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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2023-087

El Niño revient en force

Par Gareth Dale, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

jeudi 10 août 2023, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

El Niño revient en force

Le 23 juin 2023 par Gareth Dale , TRUTHOUT

Gareth Dale enseigne la politique à l’université de Brunel. Il a coédité Green Growth : Ideology, Political Economy, and the Alternatives (La croissance verte : Idéologie, économie politique et autres alternatives). Suivez-le sur Twitter : Gareth_Dale

Le soleil se couche au bout de la 42e rue alors que les fumerolles des incendies de forêt du Canada commencent à se propager vers le nord-est, le 15 juin 2023, à New York (GARY HERSHORN / GETTY IMAGES)

El Niño va très probablement accélérer la crise climatique mondiale. Il est temps d’agir. La chaleur extrême des années El Niño à venir devrait nous contraindre à reléguer les considérations de rentabilité au second plan, au profit des objectifs climatiques les plus urgents.

El Niño est là, et ce sera probablement le plus chaud de toute l’histoire de l’humanité. C’est peut-être sa présence qui s’est déjà faite sentir lors de la vague de chaleur d’avril-mai en Asie. Les vagues de chaleur actuelles au Mexique et aux États-Unis portent également son empreinte.

Lors des années El Niño, les mers plus chaudes du Pacifique équatorial font grimper les températures mondiales. Les prochaines années El Niño feront très probablement dépasser la limite de 1,5 degré Celsius fixée par le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat pour le réchauffement de la planète, ce qui entraînera de nouvelles vagues de catastrophes météorologiques, notamment des inondations, des sécheresses et des incendies de forêt.

Ses effets économiques seront moins visibles dans l’immédiat : El Niño devrait aggraver l’échec du modèle économique actuel fondé sur la croissance, avec des conséquences désastreuses pour les pauvres du monde entier.

Un récent article de Justin Mankin et Christopher Callahan, spécialistes du système terrestre, publié dans la revue Science, se penche sur la question des effets négatifs des phénomènes El Niño sur la croissance. Ces effets sont loin d’être négligeables.

Celui de 2003 a fait baisser le PIB de certains pays, dont l’Indonésie et le Pérou, de plus de 10%. Celui de 2010 a provoqué des vagues de chaleur dans une grande partie de l’hémisphère nord, ce qui a entraîné une tension sur les cours du blé et autres denrées de base et, sous l’effet des spéculateurs, une flambée des prix qui, dans les pays importateurs de blé d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, a contribué aux révolutions de 2010-2012 .

Ce qu’il reste des maisons de Pacifica, en Californie, après les tempêtes continues de l’El Niño de 1997-98 (AP Photo/Adam Turner)

En ce qui concerne l’actuel El Niño, les pertes de revenus qui lui sont associées pourraient atteindre 3 000 milliards de dollars d’ici à 2029 , le potentiel de croissance de nombreux pays tropicaux étant affaibli bien au delà des années 2030.

Les États-Unis subiront eux aussi des dommages importants. « Lorsque nous parlons d’El Niño aux États-Unis, a déclaré Mankin, les risques d’inondations et de glissements de terrain ne sont généralement pas assurés par la plupart des ménages et des entreprises ».

En Californie, 98% des propriétaires n’ont pas d’assurance contre les inondations, et les grandes compagnies d’assurance refusent de plus en plus de couvrir les nouveaux souscripteurs. Cette situation rend les prêts hypothécaires plus difficiles à obtenir et fait baisser la valeur des maisons.

Les événements climatiques ont un impact tant sur la vie des gens que sur les moyens de subsistance. El Niño n’est toutefois que la première pulsation d’un processus plus large, prévu de longue date , par lequel le réchauffement de la planète compromet la croissance du PIB et fait grimper l’inflation .

Il existe plusieurs autres facteurs de causalité, en particulier les conditions de travail (par exemple, les travailleurs soumis à un stress thermique sont plus lents) et les coûts d’adaptation (par exemple, l’installation de l’air conditionné).

Un hélicoptère de pompiers largue de l’eau pour éteindre un feu de forêt dans le parc naturel Baixa Limia - Serra do Xures près du village de Lobeira, dans la province d’Ourense, au nord-ouest de l’Espagne, le 25 août 2022 (MIGUEL RIOPA- AFP/Getty Images)

Les dommages causés aux infrastructures par les tempêtes, les inondations et autres sont également en cause. En 2022, les grands fleuves européens se sont tellement réchauffés qu’il a fallu réduire la production d’énergie nucléaire ; d’autres se sont asséchés au point de bloquer le trafic fluvial .

