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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-118

Monarchie britannique et capitalisme

Par Richard Seymour, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

lundi 3 octobre 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne.

Monarchie britannique et capitalisme

Le 09 Septembre 2022 par Richard Seymour

Richard Seymour est l’auteur [nord irlandais, NdT] de plusieurs livres, dont Corbyn : The Strange Rebirth of Radical Politics. Il tient un blog sur Lenin’s Tomb.

La famille royale britannique sur le balcon du palais de Buckingham lors de la parade célébrant l’anniversaire de la reine à Londres, le 2 juin 2022 (Daniel Leal / AFP via Getty Images)

La monarchie britannique a littéralement tissé sa toile dans le tissu du capitalisme. Plutôt que de se débarrasser de l’ancienne aristocratie, le capitalisme a trouvé sa propre façon d’utiliser la monarchie britannique. Les deux fonctionnent désormais en tandem pour préserver le statu quo en Grande-Bretagne - et devraient donc être combattus de concert.

Rendons d’abord hommage aux vastes réserves de stupidité dont dispose l’État britannique. Cela commence par un grand formalisme creux. Des heures de direct pendant lesquelles il ne se passe absolument rien, on ne raconte rien, de toute évidence on ne pense pratiquement rien, mais le protocole est scrupuleusement respecté.

La seule information donnée : les médecins de la Reine sont « inquiets » pour sa santé, mais elle est « confortable ». Tout le monde sait que cela signifie qu’elle est déjà morte, mais l’heure n’est pas encore venue de l’admettre.

L’annonce étant finalement faite quelques heures plus tard, commence alors une solennelle procédure de religiosité débile qui durera officiellement dix jours. Les panneaux d’affichage numériques de toute la capitale se remplissent instantanément d’images de la défunte reine.

Les adorateurs de la reine avancent, tels des traqueurs de célébrités, se dirigeant vers les grilles du palais de Buckingham. Les présentateurs de journaux télévisés portent un deuil obligatoire. La Première ministre, Liz Truss, confond attitude lugubre et gravité et récite son texte avec apathie : « une vie de service », « un grand héritage », « aimée et admirée », « une énorme responsabilité ».

Clive Myrie, de la BBC, laisse entendre que la crise énergétique qui menace des millions de personnes est désormais « négligeable ». Des journalistes, comme Andrew Sullivan, se déclarent désemparés et bouleversés.

Les hommages « affluent ». La Maison Blanche salue « une femme d’État d’une dignité et d’une fidélité inégalées ». Justin Trudeau, tel un professeur bienveillant rédigeant le bulletin d’une enfant sans intérêt, accumule les adjectifs : « réfléchie, sage, curieuse, dévouée, drôle ». Paris Hilton salue « la véritable meneuse ».

L’une après l’autre, les marques populaires s’emparent des médias sociaux avec des déclarations de condoléances en blanc sur noir, parfois en Comic Sans [Comic Sans est une police de caractères populaire créée par Vincent Connare pour la société Microsoft, NdT] : Birds Eye, Poundland, Domino’s, Ann Summers, Playmobil, Asda, Wimpy, Heinz, Cash Converters, PizzaExpress, Halford, Wickes et William Hill.

Ils sont relayés par les Républicains irlandais du Sinn Fein, par presque tous les députés de gauche et par plusieurs syndicats, qui font tous des déclarations empreintes de révérence—les syndicats, craignant la colère de la presse réactionnaire, suspendent les actions de grève prévues.

Sur les médias sociaux, les internautes réagissent à cette orgie kitschissime indigente et dégoulinant de flagornerie —dont une grande partie est totalement cynique — par des messages de merde nihilistes et des critiques républicaines à l’encontre de la Maison de Windsor.

Ils déterrent le dossier des sympathies royales nazies, du racisme, de l’implication capitale dans la tyrannie coloniale, du soutien à l’institution de l’esclavage et, bien sûr, de l’amitié étroite du duc d’York avec le violeur d’enfants Jeffrey Epstein et de l’accord à l’amiable de plusieurs millions de livres avec Virginia Giuffre, qui a accusé le duc de l’avoir agressée après avoir été victime d’un trafic.

En réaction, le chagrin gronde. Plusieurs Britanniques sérieux, comme l’ancien stratège des Tories Nick Timothy et le journaliste Ben Judah, mettent en garde les Américains en particulier contre quelque signe d’irrespect que ce soit. Des libéraux dignes de ce nom, comme le toujours médiocre Jonathan Pie, hurlent aux fouille-merde des réseaux de se taire. « En tant que non royaliste s’exclame-t-il, pour ma part, je pleurerai sa perte ».

Pour ma part, je ne le ferai pas. Les gens ont le droit de faire leur deuil s’ils le souhaitent : le contrôle de l’expression des émotions est en grande partie le fait des royalistes. Mais je rêve d’un jour où la« rhapsodie féodale » des souverains, de leurs proches (« lignée ») et de leurs transactions immobilières (« mariage ») cessera d’être une composante quotidienne de la vie publique britannique.

