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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2023-086

Daniel Ellsberg, un héros américain

Par Chip Gibbons, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

mardi 8 août 2023, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Daniel Ellsberg, un héros américain

Le 16 Juin 2023 par Chip Gibbons

Chip Gibbons est directeur politique de Defending Rights & Dissent. Il a animé le podcast Still Spying, qui explorait l’histoire de la surveillance politique du FBI. Il travaille actuellement à la rédaction d’un livre sur l’histoire du FBI, qui analyse la relation entre la surveillance politique nationale et l’émergence de l’État de sécurité nationale aux États-Unis.

Daniel Ellsberg en 2008. (Christopher Michel / Wikimedia Commons)

Peu de gens peuvent dire que leurs actions ont contribué à renforcer la liberté de la presse, à mettre fin à une guerre et à faire tomber une présidence. Daniel Ellsberg, qui est décédé aujourd’hui à l’âge de 92 ans, a fait précisément tout cela.

Ellsberg s’est fait connaître du grand public en 1971 lorsqu’il a photocopié une histoire secrète de l’engagement des États-Unis dans la guerre du Viêt Nam, connue sous le nom de « Pentagon Papers » , et qu’il en a donné une copie au New York Times.

La décision du journal de publier ces documents a déclenché une bataille historique en faveur de la liberté de la presse, bataille qui s’est poursuivie jusque devant la Cour suprême. Ellsberg est devenu le premier lanceur d’alerte inculpé en vertu de la loi sur l’espionnage (Espionage Act).

Outre cette demande d’inculpation, Richard Nixon a également mis en place une unité de « plombiers de la Maison Blanche » chargée trouver des informations compromettantes sur Ellsberg. Cette unité sera plus tard au cœur du scandale du Watergate, qui entraînera la chute de Nixon.

Pendant les cinquante années qui ont suivi, Ellsberg n’a cessé de faire campagne pour la paix et le désarmement et de défendre sans relâche ceux qui subissaient les foudres de ce régime du secret qui avait cherché à le mettre en prison.Si Ellsberg a passé cinq décennies à militer contre la guerre, sa carrière a commencé d’une manière bien différente.

Selon ses propres dires, Ellsberg avait été un ardent combattant de la guerre froide. Mais ses expériences au service de la machine de guerre l’ont amené à changer d’avis. Il a occupé plusieurs postes au sein de l’appareil de sécurité nationale de l’État américain. Il était au Pentagone le jour où les forces nord-vietnamiennes auraient, apparemment, attaqué l’USS Maddox dans le golfe du Tonkin.

Daniel Ellsberg tenant un fusil devant un bunker, vers 1965. (Projet d’archives Ellsberg)

Il s’est rapidement rendu compte que le gouvernement mentait à propos de cet incident. Il s’est rendu deux fois au Viêt Nam, d’abord en 1961 dans le cadre d’une mission d’enquête du Pentagone, puis en 1965 dans le cadre d’une mission du département d’État, au cours de laquelle il a été photographié en tenue de camouflage, armé d’un fusil.

En plus d’être impliqué dans la guerre américaine au Viêt Nam, Ellsberg était impliqué dans la politique nucléaire américaine, il se décrivait comme un « planificateur de l’apocalypse ».

Finalement, Ellsberg a été épouvanté par la perspective d’une catastrophe nucléaire et a pris position contre la guerre du Viêt Nam. Alors qu’il travaillait à la RAND Corporation, liée au Pentagone, Ellsberg a cessé de défendre la guerre pour prendre une part active à l’organisation de la lutte contre la guerre.

Daniel Ellsberg lors d’une conférence de presse concernant les Pentagon Papers en 1971 (Bettmann via Getty Images)

Il s’est lié d’amitié avec Howard Zinn et Noam Chomsky et a participé avec eux à des manifestations.
Lors de la manifestation du 1er mai 1971, Ellsberg a animé un cercle de sympathisants comptant tout à la fois Zinn et Chomsky.

