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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2023-088

La Chine agent de Paix

Par Alfred McCoy, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

mardi 15 août 2023, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

La Chine agent de Paix

Le 15 Juin 2023 par Alfred McCoy https://responsiblestatecraft.org/2023/06/15/peace-for-ukraine-courtesy-of-china/

Le président chinois Xi Jinping (Shutterstock/ Salma Bashir Motiwala) ; le président russe Vladimir Poutine (Shutterstock/YashMD) ; le président étatsunien Joe Biden (Shutterstock/photowalking) ; le président ukrainien (Volodymyr Zelensky (Shutterstock/photowalking)

La Chine est-elle la seule voie vers la paix en Ukraine ? Il semble bien que Pékin pourrait avoir les moyens, la motivation et finalement un intérêt propre à mettre un terme à la guerre, c’est du moins ce qu’on commence à entrevoir.

Toutes les guerres ont une fin, en général grâce à la négociation d’un traité de paix. Considérons cela comme un fait historique fondamental, bien que ce soit quelque chose qui semble bien avoir été oublié à Bruxelles, à Moscou, et plus encore plus qu’ailleurs, à Washington.

Lors des mois qui viennent de s’écouler, parmi les partisans du président russe Vladimir Poutine, il y a eu beaucoup de discussions au sujet d’une « guerre éternelle » en Ukraine qui pourrait être amenée à se poursuivre pendant des années, si ce n’est des décennies.

« Pour nous, a récemment déclaré Vladimir Poutine (https://theconversation.com/ukraine-kremlin-warning-of-forever-war-reflects-shifting-russian-rhetoric-about-special-military-operation-199909) à un groupe d’ouvriers, il ne s’agit pas là de questions géopolitiques, mais de la survie de l’État russe, de la création de conditions propices au développement futur de notre pays et de nos enfants ».

Alors qu’il était en visite à Kiev en février dernier, le président étatsunien Joseph Biden a assuré (https://www.whitehouse.gov/briefing-room/speeches-remarks/2023/02/20/remarks-by-president-biden-and-president-zelenskyy-of-ukraine-in-joint-statement/) au président ukrainien Volodymyr Zelensky : « La liberté n’a pas de prix, elle vaut la peine que l’on se batte pour elle, aussi longtemps qu’il le faudra. Et c’est pour cela que nous serons à vos côtés, Monsieur le Président : aussi longtemps qu’il le faudra ».

Quelques semaines plus tard le Conseil européen a affirmé (https://www.consilium.europa.eu/en/meetings/european-council/2023/03/23/) « qu’il condamnait résolument les actions de la Russie et qu’il apportait un soutien indéfectible à l’Ukraine et à son peuple ».

Avec tous les acteurs principaux déjà résolus à entrer dans une guerre sans fin, comment la paix pourrait-elle un jour se concrétiser ? L’ONU étant entravée par le siège de la Russie au conseil de Sécurité, tandis que les puissances du G-7 s’unissent (https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2023/05/19/g7-leaders-statement-on-ukraine/) pour condamner « la guerre d’agression illégale, non justifiée, et non provoquée de la Russie contre l’Ukraine » c’est le président chinois Xi Jinping qui est le mieux à même de mettre en place les conditions d’un accord pour pour en finir avec cette guerre interminable.

En Occident, le rôle que Xi s’est construit en tant qu’agent de la paix en Ukraine a été largement moqué. En février, pour le premier anniversaire de l’invasion russe, l’appel de la Chine (https://edition.cnn.com/2023/02/23/china/china-position-political-settlement-ukraine-intl-hnk/index.html) à des négociations comme « seule solution viable à la crise en Ukraine » a déclenché une réponse acerbe du conseiller américain à la Sécurité nationale Jake Sullivan, qui a déclaré que la guerre « pourrait s’arrêter demain si la Russie cessait ses attaques contre l’Ukraine ».

Lorsque Xi a rendu visite à Moscou en mars dernier, la déclaration publiée par les représentants officiels chinois affirmant qu’il espérait (https://www.nytimes.com/2023/03/19/us/politics/russia-china-putin-xi.html) « jouer un rôle constructif dans des discussions productives » a suscité de vives critiques en occident.

« Je ne pense pas que la Chine puisse servir de point central sur lequel un processus de paix en Ukraine pourrait s’appuyer » a insisté Ryan Hass, un ancien diplomate américain détaché en Chine. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commision européenne, a soulevé le fait que « la Chine a pris parti » dans le conflit en soutenant la Russie et pourrait de ce fait difficilement devenir un artisan de la paix.