J’attends avec impatience le jour où la reptation servile et sentimentale devant leurs majestés émotionnellement handicapées et globalement corrompues sera enterrée au cours d’un défilé funèbre de cercueils recouverts de l’Union Jack. Mais rêver d’un État capitaliste entièrement rationnel, qui corrigerait ce que la révolution bourgeoise britannique n’a pas réussi à accomplir, c’est aspirer à un mirage.

Bien que cela soit théoriquement possible, il est extrêmement improbable que la Grande-Bretagne se défasse de sa monarchie à moins d’une convulsion sociale comparable, ou proche, de la révolution. L’État capitaliste britannique a historiquement été défini par ses succès en tant qu’État impérialiste.

Il a été le premier empire capitaliste du monde, et c’est en tant qu’État impérialiste qu’il a le plus étroitement épousé le principe monarchique — grâce à sa victoire contre la France républicaine, par exemple, et lors de ses conquêtes coloniales, depuis les guerres de l’opium jusqu’au Raj et aux Mandats.

C’est en tant qu’impératrice des Indes que Victoria a réussi à réinventer une monarchie jusque-là délabrée et menacée face à la montée de la démocratie de masse. C’est grâce à la richesse des colonies que la famille royale britannique, qui a elle-même toujours été une famille très prospère d’entrepreneurs capitalistes et pas seulement de rentiers, a retrouvé son dynamisme et son exubérance perdus. Aujourd’hui, la Firme pèse près de 28 milliards de dollars

Boîtes de biscuits monarchiques britanniques

Même si notre monarchie de couvercles de boîtes de biscuits (comme l’a appelée Will Self) [Parmi l’une des sources de revenus de la couronne britannique, les boutiques de souvenirs à l’effigie des Windsor rapporteraient plusieurs centaines de milliers d’euros chaque année, de la vaisselle, du gin, des biscuits, mais aussi du thé..., NdT] ne surfe plus sur la vague du succès colonial, elle reste au faîte d’une hiérarchie impériale dont le « rôle dans les affaires mondiales » (comme le voudraient nos euphémistes professionnels) repose largement sur le capital culturel cumulé incarné par le Commonwealth.

La Maison Windsor s’est également affirmée comme une puissance domestique. La monarchie a assidûment courtisé une base populaire, ce qui l’oblige à agir en tant que partenaire silencieux dans la lutte des classes — une source de légitimité pour la bourgeoisie, du fait de son désengagement apparent (seulement apparent) par rapport à la réalité quotidienne de la croissance du capital.

Et le capitalisme britannique n’est pas à court de projets pour utiliser ces résidents venus des plaines allemandes, et ceux-ci ne consistent pas seulement à amuser le public dans sa glorification et sa traque des membres de la famille royale. Il est facile de le vérifier : aucune force politique pro-capitaliste sérieuse au Royaume-Uni n’est tentée par la voie républicaine. Le leader travailliste Keir Starmer est un serviteur de l’État, il a été directeur des poursuites pénales, et il ne ferait pas plus de tort à la royauté qu’il n’exproprierait le capital.

Ses prédécesseurs, depuis le républicain Jeremy Corbyn juqu’aux modernisateurs bourgeois de l’aéropage de Tony Blair, se sont tenus à l’écart de toute controverse de ce type. Même le Scottish National Party, à l’avant-garde du libéralisme constitutionnel dans sa rupture avec Westminster, a insisté sur le fait qu’une Écosse « indépendante » voudrait continuer d’avoir Queenie, désormais Charlie, comme chef d’État.

Amour et argent : En s’éloignant de la famille royale, le prince Harry et Meghan Markle pourraient être mieux lotis financièrement (AP)

La monarchie fonctionne toujours comme le garant d’une caste au sein de la classe dirigeante, au sein de laquelle tout bon bourgeois veut être admis—décernez à un vieux chef d’entreprise un OBE (Ordre de l’Empire britannique), et il considérera qu’il a réellement réussi sa vie.

La monarchie continue d’accorder des distinctions sociales ; plus encore, elle maintient et perpétue une foi superstitieuse dans la distinction, dans l’« honneur » dû au mérite ainsi que dans l’ « honneur » découlant d’un droit de naissance. Son système pour accorder des grades structure toujours les hiérarchies au sein de l’État, notamment la police, la marine, l’armée de l’air et l’armée de terre.

La monarchie continue d’être le principal mécène de la « britannicité », mythe d’une culture nationale temporellement constante et organiquement entière, invoquée par tout législateur en quête d’un mandat de nature régalienne. Elle est le sponsor du discours martial, nous invitant à croire que la classe dirigeante britannique et ses autorités étatiques, notamment ses forces armées, adhèrent à des « valeurs » autres que celles d’un calcul égoïste.

