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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2023-082

Quand les pollueurs se rangent du côté des régulateurs

Par Rebecca Burns, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

jeudi 27 juillet 2023, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Quand les pollueurs se rangent du côté des régulateurs

Le 10 Juin 2023 par Rebecca Burns

Rebecca Burns est reporter à the Lever.

Le soleil se lève derrière le One World Trade Center, tandis que la fumée des incendies de forêt au Canada recouvre Manhattan, à New York, le 8 juin 2023 (Eduardo Munoz Alvarez / Getty Images)

Soixante-quinze millions de personnes dans tout le pays ont été placées sous alerte concernant la qualité de l’air, alors que les journées où le ciel a été chargé de fumées ont fait grimper les niveaux de suie plus de dix fois au-delà de ce que les régulateurs fédéraux considèrent comme étant sans danger pour la respiration .

Cependant, selon les données fédérales sur la qualité de l’air, c’est comme si ces journées n’avaient jamais eu lieu. En effet, une dérogation à la loi fédérale sur l’environnement, soutenue par les grandes compagnies pétrolières, permet aux États de ne pas tenir compte de la pollution due à des « événements exceptionnels » échappant à leur contrôle, notamment les incendies de forêt.

Alors que les autorités chargées de la réglementation environnementale envisagent de sévir contre la pollution par la suie et les particules, les groupes industriels s’opposent également à ces réformes.

En vertu des règles actuelles, les États comme celui de New York, où les habitants ont été invités à rester chez eux, ne verront pas leurs niveaux de qualité de l’air « dangereux » pris en compte pour le respect du Clean Air Act [Le Clean Air Act se réfère, dans le monde anglophone, à une loi en matière de diminution du smog et de pollution de l’air en général, NdT], ce qui signifie, par exemple, que les sources d’émissions ne seront pas tenues de réduire d’autres rejets pour compenser la pollution par les fumées.

« Chaque moniteur de qualité de l’air, de New York à Washington, va exploser la limite », a déclaré Sanjay Narayan, avocat du programme de droit de l’environnement du Sierra Club. Mais au lieu de prendre en compte ces données dans les normes globales qu’elles doivent respecter, les municipalités diront : « C’est dû aux incendies de forêt, donc nous continuerons à faire comme d’habitude ».

La Statue de la Liberté est enveloppée d’une brume rougeâtre à cause des incendies de forêt au Canada, le 6 juin 2023 (Lokman Vural Elibol/Anadolu Agency via Getty Images)

Les groupes de défense de justice environnementale de villes comme Phoenix et Detroit ont déjà accusé les États d’exploiter l’échappatoire que représentent les incendies de forêt pour éviter d’assainir l’air déjà dangereusement pollué, et ce, souvent au profit des pollueurs qui ont également contribué à faire modifier la loi sur la qualité de l’air (Clean Air Act) au milieu des années 2000.

Ces modifications permettent aux États de ne pas déclarer la pollution due à des phénomènes naturels tels que les tempêtes de poussière, réduisant ainsi la probabilité de déclencher des mesures de dépollution renforcées susceptibles d’avoir un impact sur les activités industrielles.

En 2016, le principal groupe de pression de l’industrie pétrolière a même pris le parti, ce qui est rare, de se ranger du côté des régulateurs fédéraux de l’environnement dans le cadre d’une action en justice intentée par des groupes écologistes qui soutenaient que les régulateurs avaient illégalement étendu les exemptions de déclaration pour y d’inclure certaines pollutions d’origine humaine.

Faisant écho à leur campagne plus générale de déni climatique, les lobbyistes pétroliers ont affirmé qu’il était pratiquement impossible de faire la différence entre les « émissions purement naturelles » et celles liées à l’activité humaine, et que les régulateurs devraient donc considérer les incendies de forêt et autres événements similaires comme des « événements naturels ».

L’année dernière, un groupe d’experts scientifiques indépendants a adopté une position complètement inverse, remettant en question le fait que les régulateurs fédéraux puissent continuer de traiter les incendies de forêt comme des événements « exceptionnels », étant donné qu’ils sont désormais saisonniers.

