AID Association Initiatives Dionysiennes

Ouv zot zié !

Accueil > Politique > 60 milliards de dollars ? Pour faire quoi ?

Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2024-031

60 milliards de dollars ? Pour faire quoi ?

Par Mark Episkopos, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

mardi 26 mars 2024, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

60 milliards de dollars ? Pour faire quoi ?

Le 8 mars 2024 par Mark Episkopos

Mark Episkopos est chercheur sur l’Eurasie au Quincy Institute for Responsible Statecraft, spécialiste de l’Eurasie. Il est également professeur adjoint d’histoire à l’université Marymount. Il est aussi titulaire d’un doctorat en histoire obtenu à l’American University et d’une maîtrise en affaires internationales obtenue à l’Université de Boston.

Le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy et le président de la Chambre des représentants américaine Mike Johnson avant leur rencontre à Washington, États-Unis, le 12 décembre 2023 (Photo : Ukrainian Presidential Press Service via Getty Images)

Qu’est ce qu’une aide accrue à l’Ukraine fera de plus ? Il y a des limites à ce que Kiev peut faire, même avec un flux illimité d’aide occidentale.

Ce n’est un secret pour personne, les partisans d’une victoire totale en Ukraine se sont focalisés sur l’adoption par le Congrès d’un programme d’aide militaire à l’Ukraine de 60 milliards de dollars, présenté par l’administration Biden à la fin de l’année dernière.

Ses partisans affirment que cette aide est d’une importance vitale, voire existentielle, mais quels effets ce paquet pourrait-il réellement avoir sur la ligne de front en Ukraine et de manière plus générale, quel est l’enjeu réel du débat sur l’aide à l’Ukraine ?

Ce financement, qui fait partie d’une enveloppe plus large de 95 milliards de dollars supplémentaires destinée à l’Ukraine, mais aussi à Israël et Taïwan, prévoit une somme de 20 milliards de dollars pour reconstituer les stocks du ministère de la Défense suite aux précédents volets d’aide à l’Ukraine, environ 14 milliards de dollars pour permettre à l’Ukraine d’acheter des armes auprès d’entités américaines, 15 milliards de dollars pour fournir un soutien, notamment en matière de renseignement et de formation militaire, et 8 milliards de dollars pour un soutien budgétaire direct au gouvernement ukrainien.

Cette somme, bien que phénoménale dans l’absolu, fait pâle figure à côté des 113 milliards de dollars d’aide à l’Ukraine approuvés par le Congrès en 2022, à un moment de la guerre où l’équilibre des forces était beaucoup plus favorable aux Forces armées ukrainiennes (FAU) qu’il ne l’est aujourd’hui.

Ces dernières font face à une kyrielle de défis majeurs, au premier rang desquels figurent le manque croissant de troupes et le déficit alarmant de munitions dont elles souffrent dans une guerre qualifiée de « guerre d’artillerie » par les responsables ukrainiens.

Ce nouveau programme d’aide vise à soulager la soif toujours croissante des Ukrainiens en matière d’obus, mais l’argent ne se convertit pas directement en munitions facilement disponibles.

On ne sait pas exactement combien d’obus les États-Unis peuvent envoyer à l’Ukraine et dans quel délai ils pourront le faire, même si la demande d’aide supplémentaire était approuvée aujourd’hui.

Les troupes ukrainiennes tirent des roquettes en direction des positions russes sur une ligne de front dans la région du Donbass (Photographie : Aris Messinis/AFP/Getty Images)

Selon les estimations du RUSI (Royal United Services Institute ; NdT). datant du début de l’année, la Russie effectue 10000 tirs d’obus d’artillerie par jour .

Pour avoir une idée de ce que cela représente, il suffit de rappeler que la production annuelle européenne en février 2023 ne s’élevait qu’à 300 000 obus, soit à peu près ce que la Russie a dépensé chaque mois en Ukraine.

La Russie, qui aurait produit environ 2 millions d’obus d’artillerie en 2023, a distancé ses homologues occidentaux au rythme de sept pour un, selon une évaluation des services de renseignement estoniens datant de l’année dernière.

Josep Borrell, le plus haut diplomate européen, a fait remarquer que l’Europe ne peut pas supporter seule le poids du soutien à l’Ukraine, mais certains signes indiquent que Washington pourrait avoir du mal à répondre à certains des besoins essentiels de l’Ukraine, même si d’un côté de l’échiquier comme de l’autre la volonté politique était au rendez-vous.

Il n’existe en effet aucune réponse immédiate pour réorganiser la filière industrielle de la défense américaine et pouvoir ainsi soutenir les dépenses ukrainiennes en munitions, qui atteignent des niveaux vertigineux.

Les responsables américains ont annoncé leur intention d’augmenter progressivement la production jusqu’à 100 000 obus par mois, mais cet objectif restera hors d’atteinte au moins jusqu’en octobre 2025.

Le ministre ukrainien des affaires étrangères, Dmytro Kuleba, a affirmé que l’Ukraine avait besoin de 2,5 millions d’obus cette année - soit environ 208 000 par mois - pour soutenir son effort de guerre, ce qui laisse supposer un taux d’utilisation que l’Occident ne peut tout simplement pas garantir à court ou à moyen terme, même dans le cadre du projet de loi prévoyant un financement supplémentaire.