Ses célébrations et festivals relatifs à la souveraineté continuent de servir de médiation pour notre expérience du capitalisme, laissant entendre qu’au-delà de l’expérience quotidienne du conflit et de la confrontation, il existe une entité plus essentielle, une unité éternelle dans le système politique britannique. À une époque de laïcité politique, la déférence est toujours de mise.

La Maison Windsor est sensible au déclin séculaire, mais ce déclin prend un temps horriblement long. Plus longtemps que ce qui est raisonnable. Et sa capacité d’adaptation, sa résilience face aux vents dominants de la Weltanschauung [vision du monde, NdT], démontrent que la monarchie a réussi à se tisser dans la trame du capitalisme britannique, en particulier de l’État britannique, ce qui fait que pour être un républicain efficace, il faut d’abord être socialiste.

Et pourtant, on sent que même un grand nombre d’anciens socialistes, sans parler des libéraux, n’arrivent à imaginer l’Angleterre autrement qu’avec sa première famille difforme. Comme dans les années 80, les récentes offensives de la classe dirigeante ont été accompagnées d’un spectacle royal.

À l’ère de l’austérité, par exemple, un prince aîné chauve — qui avait déjà cherché à prouver son aptitude à gouverner aux frontières de l’Afghanistan — a épousé une vendeuse dans le secteur de la mode. Cela n’a pas rendu les restrictions plus acceptables, pas plus que les épousailles de 1981 n’ont sauvé Margaret Thatcher du marasme dans lequel elle se trouvait alors. Le message était plus subtil que cela.

On se souvient du ravissement manifesté par tant de gauchistes et de libéraux lors de la cérémonie des Jeux olympiques de Danny Boyle, au cours de laquelle Sa Majesté accompagnait James Bond (un mercenaire fictif de l’État impérial) . Pourquoi pensez-vous que le climax patriotique de cette année-là est considéré avec une telle nostalgie par les opposants au nationalisme du Brexit ? Y a-t-il quelque chose qui révèle davantage le conservatisme fondamental, les attachements nostalgiques et la sentimentalité coloniale brute de notre presse de gauche que sa déférence à la fois ironique et sincère envers le royalisme ?

La princesse Michael de Kent a été photographiée portant la broche Blackamoor après avoir assisté au banquet annuel de Noël de la reine au palais de Buckingham (Getty images)

La bigoterie inébranlable de la Maison de Windsor a, bien sûr, toujours été une source d’embarras pour ses défenseurs. Pendant des décennies, jusqu’à la fin des années 60, il était interdit aux « immigrants ou étrangers de couleur » de travailler au palais. Le prince Phillip était connu pour ses « gaffes » racistes.

En 2017, la princesse Michael de Kent a été obligée de présenter des excuses pour avoir porté une broche raciste Blackamoor lors d’un déjeuner avec la duchesse de Sussex Meghan Markle. L’année dernière, Meghan Markle a avoué à Oprah [Winfrey, NdT] que la Maison de Windsor s’était inquiétée de la couleur de peau de son bébé.

Et pourtant, le racisme apparemment désuet de la Firme, datant d’une époque où la royauté britannique parcourait triomphalement le monde, n’est pas un élément marginal dans sa fonction politique. Son message à Markle est essentiellement le même que son message à nous tous.

Oui, le capitalisme est en crise. Oui, l’idéologie dominante est en crise. Oui, les conditions de survie de la civilisation sont peut-être en train de se désintégrer autour de nous. Oui, des millions de personnes sont mortes récemment dans ce qui est probablement un premier épisode d’une série de fléaux.

Oui, la démocratie tumultueuse et émergente et les forces du néofascisme vont probablement se rencontrer dans une rivière de sang. Oui, le faucon tournoie dans le tourbillon qui se creuse, les quatre cavaliers sont lâchés, et la terre se meurt.

Mais en dépit de tout cela, le message l’affirme, la Firme est éternelle. Elle n’est pas frappée de temporalité. Elle se reproduit grâce à la naissance (lignée) et grâce au mariage (propriété), qui donnent lieu à une véritable explosion de banderoles impériales, les médias insufflant le patriotisme dans le courant dominant, et c’est là notre image de l’éternité.

Tant que le capitalisme britannique perdurera, tant que l’État-empire perdurera, tant que le "butcher’s apron" flottera , alors longue vie à Britannia et ses incarnations. [butcher’s apron = Union Jack : le tablier du boucher est un terme péjoratif pour le drapeau britannique, courant chez les républicains irlandais, une référence à l’aspect maculé de sang du drapeau et aux atrocités commises en Irlande et dans d’autres pays sous le régime colonial britannique. Les paroles de The Butcher’s Apron proviennent d’un poème écrit par Henry Dupre LaBouchere, un immigrant français en Angleterre NdT]

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