « exigeant » un cessez-le-feu immédiat à Gaza jusqu’à la fin du Ramadan, seuls les États-Unis se sont abstenus.

Plusieurs responsables de l’administration Biden ont immédiatement rejeté la résolution en la qualifiant de « non contraignante ». Pourtant, la plupart des experts en droit international avec lesquels Jacobin s’est entretenu affirment que cette affirmation est inexacte.

Le débat sur le caractère contraignant ou non de la résolution est plus qu’une querelle juridique ésotérique. L’autorité de l’ONU et le droit international qui la sous-tend sont le pilier de l’ordre mondial mis en place après la Seconde Guerre mondiale ; un ordre largement conçu et défendu pendant des décennies par les États-Unis et destiné à imposer l’ordre dans un monde anarchique qui avait été englouti par la guerre et l’accaparement colonial des terres pendant des siècles.

Le fait que les États-Unis soient aujourd’hui accusés d’avoir défié une résolution de l’ONU potentiellement juridiquement contraignante parce qu’elle ne convient pas à un allié représente une contestation majeure de cette autorité ; et pourrait même contribuer à l’effritement de ce système.

Comme l’a dit le journaliste Matt Lee à un porte-parole du département d’État qui minimisait l’importance de la résolution : « À quoi diable servent les Nations unies ou le Conseil de sécurité des Nations unies ? »

Contraignante ou pas ?

La plupart des experts en droit international avec lesquels Jacobin s’est entretenu s’accordent à dire que les affirmations des États-Unis qui voudrait que la résolution n’est pas contraignante (et que, par conséquent, Israël peut librement continuer à faire la guerre à Gaza et à bloquer l’aide humanitaire dans ce territoire frappé par la famine) sont très contestables.

« Jusqu’à maintenant, il ne semble pas que les États-Unis disposent d’un argument juridique cohérent pour justifier leur position », déclare Adil Haque, professeur de droit et titulaire de la bourse Jon O. Newman à la faculté de droit de l’université Rutgers.

« Une résolution n’a pas besoin de recourir à une quelconque « formule magique » pour instaurer des obligations. Toute résolution qui utilise des « termes impératifs » crée des obligations, et cela inclut le terme « exigences » qui figure dans la résolution de Gaza. »

« L’article 25 de la Charte des Nations unies stipule que les pays membres de l’ONU sont tenus de se conformer aux « décisions » du Conseil de sécurité ; et la résolution de lundi utilise une formulation qui indique qu’il s’agit d’une décision du Conseil », déclare Louis Charbonneau, directeur du plaidoyer auprès des Nations Unies à Human Rights Watch.

Selon Eliav Lieblich, professeur de droit à l’université de Tel Aviv, la position de l’administration Biden « repose sur une ambiguïté de longue date » concernant les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies qui sont juridiquement contraignantes, certains États affirmant que seules celles qui invoquent explicitement le chapitre VII de la Charte des Nations unies (c’est-à-dire le chapitre qui couvre le pouvoir exécutif de l’ONU) peuvent être prises en compte.

« Toutefois, ce point de vue est clairement minoritaire aujourd’hui », ajoute-t-il. C’est en 1971 que la Cour internationale de justice, la plus haute juridiction de l’ONU, a jugé que les résolutions étaient contraignantes en raison de leur caractère "décisionnel", dans une affaire concernant l’occupation de la Namibie par l’Afrique du Sud et son instauration de l’apartheid dans ce pays.

Cet arrêt a établi, selon Lieblich, que lorsque le chapitre VII n’est pas invoqué, c’est le langage utilisé dans une résolution qui est le facteur décisif. « Étant donné que la résolution de cette semaine « exige » une action, il serait difficile de dire qu’elle n’est pas contraignante », déclare Lieblich.

De même, Heidi Matthews, professeur associé à la faculté de droit Osgoode Hall de l’université de York, affirme que si la résolution de lundi n’indique pas explicitement qu’elle a été adoptée en vertu du chapitre VII ou qu’elle n’utilise pas le verbe « exige », comme le font souvent les résolutions, d’autres éléments indiquent qu’elle est contraignante.

Les résolutions sont automatiquement considérées comme des mesures relevant du chapitre VII si le Conseil de sécurité des Nations unies détermine qu’il existe une « menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte d’agression » et qu’il s’agit de mesures pour rétablir la paix.