Polluer la loi sur la qualité de l’air

« L’augmentation dramatique du nombre d’incendies de forêt au cours de la dernière décennie n’est pas quelque chose de naturel », a écrit le Comité consultatif scientifique sur la qualité de l’air dans ses recommandations de mars 2022 , indiquant que dans les causes il fallait compter à la fois le changement climatique et les pratiques de gestion des terres. « Étant donné le risque d’effets néfastes importants sur la santé, il est peut-être temps de reconsidérer l’approche actuelle ».

Les lobbyistes pétroliers ont affirmé qu’il était pratiquement impossible de faire la différence entre les « émissions purement naturelles » et celles liées à l’activité humaine

Lorsque le Congrès a adopté laloi sur la qualité de l’air en 1970 , ses partisans s’inquiétaient surtout de la pollution provenant de sources industrielles telles que les cheminées, des problèmes que les organismes de réglementation pouvaient localiser et réduire.

En vertu de cette loi, l’Agence de protection de l’environnement (EPA) fixe des normes de contrôle de la pollution que les États doivent s’efforcer de respecter et de maintenir. Les États sont également tenus de communiquer toutes les données relatives à la qualité de l’air qui sont inférieures à ces normes.

L’échappatoire pour les événements exceptionnels, qui a été codifiée dans les 2005 amendements à la loi sur la qualité de l’air , avait pour but d’éviter de pénaliser les États pour des événements qu’ils ne pouvaient contrôler.

Par exemple, alors que la ville de New York souffre cette semaine de la pire qualité de l’air au monde , les régulateurs des États ne peuvent pas faire grand-chose pour arrêter les incendies de forêt au Canada.

À l’époque, les lobbyistes du secteur pétrolier ont salué cette initiative,encourageant l’EPA, dans ses commentaires réglementaires de 2006, à « élargir la définition des événements exceptionnels afin d’y inclure toutes les émissions et tous les événements qui échappent au contrôle » des États, et ils ont explicitement cité en exemple la pollution par les particules due aux incendies de forêt.

Au fil du temps, l’agence fédérale a continué à élargir la définition , ce qui a permis aux États de bénéficier plus facilement de dérogations.

Bien que la pollution due aux incendies de forêt ne s’inscrive pas parfaitement dans le paradigme réglementaire existant, les groupes de défense de l’environnement affirment que les autorités de régulation ne peuvent pas se permettre pour autant d’ignorer cette pollution.

Dans les commentaires publics sur les changements proposés à la règle des « événements exceptionnels » de l’EPA en 2016 , un expert en science du feu a suggéré que l’agence adopte « une approche exactement opposée » pour réglementer la fumée des incendies de forêt.

« Les agences de réglementation de l’air des États devraient comptabiliser les émissions des feux de forêt », a écrit Scott Stephens, professeur de science des feux de forêt à l’Université de Californie à Berkeley, arguant qu’en procédant ainsi, cela « deviendrait un générateur de feux prescrits écologiquement appropriés ».

Alerte de santé

Les habitants contraints de respirer un air chargé de suie ne se soucient pas de la source, et le fait d’effacer des rapports la pollution par les fumées ne permet pas de réparer les dommages que son accumulation peut à long terme causer au cœur et au système respiratoire.

Selon une étude récente du Centre national de recherche atmosphérique, les incendies saisonniers ont déjà réduit à néant des décennies de progrès en matière de qualité de l’air.

Selon certains experts de la science des incendies de forêt, le problème réside en partie dans un cadre qui peut pénaliser les États pour la fumée dégagée par les brûlages contrôlés qui contribuent à prévenir les incendies de forêt, tout en les exonérant des conflagrations plus importantes et plus dangereuses qui en résultent souvent.