Mais le moment clef dans la vie d’Ellsberg a eu lieu en août 1969, lorsqu’il a assisté à une conférence contre la guerre. Il a écouté les récits d’objecteurs de consciences refusant l’appel sous les drapeaux qui allaient être emprisonnés pour leur acte de courage. Après les avoir entendus, Ellsberg est allé dans sa salle de bain, s’est allongé sur le sol et s’est mis à pleurer.

C’est à ce moment-là qu’Ellsberg a pris sa décision la plus cruciale. Ellsberg a d’abord considéré la guerre comme une erreur, mais il a fini par comprendre qu’il s’agissait d’un crime. Alors qu’une erreur peut être corrigée, un crime doit être combattu.

Un lanceur d’alerte qui dénonce la guerre

En tant qu’employé de la RAND, Ellsberg avait accès à une étude de quarante-sept volumes, soit sept mille pages concernant la guerre du Viêt Nam. Cette étude remontait à l’administration Truman, lorsque les États-Unis avaient financé les tentatives françaises de recolonisation du pays. Elle prouvait que, pas à pas, sur deux décennies et au cours de plusieurs administrations, le gouvernement américain avait menti à la population au sujet de la guerre.

Ellsberg a décidé de rendre publique cette histoire top secrète. Aujourd’hui, les lanceurs d’alerte sont en mesure de copier et transmettre facilement de grandes quantités de données, mais à l’époque, il n’y avait pas de clés USB ni de courrier électronique. Le seul moyen dont disposait Ellsberg pour copier les documents était une photocopieuse. Cette tâche a pris des mois.

Ellsberg a d’abord tenté de transmettre les Pentagon Papers aux membres du Congrès, mais ils se sont montrés réticents pour les accepter. Il s’est alors tourné vers le New York Times. Après d’intenses délibérations en interne, le journal, sous le contrôle de son avocat principal James Goodale, a décidé que leur publication était dans l’intérêt du public et que le premier amendement protégeait ce droit.

Des centaines de partisans de Julian Assange forment une chaîne humaine autour du Parlement, entre les ponts de Westminster et de Lambeth, des deux côtés de la Tamise, pour demander la libération du lanceur d’alerte emprisonné, le 8 octobre 2022 à Londres, au Royaume-Uni. (Mark Kerrison / In Pictures via Getty Images)

L’administration Nixon a demandé une injonction en vertu de la loi sur l’espionnage (Espionage Act) pour empêcher le New York Times de continuer à publier l’histoire secrète. Temporairement réduit au silence, Ellsberg a apporté les Pentagon Papers au Washington Post. Ce dernier les a publiés avant de faire l’objet d’une injonction.

C’est ainsi que s’est enclenché un processus par lequel, à mesure qu’un journal était frappé d’une injonction, un autre prenait le relais et publiait les Pentagon Papers. En plus de la presse, Ellsberg a fait en sorte que le sénateur anti-guerre Mike Gravel en reçoive une copie. Gravel les a versés au procès-verbal du Congrès.

La Cour suprême a finalement décidé que le gouvernement ne pouvait pas empêcher les journaux de publier les Pentagon Papers. Et pourtant, la Cour ne s’est pas prononcée sur la question de savoir si les journaux pouvaient être poursuivis en vertu de la loi sur l’espionnage (Espionage Act) pour l’avoir fait.

En conséquence, Gravel a eu du mal à trouver un éditeur pour publier les Pentagon Papers, mais c’est finalement la maison d’édition Beacon Press qui s’est lancée dans l’aventure [Beacon Press est un éditeur de livres américain de gauche à but non lucratif. Fondée en 1854 par l’American Unitarian Association, c’est actuellement un département de l’Unitarian Universalist Association, NdT].

Alors que la question de savoir si la loi sur l’espionnage pouvait être utilisée contre un éditeur restait posée, l’administration Nixon s’est fondée sur cette loi pour porter plainte contre Ellsberg et Anthony Russo pour avoir publié les Pentagon Papers. Ellsberg s’attendait à passer le reste de sa vie en prison, mais fort de l’expérience qu’il avait acquise en observant les opposants à la guerre, il a quand même copiés les documents.

