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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2023-112

La « nouvelle » lutte des classes

Par Jon Schwarz, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

jeudi 19 octobre 2023, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

La « nouvelle » lutte des classes

Le 16 juillet 2023 par Jon Schwarz

Elon Musk, milliardaire et directeur général de Tesla, au salon Viva Tech à Paris, en France, le vendredi 16 juin 2023. Elon Musk a prévu que sa société Neuralink Corp. réaliserait son premier implant cérébral dans le courant de l’année. (Photographe : Nathan Laine/Bloomberg via Getty Images.)

La guerre des classes d’aujourd’hui oppose les 1% les plus riches à ceux qui se situent juste après eux. Les technocrates privilégiés des États-Unis ne s’attendent absolument pas à ce qui est sur le point de leur arriver.

Quand Elon Musk licencie 6 500 personnes chez Twitter, quel est le rapport avec la grève de la Writers Guild of America et des acteurs de la SAG-AFTRA ? Quel est le lien entre le licenciement brutal de 21 000 employés chez Meta et le fait que de plus en plus de médecins se demandent s’ils doivent se syndiquer ?

Et quel est le lien entre tout cela et le fait que Donald Trump prenne en main une cartographie gouvernementale de la trajectoire prévue de l’ouragan Dorian en 2020 et la gribouille avec un feutre Sharpie [référence au Sharpiegate, NdT] ?

La réponse est que les propriétaires américains ont ouvert un nouveau front dans leur lutte contre le reste du monde, déclarant la guerre à la classe des technocrates qui étaient autrefois leurs meilleurs alliés.

Dans son célèbre ouvrage de 1776 sur l’économie, « La richesse des nations », Adam Smith s’interroge sur le comportement des « grands propriétaires »de la période féodale.

Ils possédaient le bien le plus précieux qui existait, à savoir la terre, et les revenus qu’ils en tiraient leur permettaient de subvenir aux besoins d’une classe de domestiques et de collaborateurs et, au-dessous d’eux, à ceux d’une classe de métayers.

Mais petit à petit, les propriétaires ont perdu tout intérêt pour ce type de pratique. Ils ont fini par vouloir consommer « tout le surplus des produits de leurs terres [...] sans le partager que ce soit avec les métayers ou les domestiques. Tout est pour nous et rien pour les autres, semble avoir été, à toutes les époques du monde, la vile maxime des maîtres de l’humanité ».

On trouve dans « La richesse des nations » nombre de ce genre de critiques féroces de la psychologie des puissants, et il est donc curieux que les puissants d’aujourd’hui défendent si souvent ce livre.

Les membres masculins de l’administration Reagan avaient même l’habitude de porter des cravates ornées de petites représentations d’Adam Smith. L’explication la plus probable est que les plus éminents apparatchiks américains ne gaspillent pas leur temps dans la lecture.

Cravate « Adam Smith »

Quoi qu’il en soit, le point de vue de Smith était généralement correct : à la fois concernant la façon dont les sociétés peuvent développer trois niveaux différents, et concernant la vision globale des individus qui se trouvent à leur sommet.

Leur ignoble maxime – tout pour nous et rien pour les autres – semble aujourd’hui atteindre un niveau de virulence dont les Américains n’ont jamais fait l’expérience de leur vivant.À l’instar de l’Angleterre féodale, l’Amérique compte, grosso modo, trois classes. Au sommet se trouvent les grands propriétaires d’aujourd’hui.

Leur richesse n’est plus principalement constituée de terres, mais de la propriété directe de leurs propres entreprises et d’instruments financiers tels que les actions et les obligations d’entreprises.

Le 1% les plus riches possède plus de la moitié des actions du capital des sociétés américaines. Les gens que l’on trouve juste derrière eux ne sont plus des collaborateurs et des domestiques, ce sont des technocrates.

Ce sont les gens qui font des études pour acquérir les compétences nécessaires au fonctionnement quotidien de la société : médecins, avocats, scientifiques, programmeurs informatiques, ingénieurs. (Les journalistes sont également des technocrates, mais ils sont parmi les moins puissants du groupe.)

Le reste des 10 % les plus riches – c’est-à-dire les 9 % du deuxième rang – possède la quasi-totalité du reste des actions du capital des sociétés américaines. Et puis il y a tous les autres.

Ce ne sont plus des métayers, mais ils doivent se lever tous les jours et pointer chez Home Depot, Walgreens et Chipotle pour s’occuper des biens des grands propriétaires. Cette classe ouvrière est celle qui a le moins de poids et le moins de choix.

Rétrospectivement, il est clair que les maîtres américains de l’humanité ont été suffisamment bouleversés par la Seconde Guerre mondiale pour ravaler cette ignoble maxime.

Comme l’a déclaré le président Franklin Delano Roosevelt dans son discours sur l’état de l’Union en 1944 : « Les hommes dans le besoin ne sont pas des hommes libres. Les gens qui ont faim, les gens qui n’ont pas de travail sont l’étoffe dont on fait les dictatures ».

Source : Balazs Gardi pour le New York Times

Même si vous étiez le fils d’un cadre de la National City Bank destiné à suivre les traces de votre père, vous étiez en mesure d’entendre le message de Roosevelt après que vous ayez passé quelques temps le visage enfoui dans la boue à Okinawa, couvert des viscères de vos compagnons de régiment.

