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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-93

PP3 - Lecture des Pentagon Papers

Par Mike Gravel et Joe Lauria, traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 30 août 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Divulgation des Pentagon Papers au Congrès PP3- Lecture des Pentagon Papers

Le 23 juin 2021 Par Mike Gravel et Joe Lauria

Troisième partie : Lecture des Pentagon Papers

Dans la troisième partie de cette série en huit épisodes, le sénateur Mike Gravel présente les Pentagon Papers lors d’une audition devant une sous-commission du Sénat et connaître la vérité sur ce qu’ont fait les États-Unis le frappe de plein fouet.

Mike Gravel (décédé le 26 Juin 2021) a siégé au Sénat américain pendant deux mandats en tant que représentant de l’Alaska de 1969 à 1981. Au cours de sa deuxième année au Sénat, Gravel a diffusé rendu publics les Pentagon Papers à une époque où la publication par les journaux avait été bloquée. Gravel était un farouche opposant au militarisme américain et s’est présenté à l’investiture du parti démocrate pour la présidence en 2008 et en 2020.

Joe Lauria est rédacteur en chef de Consortium News et ancien correspondant à l’ONU pour le Wall Street Journal, le Boston Globe et de nombreux autres journaux. Il a été journaliste d’investigation pour le Sunday Times de Londres et a commencé sa carrière professionnelle en tant que pigiste pour le New York Times. On peut le joindre à l’adresse joelauria@consortiumnews.com et suivi sur Twitter @unjoe.

Dans la première partie, Gravel a apporté les documents au Capitole pour les rendre publics en les intégrant aux archives du Congrès.
La deuxième partie raconte comment Gravel a obtenu les documents d’Ellsberg. Voici la troisième partie de la série en plusieurs épisodes de Consortium News sur le 50e anniversaire du jour où le sénateur Mike Gravel a obtenu les Pentagon Papers des mains de Daniel Ellsberg et les conséquences auxquelles Gravel a dû faire face pour avoir divulgué ces documents top secrets au Congrès, quelques heures seulement avant que la Cour suprême ne se prononce sur l’affaire le 30 juin 1971.

Les extraits publiés ici sont tirés du livre A Political Odyssey (Une odyssée politique) du sénateur Mike Gravel et de Joe Lauria (Seven Stories Press). Il s’agit de l’histoire de Gravel racontée et écrite par Lauria.

Des soldats américains brûlent des huttes en herbe à My Tho, Vietnam, le 5 avril 1968. (Spécialiste de l’armée de Terre de quatrième classe Dennis Kurpius / Wikimedia Commons)

Aujourd’hui, je me retrouve à faire une communication de ces Papers, les yeux aveuglés par les caméras de télévision, à l’approche de minuit, alors que mes émotions et mon épuisement s’accumulent.

J’ai lu le premier chapitre : « L’ambivalence a caractérisé la politique américaine pendant la Seconde Guerre mondiale et a été à l’origine de nombreux malentendus ultérieurs. D’un côté, les États-Unis rassuraient à maintes reprises les Français en leur disant que leurs possessions coloniales leur seraient rendues après la guerre.
D’un autre côté, ils s’engageaient fermement dans la Charte de l’Atlantique à soutenir l’autodétermination nationale, et le président Roosevelt a personnellement et avec véhémence plaidé pour l’indépendance de l’Indochine.
Franklin Delanoe Roosevelt (FDR) considérait l’Indochine comme un exemple flagrant de colonialisme onéreux, qui devait être confié à une tutelle plutôt que de revenir à la France. Le président a discuté de cette proposition avec les Alliés lors des conférences du Caire, de Téhéran et de Yalta et a reçu l’aval de Tchang Kaï-chek et de Staline ; le Premier ministre Churchill a émis des réserves. »

Certains universitaires pensent que, si FDR avait vécu, il n’y aurait peut-être pas eu de guerre du Vietnam pour les troupes françaises ou américaines. Mais les Pentagon Papers ont révélé, grâce à l’accès à des documents classifiés du département d’État, de la Central Intelligence Agency et du département de la Défense, que bien que Roosevelt ait « plaidé avec véhémence » en faveur d’une tutelle et à terme d’une indépendance du Viêt Nam après la guerre, la Grande-Bretagne, qui occupait l’Indochine après la guerre, s’y refusait.

« En fin de compte, la politique américaine n’était régie ni par les principes de la Charte de l’Atlantique, ni par l’anticolonialisme du président, mais par les impératifs de la stratégie militaire et par l’intransigeance britannique sur la question coloniale », ai-je lu.