Les sévères déficits matériels de Kiev s’accompagnent d’une pénurie de personnel tout aussi grave, un problème que l’Occident ne peut résoudre sans une intervention militaire directe en Ukraine.

Le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy s’est efforcé d’élaborer une stratégie de mobilisation viable dans un contexte de divisions internes croissantes, alors même que le nombre de volontaires étrangers a diminué par rapport au pic de 20 000 enregistré au début de l’année 2022.

Munitions russes abandonnées à Izyum, dans la région de Kharkiv, village repris par les Ukrainiens (© Crédit photo AFP)

Ces pénuries sont dues non seulement aux pertes ukrainiennes, qui dépasseraient les 31000 morts au combat annoncés par Zelensky le mois dernier, mais aussi à des tendances à la dépopulation si marquées qu’elles frôlent l’effondrement démographique .

Kiev doit également faire face aux effets secondaires d’une guerre totale prolongée et coûteuse ; un programme de mobilisation plus ambitieux priverait davantage encore le marché du travail de main d’œuvre, ce qui mettrait encore plus à mal l’économie de guerre chancelante de l’Ukraine.

Dans le drame qui est en cours, Moscou n’est pas un acteur statique. Les Russes perçoivent parfaitement les faiblesses de l’Ukraine et s’empressent de les exploiter au maximum, tirant parti des avantages que leur confèrent leurs vastes ressources humaines et leur puissance de feu, pour, au lendemain de la chute d’Avdiivka (https://responsiblestatecraft.org/macron-nato-ukraine/), exercer une pression tout le long de la ligne de front à l’est et au sud-est de l’Ukraine.

En bref, l’effort de guerre ukrainien est sous perfusion. Pour la première fois depuis le début de l’invasion russe en 2022, son effondrement est désormais une réelle possibilité.

À la lumière de ces sombres réalités, à quoi peut servir le programme d’aide de 60 milliards de dollars ? Il aidera sans aucun doute l’Ukraine à imposer des coûts et à ralentir le rythme des avancées russes.

Cependant, il ne permettra pas d’écarter définitivement la menace d’un effondrement, il donnera vraisemblablement un second souffle aux FAU au cours des prochains mois.

Mais, comme l’a fait remarquer avec justesse le sénateur J.D. Vance (Républicain-Ohio), il « ne va pas fondamentalement modifier la réalité du champ de bataille ». Il est important de noter que reconnaître les limites de l’aide occidentale ne veut pas dire que continuer de soutenir l’Ukraine soit complètement inutile.

En réalité, un scénario qui verrait les FAU s’effondrer et l’Ukraine être écrasée par les forces russes serait dangereux pour toutes les parties concernées et rendrait la conclusion d’un accord durable encore plus difficile.

500 mesures de sanction contre 60 milliards de dollars d’aide : Le meilleur moyen de "vaincre la Russie" est d’aider l’Ukraine "sur le terrain".

Mais il est tout aussi vrai que tout plan de soutien à l’Ukraine doit s’accompagner d’une évaluation objective de ce qui peut et ne peut pas être réalisé à ce stade de la guerre.

Les promesses de maintien de l’aide occidentale à l’Ukraine constituent un levier important, sinon primordial vis à vis de Moscou dans cette guerre, mais ce dernier a tendance à se diluer si il n’est pas exploité.

Le problème n’est pas l’aide en tant que telle, mais plutôt la persistance à vouloir atteindre des objectifs de guerre maximalistes qui sont de plus en plus éloignés des réalités de cette guerre.

Les propositions visant à soutenir la défense de l’Ukraine jusqu’en 2024 afin de pousser Kiev à une nouvelle contre-offensive en 2025 préparent les FAU à une réédition de la désastreuse contre-offensive de 2023, si ce n’est en pire.

La plupart des dirigeants occidentaux ont sagement écarté les projets impliquant des troupes de l’OTAN sur le terrain en Ukraine (https://www.lemonde.fr/en/international/article/2024/02/27/ukraine-allies-including-uk-germany-and-poland-reject-talk-of-troop-deployment_6564747_4.html#).

Au cours des deux dernières années, les partisans des objectifs de guerre maximalistes en Ukraine ont remarquablement réussi à influencer les politiques tant sur le champ de bataille qu’en dehors de celui-ci.

Depuis les lance-roquettes HIMARS et les missiles de croisière SCALP jusqu’aux systèmes de missiles Patriot et aux chars de combat Leopard 2A6, l’Ukraine s’est vue saturée d’une large et puissante palette d’armes occidentales.

Le régime de sanctions internationales à l’encontre de la Russie est de loin le plus important de l’histoire et ne cesse de se renforcer, l’UE en étant à son treizième train de mesures restrictives tandis que le département du Trésor américain cherche constamment de nouvelles occasions pour serrer davantage la vis concernant Moscou.

La dernière mesure en date est le versement d’un supplément de 60 milliards de dollars, mais le problème n’a jamais été un manque en terme d’action - c’est l’absence de fin de partie crédible en Ukraine.

Le président de la Chambre des représentants, Mike Johnson, a demandé à l’administration Biden de formuler « une stratégie claire en Ukraine, une voie vers la résolution du conflit » .

Parce qu’en effet, il est essentiel de recentrer le débat concernant l’Ukraine sur la recherche d’un consensus autour d’un cadre réaliste pour la fin de la guerre.

Mark Episkopos

Version imprimable :