Comme il le dira plus tard à un journaliste au moment de se rendre, « N’iriez-vous pas en prison si cela pouvait aider à mettre fin à la guerre ? ». Le comportement répréhensible de l’administration Nixon avait toutefois tellement entaché l’affaire qu’un juge a dû la rejeter. Auparavant, la nature draconienne de la loi sur l’espionnage avait pratiquement garanti la condamnation d’Ellsberg et de Russo.

Pour Ellsberg cependant, la quête d’un monde meilleur ne s’est pas arrêtée là. Il a fréquemment participé à des manifestations contre les guerres américaines, que celles-ci aient lieu en Amérique centrale ou en Irak. En 2018, Ellsberg comptait quatre-vingt-sept arrestations pour des actes de désobéissance civile.

Ellsberg a également rencontré un regain de célébrité pendant les années Obama. Chelsea Manning, soldat de l’armée, a transmis à WikiLeaks des documents secrets sur les guerres américaines.

La vérité la plus abominable à propos d’Henry Kissinger est qu’il n’est pas un monstre unique (Adam Berry / Getty Images)

Manning, comme Ellsberg, a été inculpée en vertu de la loi sur l’espionnage. Alors qu’elle comparaissait devant la cour martiale, le Guardian a commencé à publier une série de révélations sur les programmes de surveillance mondiale de l’Agence nationale de sécurité (NSA).

Ces informations provenaient du lanceur d’alerte Edward Snowden. Bientôt, Snowden devait lui aussi être inculpé en vertu de la loi sur l’espionnage. Une nouvelle guerre contre les lanceurs d’alerte était lancée. Et la loi sur l’espionnage était la principale arme du gouvernement à leur encontre.

Ellsberg a été vilipendé par l’establishment politique lorsqu’il a rendu les Pentagon Papers publics. Henry Kissinger, qui a récemment fêté son centième anniversaire , l’a qualifié « d’homme le plus dangereux d’Amérique ».

Pourtant, au fil des décennies, l’histoire a prouvé qu’Ellsberg avait agi de manière héroïque. Lorsque de nouveaux lanceurs d’alerte, comme Manning, sont apparus, certains commentateurs ont essayé, de manière perverse, de les opposer à Ellsberg : lui était un bon dénonciateur, eux ne l’étaient pas. Ellsberg n’a jamais accepté cela, car il se reconnaissait dans leurs actes.

Il a déclaré aux journalistes : J’étais prêt à aller en prison. De toute ma vie, je n’aurais jamais pensé un jour entendre quelqu’un être prêt à cela, à risquer sa vie, pour que d’horribles secrets puissent être révélés. Puis j’ai lu ces rapports et j’ai appris que [Chelsea Manning] était prête à aller en prison. Je ne peux pas vous dire à quel point cela m’a affecté.

Ellsberg s’est non seulement exprimé au nom de Manning, mais il a également assisté à son procès devant la cour martiale. C’est grâce à la campagne qu’il a menée contre l’Espionage Act que j’en suis venu à le connaître. Je l’ai vu prendre la parole en personne pour la première fois lors d’un rassemblement devant Fort Meade au nom de Manning.

La Machine de l’Apocalypse

Des années plus tard, en tant que directeur politique de Defending Rights & Dissent, je lui ai parlé, car Ellsberg a soutenu notre travail pour réformer l’Espionage Act, empêcher l’extradition de Julian Assange et obtenir la grâce de Daniel Hale.

L’engagement et la compassion d’Ellsberg m’ont paru incroyablement limpides. Lorsqu’il s’agissait de lanceurs d’alerte persécutés et torturés par le gouvernement américain, les implications comptaient énormément pour lui.

En décembre 2022, lorsque les partisans de Hale ont organisé une conférence de presse virtuelle pour demander la commutation de la peine de Hale, nous avons demandé à Ellsberg de prendre la parole.

Il était évident qu’il ne se sentait pas bien et aucun d’entre nous ne pensait qu’il pourrait venir. Pourtant, à la surprise de tous les organisateurs, Ellsberg est apparu, vêtu d’un costume et d’une cravate. Tel était son engagement en faveur de la libération de son camarade lanceur d’alerte.