Des secteurs vitaux de l’économie mondiale, tels les semi-conducteurs, sont également touchés. En Chine, des usines de fabrication de puces ont été fermées en raison du rationnement de l’électricité provoqué par une vague de chaleur record, tandis que de l’autre côté du détroit de Taïwan, la sécheresse mettait en péril la production de celles-ci.

Un autre facteur intervient : les prix des denrées alimentaires. Si les changements de température et de pluviométrie entraînent une augmentation du rendement des cultures dans certaines régions situées au nord du 50e parallèle , ailleurs, les effets sont essentiellement négatifs.

Les conditions météorologiques extrêmes entraînent des pénuries inattendues de produits, comme l’a montré la crise des salades en Europe au début de l’année 2023.

Ces événements sont les premiers signes de ce que signifie le passage de notre Holocène confortable et accueillant à l’Anthropocène, un changement vers un climat plus chaud et plus instable que tout ce qui s’est produit depuis l’invention de l’agriculture. Le modèle actuel de monoculture industrielle est totalement inadapté pour faire face à une telle variabilité ; il manque de résilience.

Les consommateurs ont été consternés de trouver des rayons vides, et plusieurs supermarchés ont introduit des limites d’achat sur certains articles / Getty Images

Ralentissement de la croissance

Le changement climatique est un frein à la croissance du PIB, mais il n’est pas le seul. Depuis le milieu des années 1970, la croissance mondiale par habitant se heurte à des vents contraires. Passer de l’industrie manufacturière à une économie de services a ralenti la croissance de la productivité, le ratio travailleurs/retraités est presque partout en baisse, et le coup de pouce indirect qui avait été donné par les dépenses d’armement de la guerre froide s’est atténué.

Les bénéfices ont été modestes et, bien que dans certains secteurs les marges soient actuellement élevées, cela est dû à des facteurs secondaires : le relâchement monétaire et la récente "greedflation" [la greedflation consiste à accroître les prix de vente pour tirer profit de l’inflation en augmentant la marge bénéficiaire, même si l’entreprise n’en a pas besoin, NdT] basée sur la surenchère des prix et la compression des salaires.

Bien que les portefeuilles de nombreux détenteurs d’actifs soient bien garnis, les niveaux d’investissement sont au plus bas et les dernières perspectives économiques mondiales du Fonds monétaire international prévoient une croissance faible pour les années à venir.

Aucune des prédictions enthousiastes des 20 dernières années ne s’est vérifiée, qu’il s’agisse de l’essor du développement technologique ou de l’augmentation durable de la rentabilité sur une « longue durée » (que certains économistes prévoyaient à partir de la fin des années 2010).

Le scepticisme à l’égard des prédictions d’un renouveau de la croissance, due à l’IA ou à toute autre raison , est de mise. Mais ce régime de faible croissance pourrait-il en fait être une aubaine pour l’environnement ? Le géographe Danny Dorling en est convaincu.

Croissance du PIB par habitant (Gareth Dale sur la base de données de la Banque Mondiale)

« Les êtres humains apprennent à consommer et à produire moins », avance-t-il. La faible croissance du PIB ainsi que le ralentissement des taux de croissance de la population, de la consommation de biens (en termes de poids) et des émissions de gaz à effet de serre sont autant de signes d’un« ralentissement » général de l’activité de la ruche humaine .

Ce nouveau rythme sociétal pourrait nous permettre de nous concentrer plus efficacement sur la lutte contre le chaos climatique. Un examen plus approfondi des données relatives aux gaz à effet de serre indique toutefois que les interprétations de Dorling sont teintées de rose. Le graphique ci-après présente les chiffres annuels de l’augmentation du CO2 atmosphérique et, sous forme de lignes horizontales, les moyennes décennales.

Les trois dernières années ont en effet été marquées par des taux de croissance inférieurs à la tendance, mais cela est probablement davantage lié à l’absorption de carbone végétal dans le cadre de la récente La Niña qu’à une décélération des émissions anthropiques.