Le coût de l’inaction

L’EPA n’a pas intégré les suggestions des scientifiques spécialistes des incendies dans les modifications de 2016. Mais cependant, l’agence a assoupli les normes générales pour ce qui pourrait être considéré comme un événement exceptionnel - une décision que l’American Petroleum Institute (API), le principal groupe de lobbying de l’industrie pétrolière et gazière, avait soutenue dans ses propres commentaires sur la réglementation .

Au cours des années précédentes, l’API avait fait pression , aux côtés d’Exxon , concernant une proposition de loi visant à assouplir les critères applicables aux États cherchant à obtenir des dérogations en matière de qualité de l’air à la suite de tels événements.

En 2016, des groupes de défense de l’environnement ont contesté cette règle plus souple devant un tribunal fédéral, estimant qu’elle créait une brèche trop importante pour certains types d’émissions d’origine humaine.

En réponse, le lobby pétrolier a fait quelque chose d’inhabituel : il est intervenu en faveur de l’EPA. Les avocats de l’API ont écrit dans un mémoire que l’annulation de la règle de l’agence obligerait les États à communiquer davantage de données montrant une mauvaise qualité de l’air, ce qui pourrait avoir un impact négatif sur les activités de ses membres.

Les grandes compagnies pétrolières sont prêtes à polluer jusqu’à la dernière goutte et s’attendent à ce que nous prenions le relais (Source : environmental defence)

En d’autres termes, obliger les États à rendre compte plus exhaustivement de la pollution atmosphérique, même à partir de sources qu’ils ne contrôlent pas complètement, pourrait signifier une répression sur davantage de sources qui elles sont contrôlées.

Le tribunal a donné raison à l’EPA et aux lobbyistes pétroliers.

Selon un rapport publié en mars par le Government Accountability Office, ces dernières années, les États ont eu de plus en plus recours aux dérogations relatives aux incendies de forêt pour respecter les normes de qualité de l’air qui leur sont imposées, alors même que la qualité de l’air s’est dégradée.

À plusieurs reprises, des associations locales de défense de l’environnement ont contesté la décision de l’agence fédérale consistant à approuver ces dérogations .

En mars, un groupe de Détroit a contesté une de celles-ci pour événement exceptionnel accordée par l’EPA en raison de la mauvaise qualité de l’air enregistrée dans la ville l’année précédente.

Les autorités de régulation de l’environnement de l’État ont affirmé que les relevés avaient été biaisés par la fumée d’incendies de forêt éloignés.

Mais dans une lettre adressée à l’EPA, le Great Lakes Environmental Law Center a déclaré que l’État cherchait plutôt « à retarder et à éviter d’utiliser sa responsabilité pour réduire la pollution par l’ozone dans la région de Détroit », région qui compte un taux d’asthmatiques anormalement élevé .
L’agence fédérale a approuvé la dérogation de l’État en mai.

Les autorités fédérales chargées de la législation environnementale envisagent actuellement une mesurequi, selon les groupes de défense de la justice environnementale, pourrait contribuer à remédier à la dégradation rapide de la qualité de l’air, notamment en raison des incendies de forêt : le renforcement des normes relatives à la pollution par la suie et les particules.

Les lobbies du pétrole et du gaz, de l’industrie minière et de l’industrie chimique s’opposent fermement à cette mesure.

Bien qu’il n’existe pas de solution réglementaire unique pour lutter contre les incendies de forêt, la brume inquiétante qui s’empare actuellement du ciel de vastes régions du pays devrait nous rappeler qu’il est urgent de s’attaquer à leurs causes sous-jacentes, a déclaré Narayan, du Sierra Club.

« C’est pourquoi il est essentiel que l’EPA impose une réglementation concernant les gaz à effet de serre dans le cadre de la loi sur la qualité de l’air (Clean Air Act) - c’est la raison d’être de cette loi, a-t-il déclaré. On entend beaucoup l’industrie se plaindre du coût des réductions en matière de gaz à effet de serre, mais cela doit nous rappeler que le coût de l’action est beaucoup moins élevé que le coût de l’inaction ».

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