Et même lorsque Xi a téléphoné en personne (https://edition.cnn.com/2023/04/27/china/china-ukraine-xi-jinping-zelensky-call-analysis-intl-hnk/index.html) à Zelensky pour lui promettre d’envoyer un émissaire chargé de promouvoir les négociations « en présence de toutes les parties » les critiques ont rejeté cette ouverture comme une tentative de limiter les dégâts dans le cadre des relations commerciales de plus en plus troublées entre la Chine et l’Europe.

La symbolique des conférences de paix

Cependant, prenons un moment pour y penser. Qui d’autre pourrait amener les principales parties à la table des négociations et les obliger à respecter leurs signatures sur un traité de paix ? Poutine a bien sûr déjà violé les accords de l’ONU en envahissant un pays souverain, tout en rompant son entente économique avec l’Europe et jetant à la poubelle les ancien accords passés avec Washington consistant à respecter la souveraineté de l’ Ukraine.

Et pourtant aujourd’hui la Russie dépend du soutien de la Chine, sur le plan économique mais pas que, ce qui fait de Xi le seul leader qui serait capable d’amener Poutine à la table des négociations et de s’assurer qu’il honorerait tout accord qu’il signerait. Cette réalité qui donne à réfléchir devrait soulever de sérieuses questions sur la manière dont une future conférence de la paix initiée par Pékin pourrait se tenir et ce que cela signifierait pour l’ordre du monde actuel.

Depuis plus de 200 ans, les conférences pour la paix ne résolvent pas seulement des conflits mais elles marquent régulièrement l’arrivée sur le devant de la scène d’une nouvelle grande puissance. En 1815, dans le tourbillon des valses des palais de Vienne (https://www.new.ox.ac.uk/node/1714) qui accompagnaient les négociations mettant fin aux guerres napoléoniennes,la Grande-Bretagne s’est imposée comme la plus grande puissance du monde pour un siècle (https://en.wikipedia.org/wiki/Great_power).

De même, la conférence de Berlinde 1885, qui a découpé le continent africain pour en faire un espace colonial, (https://www.oxfordreference.com/display/10.1093/acref/9780195337709.001.0001/acref-9780195337709-e-0467) a marqué l’avènement de l’Allemagne en tant que premier rival sérieux de la Grande-Bretagne.

Les sombres délibérations dans la Galerie des glaces de Versailles (https://history.state.gov/milestones/1914-1920/paris-peace) qui ont officiellement mis fin à la Première Guerre mondiale en 1919 ont ont consacré les premières armes de l’Amérique sur la scène internationale.

De la même façon, la conférence de la paix de 1945 (https://www.britannica.com/event/San-Francisco-Conference) à San Francisco, qui a amené la fondation des Nations Unies (alors que la Deuxième Guerre mondiale était sur le point de se terminer) a entériné le renforcement de l’hégémonie mondiale des États-Unis.

Imaginons l’impact si, tôt ou tard, des émissaires de Kiev et de Moscou se rejoignaient à Pékin, sous l’égide du président Xi, et trouvaient un point d’accord entre les aspirations russes et la survie de l’Ukraine. Une chose serait garantie : après des années de perturbations sur les marchés mondiaux de l’énergie, des engrais et des céréales, marquées par une inflation galopante et une famine croissante, les regards sur les cinq continents se tourneraient bel et bien vers Pékin.

Il faut en effet souligner qu’ avec cette guerre qui a mis à mal les livraisons de céréales et d’engrais par la mer Noire, on a vu la faim dans le monde doubler (https://www.wfp.org/global-hunger-crisis) pour atteindre environ 345 millions de personnes en 2023, alors que la précarité alimentaire afflige désormais 828 millions d’habitants en Asie, Afrique et Amérique latine.

Si de telles négociations s’avéraient un jour porter leurs fruits, une cérémonie de signature télévisée, accueillie par le président Xi et regardée par des millions de personnes partout dans le monde, couronnerait la rapide ascension de la Chine au rang de puissance mondiale, en seulement 20 années.

Laissons tomber l’Ukraine pour une minute et tournons nous vers le développement économique de la Chine sous l’ère communiste, développement qui a été tout à fait extraordinaire. Lors de la proclamation de la République populaire en 1949, la Chine était un poids-plume économique. Sa population immense, 20% du total mondial, produisait (https://www.businessinsider.com/history-of-chinese-economy-1200-2017-2017-1?r=US&IR=T) seulement 4% de la production économique mondiale.