Les données relatives aux autres principaux gaz à effet de serre, le méthane et l’oxyde nitreux, sont tout aussi frappantes. N’oubliez pas que ces graphiques indiquent le taux d’accélération. Si une barre est plus basse que la précédente, le volume atmosphérique du gaz continue d’augmenter - à moins qu’elle ne tombe sous l’axe des x, comme dans le cas du méthane en 2004.

Des taux de croissance modérés ne sont pas nécessairement synonymes d’une empreinte environnementale plus douce. Les taux de croissance actuels sont inférieurs aux chiffres des années 1960, par exemple, mais en termes absolus, le PIB est beaucoup plus élevé - et avec lui, la capacité de voyager en avion, en voiture et de couler du béton.

Ce graphique montre les tendances du dioxyde de carbone dans l’atmosphère mondiale (Laboratoire de Surveillance Mondiale)

En deux ans seulement, 2020 et 2021, la Chine a consommé plus de ciment que les États-Unis - autoroutes, aéroports, banlieues et tout le reste - au cours de tout le XXe siècle. Il ne s’agit là que d’un seul exemple d’une tendance mondiale : La production de matériaux n’est pas en baisse mais en hausse, du moins dans la plupart des catégories .

Le rythme s’est accéléré à la fin du XXe siècle en dépit du ralentissement de la croissance démographique mondiale . Et le ralentissement de la croissance démographique ne diminuera pas en soi la pression sur l’environnement.

L’impact de l’homme sur l’environnement ne vient pas du nombre d’habitants mais de son inscription dans des pratiques gourmandes en énergie et en terres, manger du bœuf , piloter des avions, faire la guerre, jouer au golf , etc. La consommation gloutonne des couches les plus riches du monde pèse lourdement sur la nature et ne montre aucun signe de « ralentissement ».

Une autre lecture des effets environnementaux liés à une faible croissance est pessimiste. Les programmes d’investissement colossaux sur lesquels repose la « croissance verte » seront plus difficiles à financer dans une ère de faible croissance. Comme l’indique un article récent de Jack Copley dans la revue Competition & Change, une « dynamique perverse » est à l’œuvre.

La faible croissance érode l’engagement des entreprises à investir dans l’efficacité énergétique et la décarbonation. Les gouvernements peuvent prendre les devants, mais leurs recettes fiscales dépendent du succès de la capitalisation qui, à son tour, alimente la fracture sociale et la consommation insatiable des ultrariches.

Les législateurs tentent de résoudre la quadrature du cercle en favorisant la croissance « verte » et « la brune » - les giga entreprises et les forages pétroliers, comme le prévoit la loi américaine sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act).

Ce graphique montre les tendances du méthane atmosphérique mondial. (Laboratoire de Surveillance Mondiale)

De plus, dans un contexte de faible croissance, les conflits de répartition relatifs aux gains et aux pertes découlant des programmes d’atténuation et d’adaptation au climat sont plus violents que lorsque les trésors publics sont pleins à craquer.

Pour trancher ce nœud gordien, il semblerait que les États répondent au défi climatique de la même manière qu’ils font face aux menaces militaires : en d’autres termes, ils doivent reléguer la recherche du profit au second plan, afin d’atteindre des objectifs politiques. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et d’autres gouvernements n’ont pas attendu les signaux du marché, mais ont fait sortir de terre de nouvelles industries.

Ils ont imposé un contrôle des prix et des loyers ainsi qu’un rationnement des biens de consommation. L’Oncle Sam a imposé aux entreprises de reconvertir leurs usines pour produire des avions de guerre et autres équipements.

En quelques années, grâce à la « politique aux manettes », une guerre a été gagnée, la croissance économique a été rétablie et la Grande Dépression a été surmontée. Mais on ne peut se satisfaire de cette comparaison avec l’économie américaine en temps de guerre.

Pour le secteur des entreprises, taxer les bénéfices excessifs a peut-être fait un peu mal, mais mais de 1941 à 1945, il y a eu une croissance rapide et des bénéfices garantis sans risque, sans compter le pari - réussi - sur la victoire qui a permis d’élargir considérablement l’accès au marché mondial.