Ces dernières années, Ellsberg s’est de plus en plus concentré sur l’abolition des armes nucléaires. En 2017, il a publié le deuxième tome de ses mémoires , révélant pour la première fois son rôle de « planificateur de l’apocalypse ».

Il a également fait une autre révélation. Au moment où il a fait la copie des Pentagon Papers, il a également copié une étude sur la réponse des États-Unis à la crise du détroit de Taïwan en 1958. Selon cette étude, les généraux américains ont poussé à une frappe nucléaire .

En publiant cette étude, Ellsberg a de nouveau violé l’Espionage Act. Ce faisant, il poursuivait deux objectifs. Tout d’abord, alors que les tensions s’intensifiaient entre les États-Unis et la Chine au sujet de Taïwan (une fois de plus), Ellsberg voulait avertir le monde que celui-ci était passé dangereusement près d’une guerre nucléaire dans le passé.

D’autre part, il défiait le gouvernement américain de l’inculper afin qu’il puisse contester la constitutionnalité de la loi sur l’espionnage (Espionage Act) . Ceci n’a pas été la bataille finale d’Ellsberg contre le secret officiel.

Deux mois avant le diagnostic de son cancer, Ellsberg a révélé qu’en 2010, WikiLeaks lui avait remis des copies des documents fournis par Chelsea Manning. Ellsberg avait conservé ces documents à titre de copie de sauvegarde.

Bien qu’il ne les ait jamais publiés, la loi sur l’espionnage (Espionage Act) criminalise la publication d’« informations relatives à la défense nationale » mais en criminalise tout autant leur seule détention.

Ellsberg a demandé au gouvernement américain de l’inculper en même temps qu’Assange. Une fois de plus, ses motivations étaient claires : il souhaitait lancer un défi constitutionnel à la loi sur l’espionnage (Espionage Act).

« Je continuerai tant que cela me sera possible »

Dans une interview récente accordée au Washington Post, Ellsberg a relevé les similitudes entre la guerre du Viêt Nam et la guerre actuelle en Ukraine. Les deux guerres étaient manifestement dans l’impasse, mais les gouvernements respectifs l’ont nié.

« Je suis actuellement en train de revivre une page de l’histoire que je n’avais aucunement envie de revivre. Et j’espérais ne pas avoir à le faire. Et d’ailleurs, cela va rendre mon départ plus facile - voilà où j’en suis », a déclaré Ellsberg à son interlocuteur. Dans son courrier électronique annonçant son cancer en phase terminale, la menace d’une guerre nucléaire pesait clairement sur l’esprit d’Ellsberg.

Alors qu’il déclarait que le monde risquait une guerre nucléaire à cause de l’Ukraine ou de Taïwan, Ellsberg a écrit : « Il est grand temps - mais ce n’est pas encore trop tard ! - que les opinions publiques du monde entier remettent enfin en question et résistent à l’aveuglement moral volontaire de leurs dirigeants passés et présents. Je continuerai, tant que je le pourrai, à contribuer à ces efforts ».

Alors qu’il considérait que le monde est plus proche que jamais de la catastrophe, il notait : « Je suis heureux de savoir que des millions de personnes - parmi lesquels tous les amis et camarades à qui j’adresse ce message ! - ont la sagesse, le dévouement et le courage moral de poursuivre ces causes et d’œuvrer sans relâche à la survie de notre planète et de ses créatures ».

Lorsque je l’ai interviewé à l’occasion du cinquantième anniversaire de la publication des Pentagon Papers, il est apparu clairement qu’il était bien moins intéressé par les souvenirs du passé que par la poursuite de son travail urgent pour éviter une guerre nucléaire et réformer l’Espionage Act (loi sur l’espionnage).

Pour faire honneur à Ellsberg, il ne suffit pas de se souvenir de lui comme d’un personnage historique, il faut aussi poursuivre son travail et perpétuer son héritage afin de démanteler la machine de guerre qui a coûté beaucoup trop de vies, il faut mettre fin au régime de secret qui l’accompagne et qui écrase ceux qui disent la vérité tout en accordant l’impunité aux criminels de guerre.

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