La Chine était si peu développée que son leader Mao Zedong a dû attendre pendant deux semaines (https://www.nytimes.com/1995/12/10/world/stalin-mao-alliance-was-uneasy-newly-released-papers-show.html) dans le froid de l’hiver moscovite avant d’obtenir une audience avec le leader soviétique Joseph Staline, simplement pour pouvoir demander la technologie industrielle nécessaire à la reconstruction d’une économie dévastée par 12 ans de guerre et de révolution.

Dans la décennie qui a suivi son admission au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2002, cependant, la Chine est rapidement devenue l’atelier du monde, avec des réserves de change d’un montant sans précédent de 4 000 milliards de dollars (https://www.nytimes.com/interactive/2017/02/07/business/china-bank-foreign-reserves.html).

Au lieu de simplement nager dans une mer de liquidité comme l’oncle Picsou dans sa piscine d’or (https://disney.fandom.com/wiki/The_Money_Bin), en 2013 le président Xi a annoncé un plan de développement à hauteur de mille milliards de dollars appelé la nouvelle Route de la soie. Son but est de construire une infrastructure gigantesque à travers les contrées eurasiennes et l’Afrique, améliorant ainsi la vie des millions d’oubliés de l’humanité et faisant de Pékin de centre du développement économique de l’Eurasie.

Aujourd’hui la Chine est non-seulement une puissance industrielle qui assure (https://www.worldeconomics.com/Share-of-Global-GDP/China.aspx) 18% du produit intérieur brut mondial, ou PIB (comparé à 12% pour les Etats-Unis), mais aussi le principal créancier de la planète.

Elle fournit des capitaux pour les infrastructures et les projets industriels de 148 pays (https://greenfdc.org/countries-of-the-belt-and-road-initiative-bri/#), tout en offrant un peu d’espoir au quart de l’humanité qui vit toujours avec moins de quatre dollars par jour (https://blogs.worldbank.org/developmenttalk/half-global-population-lives-less-us685-person-day).

Preuve de cette prouesse économique, depuis six mois, les dirigeants mondiaux ne tiennent aucun compte des appels de Washington à former un front uni contre la Chine. Au contraire, un certain nombre d’entre eux, parmi lesquels l’Allemand Olaf Scholz, l’Espagnol Pedro Sánchez et le Brésilien Lula da Silva, se sont rendus à Pékin (https://www.nytimes.com/2023/03/29/world/europe/china-european-union-us.html) pour faire leur cour au président Xi.

En avril, même le président français et allié des Etats-Unis Emmanuel Macron s’est rendu dans la capitale chinoise où il a annoncé (https://www.nytimes.com/2023/04/11/world/europe/macron-china-allies.html) « un partenariat stratégique mondial avec la Chine » et pressé les autres pays de devenir moins dépendant de « l’extraterritorialité du dollar américain »

Ensuite, par un coup diplomatique qui a surpris Washington, la Chine a fait un pas décisif (https://tomdispatch.com/china-and-the-axis-of-the-sanctioned/) vers une résolution de la dangereuse rivalité sectaire entre l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite en accueillant une réunion (https://www.nytimes.com/2023/04/06/world/middleeast/saudi-arabia-iran-meeting.html) de leurs ministres des affaires étrangères à Pékin.

En tant que premier client pétrolier (https://oec.world/en/profile/bilateral-product/crude-petroleum/reporter/sau) de l’Arabie saoudite et plus grand créancier (https://www.nytimes.com/2021/03/27/world/middleeast/china-iran-deal.html) de l’Iran, Pékin a toute l’influence économique nécessaire pour les amener à la table des négociations.

Wang Yi, diplomate chinois de premier plan, a ensuite salué (https://edition.cnn.com/2023/04/06/china/saudi-arabia-iran-china-beijing-diplomatic-relations-intl-hnk/index.html) les relations diplomatiques restaurées comme faisant partie du « rôle constructif de son pays dans la recherche de solutions appropriées pour résoudre les questions brûlantes dans le monde entier ».