La guerre contre le changement climatique est différente à tous points de vue. Il s’agit avant tout d’une guerre à caractère civilisationnel. Elle exige une lutte contre tout un secteur d’entreprise dans son ensemble, les combustibles fossiles, et, en fait, contre les riches. Ce dernier point est clairement souligné dans le dernier rapport sur les inégalités climatiques du World Inequality Lab .

Les chercheurs de cet organisme en arrivent à la conclusion que si l’« inégalité carbone » entre le Nord et le Sud reste un gouffre, l’inégalité carbone à l’intérieur de chaque pays est de plus en plus marquée : en effet, elle constitue désormais la majeure partie de l’inégalité des émissions mondiales.

Ce graphique montre les tendances de l’oxyde nitreux dans l’atmosphère mondiale (Laboratoire de Surveillance Mondiale)

Selon certaines mesures, les 10% les plus riches des pays d’Asie du Sud sont aujourd’hui responsables d’un niveau d’émissions plus élevé que la tranche des « 40 % du milieu » en Europe (c’est-à-dire ceux qui se situent entre le deuxième et le cinquième décile inclus) et ils sont aussi responsables d’émissions beaucoup plus importantes que les 50% de gens les plus pauvres d’Europe.

La « grenouille de l’eau en ébullition » est une figure classique de la tradition de la politique climatique. Lorsqu’on la plonge dans une casserole d’eau bouillante, la grenouille sent immédiatement qu’elle est en danger de mort et saute. La grenouille absurde immergée dans de l’eau qui se réchauffe progressivement ne s’en aperçoit pas. Elle profite d’abord de la chaleur, puis perd les pédales et, finalement, expire.

Cette allégorie est censée expliquer pourquoi les humains peuvent sembler si passifs face à des menaces majeures, voire existentielles pour l’espèce. Aussi graves que puissent être les catastrophes des années El Niño à venir, la plupart d’entre nous ne les vivront que comme une légère aggravation d’événements antérieurs comparables - et n’avons-nous pas très bien survécu à tous ces événements ? Nous ne nous en apercevrons pas ou nous serons désorientés.

Mais l’allégorie est mal interprétée et trompeuse. Elle occulte la véritable raison pour laquelle la grenouille est incapable de s’échapper. La vérité dérangeante est qu’un crapaud plutôt corpulent est directement assis sur cette grenouille. Pour garantir ses propres intérêts à court terme et maintenir sa position (« ordre social »), ainsi que son confort personnel et sa survie, il est assis sur la grenouille tandis que - si l’on peut pousser l’allégorie jusqu’au bout - sa patte avant se tend pour maintenir le bouton d’allumage du gaz activé.

Autrement dit, les liens entre menace climatique et inégalité sociale ne se limitent pas à désigner des coupables : les riches et les pays du Nord sont en grande partie responsables de la crise environnementale et ont profité matériellement de sa genèse. C’est plutôt par la révolte contre l’oppression - dans toutes ses manifestations - que les « grenouilles » développent leurs capacités de compréhension politique et d’action collective. Remettre en question le poids de l’oppression qui les accable est la voie à suivre pour couper le gaz.

L’industrie tente de convaincre tout le monde .... du fait qu’un changement de comportement alimentaire n’a aucun rôle à jouer dans la stratégie climatique (Illustration Lola Beltran/The Guardian)

De telles prévisions radicales dépendent de la reconnaissance croissante du fait que le changement climatique n’est pas un phénomène extérieur à la vie de tous les jours. Cette conviction n’est pas tant le fruit de l’éducation que de l’émancipation populaire et de la lutte sociale. Dans l’Amérique du début des années 70, par exemple, les « rouges » et les « verts » étaient à même de trouver un langage commun.

Même Walter Reuther, le dirigeant des travailleurs de l’automobile, en arrivait à déclarer que « la crise environnementale a atteint des proportions tellement catastrophiques que le mouvement ouvrier est désormais obligé d’amener cette question à la table des négociations dans toute industrie qui contribue de manière quantifiable à la détérioration du cadre de vie de l’espèce humaine ».

Aujourd’hui, alors que le vent brûlant d’El Niño ravage le Mexique et certaines régions des États-Unis, ce message est d’autant plus universel : il est valable tout autant pour la « table familiale » que pour la table des négociations, pour les sphères du travail tout autant que pour celles de la reproduction sociale.

GARETH DALE (Copyright © Truthout. Ne peut être reproduit sans autorisation)

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