« Les demandes de cessez-le-feu émanant du Conseil de sécurité impliquent qu’il y a une menace pour la paix et sont généralement considérées comme des mesures transitoires adoptées en vertu de l’article 40 de la Charte des Nations unies (qui fait partie du chapitre VII) », explique Matthews.

Elle rappelle la résolution adoptée à l’unanimité qui a conduit à la fin de la guerre des six jours de 1967 entre Israël et une coalition d’États arabes. Le texte de cette résolution ne mentionnait pas non plus le chapitre VII, mais indiquait explicitement que le Conseil de sécurité des Nations unies « exigeait » que les parties impliquées dans la guerre commencent par « déclarer un cessez-le-feu et interrompent toute activité militaire ».

Cette formulation a été suffisante pour pousser l’ambassadeur américain de l’époque, Arthur J. Goldberg à déclarer qu’il était du « devoir » des parties belligérantes de « se conformer pleinement et rapidement » à la résolution et de celui des membres de l’ONU d’utiliser « toute leur influence » pour s’assurer qu’elle soit mise en œuvre ; tout comme pour demander un « mécanisme adéquat » afin de s’assurer qu’elle était mise en œuvre, lorsqu’Israël et la Syrie ont ignoré l’ordre.

Des employés des Nations Unies sont amenés à l’hôpital Nasser après avoir été blessés lors d’attaques israéliennes à Khan Yunis, Gaza, le 20 octobre 2023 (Image composite à partir d’une photo d’Abed Zagout/Anadolu)

D’autres experts s’étaient déjà prononcés sur le débat peu après qu’il a éclaté. Hannah Birkenkötter, professeur de droit à l’Instituto Tecnológico Autónomo de México, a écrit que l’utilisation « sans équivoque et catégorique » du mot « exigences » dans la résolution la qualifie de décision du Conseil de sécurité de l’ONU.

En revanche, la résolution déclarée juridiquement contraignante par la CIJ en 1971 se contente d’« appeler » le gouvernement sud-africain à se retirer de la Namibie. « On ne voit pas clairement sur quelle base il devrait y avoir une différence entre les mots « appelle à » et « exige » ; si tant est que ce dernier ait connotation plus forte », a-t-elle écrit.

En d’autres termes, l’administration Biden bafoue le droit international lui même alors qu’elle a exigé que des États comme la Russie et la Chine le respectent. Et si elle ne ressent pas le besoin de respecter le système même qu’elle a créé et qu’elle défend depuis des décennies, la question se pose de savoir pourquoi un autre État ressentirait le besoin de le faire.

Tout le monde n’est pas d’accord sur le caractère contraignant de la résolution. Robert Kolb, de l’université de Genève, qui a été conseiller juridique auprès du ministère suisse des affaires étrangères et du Comité international de la Croix-Rouge, estime qu’elle « est formulée dans des termes ambigus », ce qui veut dire que « les deux argumentations sont acceptables ».

Chimène Keitner, professeur de droit Martin Luther King Jr à l’université de Californie-Davis et ancienne conseillère au département d’État, estime qu’il est « discutable » que la résolution soit contraignante.

« L’appel à un cessez-le-feu immédiat et à la libération inconditionnelle de tous les otages pose le problème de l’œuf et de la poule, car il est peu probable qu’Israël ou le Hamas agissent unilatéralement en l’absence d’une assurance que l’autre partie se conformera à cet engagement », explique-t-elle.

D’autres sont plus réservés. Stefan Talmon, directeur de l’Institut de droit international public de l’Université de Bonn, a déclaré à Jacobin qu’il y avait « de solides raisons » d’estimer que la résolution était juridiquement contraignante étant donné l’arrêt de la CIJ de 1971, mais il souligne qu’il existe certaines dispositions apparemment contradictoires qui « soulèvent également des doutes », comme son appel à « des efforts diplomatiques continus [...] visant à parvenir à une cessation des hostilités » et à des libérations d’otages.

« Ces dispositions ne seraient pas nécessaires si l’exigence d’un cessez-le-feu immédiat et d’une libération immédiate des otages était juridiquement contraignante », a-t-il ajouté.

Quelle règle pour les règles ?

Presque tous s’accordent à dire que, contraignante ou pas, la décision des États-Unis de rejeter la résolution comme ils l’ont fait, ainsi que de continuer à fournir des armes à Israël malgré l’exigence d’un cessez-le-feu, comporte des risques, tant pour eux-mêmes que pour le droit international qui sous-tend l’ordre mondial d’après-guerre en grande partie conçu par les États-Unis eux-mêmes.