La géopolitique comme source de changement

La démonstration soudaine de l’influence diplomatique chinoise est le résultat d’un changement récent dans ce domaine essentiel qu’est la "géopolitique", lequel est à l’origine d’un réalignement fondamental des puissances au niveau mondial. Vers 1900, à l’apogée de l’Empire britannique, un géographe anglais, Sir Halford Mackinder, a initié les études modernes de géopolitique en publiant un article très influent dans lequel il affirmait (https://www.iwp.edu/wp-content/uploads/2019/05/20131016_MackinderTheGeographicalJournal.pdf) que la construction du chemin de fer transsibérien, long de 5 000 milles et reliant Moscou à Vladivostok, marquait le début d’une nouvelle ère, celle de la fusion de l’Europe et de l’Asie. Selon lui, cette entité terrestre unifiée deviendrait bientôt l’épicentre du pouvoir mondial.

En 1997, l’ancien conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, Zbigniew Brezinski, dans son livre The Grand Chess Board (Le grand échiquier https://www.amazon.com/dp/046509435X/ref=nosim/?tag=tomdispatch-20), a actualisé les propos de MacKinder en affirmant « la géopolitique est passée d’une échelle régionale à une échelle mondiale, la prépondérance sur l’ensemble du continent eurasien servant de base centrale à la primauté mondiale ».

Dans des mots particulièrement adaptés à notre monde actuel, il a ajouté : « L’hégémonie des Etats-Unis est directement dépendante de la durée et de l’efficacité de sa prépondérance sur le continent eurasien ».

Plus d’un quart de siècle plus tard, il nous faut imaginer la géopolitique comme un substrat profond qui façonne des événements politiques bien plus superficiels, même si cela n’est uniquement perceptible qu’à certains moments, tout comme les grondements incessants des plaques tectoniques ne se manifestent que lorsque des éruptions volcaniques viennent fissurer la croûte terrestre.

Pendant des siècles, voire des millénaires, l’Europe a été séparée de l’Asie par des déserts et des plaines sans fin. Le centre inhabité de cette large contrée n’était alors traversé que par d’occasionnelles caravanes de chameaux, cheminant le long de l’ancienne route de la soie (http://www.historyshistories.com/silk-road-transportation-overland-route.html).

Aujourd’hui, grâce à des investissement à hauteur de mille milliards de dollars (https://www.cfr.org/backgrounder/chinas-massive-belt-and-road-initiative) dans des infrastructures – des routes, gazoducs et des ports – la Chine modifie fondamentalement ce substrat avec une fusion plus que métaphorique des continents.

Si le grand dessein du président Xi aboutit, Pékin va construire un marché unifié qui s’étendra sur plus de 10 000 km depuis la mer du Nord jusqu’à la Mer de Chine du Sud, englobant à terme 70% de toute l’humanité, et fusionnant effectivement l’Europe et l’Asie en un unique continent économique : l’Eurasie.

En dépit des tentatives acharnées de l’administration de Biden pour créer une coalition anti-Chine (https://www.cfr.org/backgrounder/chinas-massive-belt-and-road-initiative), les récentes poussées diplomatiques façonnent un nouvel ordre mondial qui n’est pas du tout celui que Washington avait en tête.

Avec la création économique d’une véritable sphère eurasienne apparemment en cours, allant de l’entente irano-saoudienne à la visite de Macron à Pékin, nous sommes peut-être en train de voir les premiers signes de l’évolution de la politique internationale. La question est la suivante : est-ce que la paix en Ukraine telle que la Chine la conçoit pourrait être la prochain étape ?

Pressions sur la Chine en faveur de la paix

Un tel pouvoir géopolitique grandissant donne à la Chine tout à la fois la motivation et même potentiellement les moyens de négocier la fin des combats en Ukraine. Tout d’abord, les moyens : en tant que premier client de la Russie (https://tradingeconomics.com/russia/exports) concernant les exportations de matières premières, et plus grand partenaire économique de l’Ukraine avant la guerre (https://www.visualcapitalist.com/visualizing-ukraines-top-trading-partners-and-products/), la Chine peut exercer des pressions commerciales pour amener les deux parties à la table des négociations – comme elle l’a fait pour l’Iran et l’Arabie saoudite.

Venons-en à la motivation : alors que Moscou et Kiev ont l’air d’afficher, chacun de leur côté, une confiance en leur ultime victoire dans cette guerre sans fin, Pékin a des raisons de se montrer impatient quant aux perturbations économiques qui irradient tous les territoires autour de la mer Noire et menacent ainsi un délicat équilibre économique mondial.

D’après la Banque mondiale, presque la moitié de l’humanité (47%) survit aujourd’hui avec sept dollars par jour, et la majorité de ces gens vivent en Afrique, en Asie et en Amérique latine pays où la Chine a consenti des prêts massifs et à long terme pour promouvoir le développement de 148 pays dans le cadre de sa nouvelle Route de la Soie.