Les grands propriétaires étaient donc tout à fait disposés à partager une bonne partie de leurs revenus avec les deux classes inférieures – pendant un certain temps. Au cours des trois décennies qui ont suivi la guerre, les salaires médians ont augmentéparallèlement à la productivité .

En d’autres termes, l’Amérique en général devenait plus riche, tout comme les gens ordinaires. Mais dans les années 1970, les grands propriétaires se sont lassés de cet ordre. La génération des adultes qui avaient une expérience directe de la façon dont des sociétés instables pouvaient se transformer en un abattoir mondial prenait sa retraite et mourait.

Les maîtres de l’humanité ont donc décidé de modifier l’accord avec la classe ouvrière. Ce fut un succès tellement gargantuesque qu’il est étonnant qu’ils aient réussi à le faire sans qu’il y ait d’effusion de sang. Si le salaire minimum avait continué à augmenter au rythme de la productivité, il ne serait plus aujourd’hui de 7,25 dollars, mais d’environ 25 dollars de l’heure.

Une étude récente de la RAND a révélé que si les États-Unis avaient gardé le même niveau d’équité qu’en 1975 pendant les 43 années qui ont suivi, jusqu’en 2018, les 90% d’Américains les plus pauvres auraient gagné 47.000 milliards de dollars de plus. Au contraire, l’argent s’est déversé à grands flots vers le sommet.

Dans le même temps, la classe des technocrates observait ce processus avec sérénité. Ils s’identifient généralement à la classe supérieure et font alliance avec les grands propriétaires pour s’opposer à tous les autres.

Cet état de paix entre les propriétaires et les technocrates a duré très, très longtemps, les technocrates disposant du potentiel pour pouvoir s’approprier une grande partie de ce que la société avait de bien.

Il ne s’agissait pas seulement d’argent, mais aussi de prestige et de maîtrise de leur vie professionnelle, même si ils n’étaient que des partenaires subalternes dans la coalition. Par ailleurs, les frontières entre les deux classes se sont considérablement floutées en raison de l’explosion de nouvelles formes de richesse dans la Silicon Valley.

Le président Harry Truman, au centre, signe la loi augmentant le salaire minimum de 40 à 75 cents le 26 octobre 1949 à Washington, D.C. (Photo : AP)

Ainsi, le milliardaire Bill Gates est le fils de Bill Gates père, qui était un célèbre avocat d’affaires à Seattle. Le milliardaire Sean Parker, fondateur de Napster et premier président de Facebook, est lui le fils d’un océanographe de la National Oceanic and Atmospheric Administration.

Mais tout comme les maîtres américains de l’humanité se sont lassés de leur accord avec la classe ouvrière américaine, ils sont maintenant lassés de leur accord avec les technocrates.

Il est clair que quelque chose a changé au niveau de la psychologie des gens qui sont à la tête de l’Amérique. Il est difficile de prendre la mesure de ce phénomène ou de le définir.

Comme Galadriel au début des films du « Seigneur des anneaux », c’est quelque chose qu’il vous faut sentir dans l’eau, dans l’air.

Mais quelque chose a clairement changé dans la psychologie des gens au sommet de l’Amérique, comme Musk et Trump en témoignent chaque fois qu’ils prennent leur smartphone et commencent à pianoter.

L’ignoble maxime est en partie liée à l’argent.. Mais elle concerne tous les domaines, et pas seulement le cash. Ce qui met aujourd’hui nos maîtres dans une rage folle, c’est le fait que les technocrates ont encore le pouvoir de déterminer la réalité.

Et ces derniers ne cessent de leur dire qu’ils ne peuvent pas instantanément assouvir tous leurs désirs. Musk souhaite vivre dans un monde de conspirationnisme complètement fou d’ultra-droite qui verrait toute l’humanité se tourner vers lui en raison de ses découvertes sur La Vérité.

Lorsqu’un ingénieur de Twitter lui a expliqué que son nombre d’abonnés était en baisse non parce que l’algorithme était défectueux, mais parce que les gens étaient en train de perdre leur intérêt pour lui, Musk l’a viré .

Quant à Trump, alors qu’il a voulu faire croire que l’ouragan Dorian pourrait frapper l’Alabama, il a simplement fait un dessin sur la carte produite par la NOAA (où le père de Sean Parker avait travaillé) et a amené le chef de la NOAA àcraindre de perdre son emploi.

Le président Donald Trump s’adresse aux membres des médias au sujet de l’ouragan Dorian devant une carte qui semble avoir été bidouillée au marqueur noir, sur Washington D.C., le 4 septembre 2019. (Tom Brenner/Bloomberg-Getty Images)

Et les médecins eux, veulent pouvoir décider des besoins de leurs patients, mais ce pouvoir leur est retiré au profit des fonds d’investissement privés.

Nous n’en sommes encore qu’au début de ce qui sera une guerre titanesque entre les maîtres de l’humanité et les technocrates. Les premiers ont la plupart des cartes en main, y compris la conviction que les technocrates ne comprennent pas encore qu’ils sont en guerre et qu’ils n’y sont pas prêts.

Les seconds eux, seront donc probablement vaincus, à moins qu’ils ne fassent quelque chose qu’ils n’ont encore jamais fait auparavant : forger une alliance avec la classe ouvrière.

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