« La position des États-Unis pourrait également compromettre d’autres résolutions importantes qu’ils ont eux-mêmes défendues, notamment la toute récente résolution appelant à un cessez-le-feu au Soudan », explique Haque.

Contrairement à celle de lundi, cette résolution se borne à « appeler » à un cessez-le-feu et demande aux parties belligérantes de laisser passer l’aide humanitaire.

Et pourtant, la déclaration des États-Unis concernant son adoption ne laisse nullement entendre que s’y conformer serait une option, et l’ambassadrice américaine Linda Thomas-Greenfield s’est plainte du fait que les belligérants n’en tenaient pas compte.

Tout cela vient s’ajouter au coût politique auquel les États-Unis auront à faire face en raison de ce qui était censé être une mesure visant à sauver la face.

« Ils ont en effet réussi à réduire les tensions avec les autres membres du Conseil en permettant l’adoption de cette résolution, même si ils avaient menacé d’y opposer leur veto trois jours auparavant », explique à Responsible Statecraft Trita Parsi, vice-présidente exécutive du Quincy Institute.

« Mais au lieu d’être un moment de retrouvailles au nom de l’harmonie, Biden amène une nouvelle source de tension importante et d’isolement notable des États-Unis ». (Voir blog du Quincy Institute, dont je suis un contributeur régulier, pour la citation intégrale).

Un travailleur palestinien à côté de boîtes d’aide tachées de sang, dans un centre de distribution d’aide de l’UNRWA après une frappe israélienne, alors que le conflit entre Israël et le Hamas se poursuit, à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 13 mars 2024 (Reuters)

En réalité, plus ennuyeux que l’opinion d’experts, le problème le plus important pour l’administration Biden est peut-être l’opinion des autres membres du Conseil de sécurité, dont plusieurs ont insisté sur le fait qu’ils considéraient la résolution comme juridiquement contraignante - ou du moins, pour reprendre les termes de l’Allemagne, comme « politiquement contraignante »...

Il s’agit non seulement d’États qui souhaitent embarrasser Washington, comme la Russie et la Chine, mais aussi du porte-parole adjoint de l’ONU ainsi que de pays comme le Mozambique (dont le représentant était auparavant membre (https://press.un.org/en/2022/gal3655.doc.htm) et président de la Commission du droit international de l’ONU), la Sierra Leone, l’Algérie, et même des alliés comme la France.

« Une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies est contraignante en droit international, elle implique à toutes les parties concernées de l’appliquer, et notamment à Israël, à qui il revient d’appliquer cette résolution », a déclaré le ministère français de l’Europe et des affaires étrangères au lendemain du vote.

« Même si elle n’est pas contraignante au sens premier du terme, cette résolution exprime clairement les attentes de la communauté internationale en la matière, de sorte qu’agir à l’encontre de celle-ci se traduira par un isolement accru », explique Lieblich.

Peut-être plus inquiétant encore, le rejet de la résolution par les États-Unis s’inscrit dans une tendance plus large qui a vu l’administration Biden non seulement rester en réserve face aux attaques des responsables israéliens contre les Nations unies, mais même y participer.

Hier, après que la rapporteure spéciale des Nations unies, Francesca Albanese, a publié un rapport arrivant à la conclusion que les actes d’Israël constituaient un génocide, le porte-parole du département d’État, Matthew Miller, a laissé entendre qu’elle était antisémite.

Samedi dernier, le président Joe Biden a promulgué une loi supprimant le financement de l’UNRWA jusqu’en mars 2025 ainsi que celui de plusieurs autres agences des Nations unies.

Ces mesures sont le reflet du comportement des responsables israéliens, qui ont également répondu aux critiques portées par l’ONU tout au long de la guerre par des accusations d’antisémitisme, et qui ont explicitement planifié de fragiliser l’UNRWA et de l’expulser de Gaza.

« Selon Parsi, "les États-Unis ont entrepris une action méthodique pour saper les Nations unies et le droit international afin de les remplacer par un ordre fondé sur des règles plus ambiguës et définies par eux-mêmes".

"Alors que l’administration défend Israël et le gouvernement Netanyahou, elle se rapproche de plus en plus du gouvernement Netanyahou ». Si cette tendance se poursuit, cela pourrait avoir des répercussions allant au-delà de la perte de la stature mondiale des États-Unis.

« En tout cas au niveau de certains éléments de la base démocrate, il sera plus difficile pour l’administration Biden d’affirmer qu’elle est fondamentalement différente de l’administration Trump », estime Parsi.

Branko Marcetic

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