Avec plus de 70% de son territoire et ses riches sols fertiles consacrés à l’agriculture, l’Ukraine produit, depuis des décennies, d’immenses récoltes de blé, d’orge, de soja et d’huile de tournesol, ce qui en a fait « le grenier du monde » (https://abcnews.go.com/International/1-year-war-ukraine-affecting-food-supplies-prices/story?id=97320422), fournissant aux millions d’affamés dans le monde des livraisons à prix accessible de biens de première nécessité.

Juste après l’invasion russe, cependant, les prix mondiaux des céréales et des huiles végétales ont augmenté de 60%. En dépit des efforts de stabilisation, dont l’initiative des Nations Unies « Céréales de la mer Noire » pour autoriser les exportations y compris en traversant les zones de guerre, les prix de ces produits essentiels restent bien trop élevés.

De plus ils menacent d’augmenter encore suite aux perturbations de la chaîne mondiale d’approvisionnement et autres dommages de la guerre comme la rupture récente de l’un des barrages vitaux (https://www.reuters.com/world/europe/ukraine-says-it-could-lose-millions-tonnes-crops-after-dam-collapse-2023-06-08/) pour l’irrigation de l’Ukraine, destruction qui va transformer plus d’un million d’hectares de terres agricoles de première qualité en « désert ».

Alors que les coûts des importations d’engrais, de céréales et autres denrées alimentaires explosent depuis l’invasion russe, le Conseil pour les relations internationales a rapporté « qu’un nombre grandissant de pays à bas revenus, membres de la nouvelle Route de la Soie ont des difficultés s’agissant du remboursement des prêts associés à cette initiative, provoquant une vague de crises de la dette ».

Dans la corne de l’Afrique, par exemple, la sixième année consécutive d’une terrible sécheresse a précipité environ 23 millions de personnes dans une « crise alimentaire » (https://www.unrefugees.org/news/horn-of-africa-food-crisis-explained/) forçant les gouvernements de l’Ethiopie et du Kenya à équilibrer de coûteuses importations de nourriture avec le remboursement du prêt chinois pour la création d’infrastructures essentielles (https://ednews.net/en/news/analytical-wing/558497-bri-ethiopia) telles que des usines, des voies ferrées et des sources d’énergies renouvelables.

Avec de tels prêts dépassant 20% du produit intérieur brut (PIB) dans des pays comme le Ghana, la Malaisie, le Pakistan et la Zambie, alors que la Chine possède elle-même des crédits en cours d’une valeur de 25% de son PIB, Pékin est bien plus investi dans la paix et la stabilité économique mondiale qu’aucune autre grande puissance.

Au delà des fantasmes occidentaux de victoire

Aujourd’hui, Pékin semble isolé parmi les grandes nations pour ce qui est de son inquiétude quant à la pression exercée par la guerre d’Ukraine sur une économie mondiale qui se trouve entre famine et survie.

Mais dans les six prochains mois, l’opinion occidentale va probablement commencer à évoluer alors que ses espoirs exagérés pour une victoire ukrainienne au cours de la « contre-offensive du printemps » tant attendue (https://www.reuters.com/world/counter-offensive-track-despite-russian-missile-barrages-ukrainian-defence-2023-06-03/) se heurteront à la réalité du retour de la Russie à la guerre de tranchées.

Après le succès surprenant des offensives ukrainiennes en fin d’année dernière aux alentours de Kharkiv et Kherson, l’Occident a abandonné sa réticence à provoquer Poutine et a commencé à expédier des milliards de dollars d’équipements sophistiqués, tout d’abord, des HIMARS et des missiles Hawk, ensuite des chars de guerre Leopard et Abrams, et, à la fin de cette année, des jets de combat F-16.

Pour l’anniversaire de la guerre en février dernier, l’Occident avait déjà fourni à Kiev une aide de 115 milliards de dollars et les espérances de succès ont grandi avec chaque livraison d’armes. L’ « offensive hivernale » de Moscou avec ses attaques suicides désespérées sur la ville de Bakhmut, est venue s’ajouter à ces attentes, laissant entendre, comme l’a dit le Secrétariat d’Etat, que « la Russie a militairement prouvé [...] qu’elle n’était plus capable de mener des opérations de combats de grande ampleur ».

Cependant quand il s’agit de défense, c’ est une autre histoire. Alors que Moscou sacrifiait encore 20 000 personnes (https://www.theguardian.com/world/2023/may/24/wagner-head-warns-of-revolution-after-claiming-20000-fighters-killed-in-bakhmut) lors de son assaut suicide sur Bakhmut, ses engins spécialisés creusaient un formidable réseau de tranchées et de pièges anti chars (https://www.nytimes.com/interactive/2022/12/14/world/europe/russian-trench-fortifications-in-ukraine.html) le long des 1 000 km du front pour bloquer toute contre-offensive ukrainienne.

Les troupes ukrainiennes vont sûrement réussir quelques percées quand cette offensive va finalement commencer, mais il est peu probable qu’elle repousse la Russie pour la rejeter de toutes ses positions gagnées lors de l’invasion. Gardons à l’esprit que l’armée russe de 1,3 million de soldats est trois fois plus importante que celle d’Ukraine (https://nymag.com/intelligencer/2023/03/russia-ukraine-war-stalemate-united-states-spring-offensive.html) qui a aussi subi beaucoup de pertes.

En mars, le commandant de la 46e Brigade d’assaut aérien ukrainienne a déclaré au Washington Post (https://www.washingtonpost.com/world/2023/03/13/ukraine-casualties-pessimism-ammunition-shortage/) qu’une année de combat a amené 100 tués et 400 blessés parmi ses unités de 500 hommes et qu’ils avaient été remplacés par des recrues novices, dont certaines ont fui au premier coup de feu.

Pour contrer la petite douzaine « symbolique » de chars Leopard envoyés par l’ouest, la Russie a des milliers de vieux modèles de chars en réserve. En dépit des sanctions des Etats-Unis et de l’Europe, l’économie russe a en réalité continué à croître, tandis que celle de l’Ukraine, qui faisait environ un dixième de la taille de celle de la Russie, a diminué de 30%. Avec de tels faits, une seule chose est probable : l’enlisement.

Pékin, artisan de la paix

D’ici décembre prochain, si l’offensive ukrainienne s’est en effet enlisée, la population va devoir faire face à un autre sombre et glacial hiver sous les attaques de drones, tandis que l’augmentation du nombre de victimes russes et le manque de résultats pourraient alors commencer à remettre en question la mainmise de Poutine sur le pouvoir.

En d’autres termes, les deux belligérants pourraient se sentir bien plus contraints de se retrouver à Pékin pour des pourparlers de paix.. Avec la menace d’autres perturbations futures mettant en péril sa position internationale délicate, Pékin va certainement déployer la totalité de son pouvoir économique pour inciter les parties à trouver un accord.

En troquant des territoires, tout en s’accordant avec la Chine sur l’aide à la reconstruction, et en imposant quelques restrictions supplémentaires à l’adhésion future de l’Ukraine à l’OTAN, les deux parties pourraient estimer qu’elles ont obtenu suffisamment de concessions pour signer un accord.

Non seulement la Chine gagnerait alors un gigantesque prestige pour avoir rendu un tel accord de paix possible, mais elle gagnerait également une place de choix dans le pactole de la reconstruction qui suivrait, en offrant des aides pour reconstruire tant l’Ukraine ravagée que la Russie endommagée.

Dans un rapport récent, la Banque mondiale estime (https://www.aljazeera.com/news/2023/3/23/cost-of-rebuilding-ukraine-due-to-russian-war-411bn-world-bank) que la reconstruction de l’Ukraine, grâce aux contrats d’infrastructures que les très gentilles compagnies chinoises de construction sont prêtes à proposer, nécessiterait 411 milliards de dollars sur plus d’une décennie.

Pour adoucir de tels accords, l’Ukraine pourrait par ailleurs autoriser la Chine à construire d’immenses usines pour approvisionner la demande grandissante de l’Europe en matière d’énergie renouvelable et de véhicules électriques. Outre les bénéfices que cela implique, de tels partenariats entre la Chine et l’Ukraine pourraient conduire à un accroissement de la production à un moment où l’Ukraine est susceptible d’obtenir un accès au marché européen libre de droits de douane.

Dans l’après-guerre, avec une possibilité que l’Ukraine devienne un allié économique de plus en plus solide à la périphérie de l’Europe, que la Russie reste un fournisseur fiable en matières premières à bas prix et que le marché européen soit de plus en plus ouvert à ses entreprises d’État, la Chine est susceptible de sortir de ce conflit désastreux - pour reprendre les mots bien choisis de Brzezinski - avec sa « prépondérance sur tout le continent eurasien » consolidée et la « base de sa primauté mondiale » considérablement renforcée.

Ce texte a été republié avec la permission de TomDispatch

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