J’ai poursuivi avec les années Truman, lisant comment Harry avait rabroué Ho dans une décision de politique étrangère désastreusement stupide. Ho Chi Minh a écrit six lettres à Truman afin de demander le soutien des États-Unis à l’indépendance du Vietnam. Elles ont toutes été ignorées. Ho avait cité la déclaration d’indépendance des États-Unis vis-à-vis de la Grande-Bretagne coloniale dans sa déclaration d’indépendance de 1945 vis-à-vis de la France coloniale.

Les Papers ont révélé que le gouvernement avait menti sur les raisons pour entrer en guerre, sur les raisons pour l’étendre et sur les raisons pour dissimuler ce qui était déjà bien connu dans les cercles du gouvernement : la guerre du Viêt Nam était une impasse que les États-Unis ne pouvaient pas gagner.

Et pourtant, la guerre s’éternisait avec la chair de jeunes Américains déchirée dans les jungles et des vagues de civils vietnamiens innocents périssant sous les bombardements américains.

Gravel craque. (Mike Gravel/YouTube)

J’ai continué de lire jusqu’à ce que je perde les pédales à la lecture des visions d’enfants vietnamiens dont la peau fondait, de villages entiers fauchés alors que leurs pitoyables huttes en herbe étaient enflammées par des briquets Zippo, et de GI saignant à travers les pansements alors que leurs civières étaient poussées vers les hélicoptères en attente.

Les larmes sont venues lentement au début. Mais elles étaient là. Elles ont coulé de mes yeux embrumés, et se sont écoulées tâchant le papier. Je n’arrivais pas à les essuyer assez vite avec un mouchoir froissé. Et puis je n’ai pas réussi à garder mon calme. J’ai mis mon visage dans mes mains, déchiré de sanglots. Je n’arrivais pas à croire ce que mon Amérique était devenue.

J’ai posé les Papers après 1 heure du matin, et j’ai pris le discours que j’avais préparé dans le but de le délivrer à la tribune du Sénat : « Nous avons dépensé sans compter vies et richesses à la poursuite d’un objectif indigne, préserver notre propre puissance et notre prestige tout en mettant à sac les malheureuses terres de l’Asie du Sud-Est. La plus grande démocratie représentative que le monde ait jamais vue, la nation de Washington, Jefferson et Lincoln, a vu son nez plongé dans les marécages par des petits seigneurs de guerre, des généraux jaloux, des trafiquants de toute sorte et des revendeurs de drogue à grande échelle. Et la guerre continue. Des gens sont en train de mourir, des bras et des jambes sont en train d’être amputés et du métal continue de s’écraser sur des corps humains à cause de décisions politiques conçues en secret et dissimulées au peuple américain. Le débat public libre et informé est la source de notre force. Supprimez-le et nos institutions démocratiques deviennent une imposture... Le peuple Américain... ne devrait pas être censé offrir son soutien sur la simple parole d’un président et de ses proches conseillers. Adopter cette position, comme beaucoup le font aujourd’hui, démontre une méfiance fondamentale envers la sagesse collective. »

C’était un concept que je reconnaissais de plus en plus comme une solution : laisser les gens ordinaires décider directement des politiques qui ont un impact sur leur vie – laisser la sagesse collective gouverner : « Notre nation a été fondée sur le principe d’une assemblée municipale, où chaque citoyen avait son mot à dire dans les décisions du gouvernement... Mais, au fil du temps, le centre de décision a échappé au peuple, et s’est même déplacé bien au-delà de ses représentants au Congrès. Avec sa panoplie de spécialistes, sa technologie et sa capacité à définir les secrets d’État, l’exécutif s’est arrogé un pouvoir sans précédent... L’abus généralisé et incontrôlé du secret a favorisé la méfiance et la scission entre le gouvernement et son peuple. Séparés du public par une muraille de secret et leur désir de pouvoir, les dirigeants n’ont pas su écouter le peuple, qui a vu instinctivement que les intérêts vitaux de l’Amérique n’étaient pas en jeu en Asie du Sud-Est. Ils n’ont pas non plus su reconnaître la perspicacité d’un grand nombre de citoyens qui prévoyaient l’échec final de leurs plans. Ils ont même ignoré les prévisions souvent exactes de leurs propres analystes du renseignement. Les barrières du secret ont permis à l’appareil de sécurité nationale ... d’exclure ceux qui remettent en question le dogme. Il en a résulté une incapacité à ... accorder une véritable attention aux alternatives, aux autochtones, ce qui pourrait permettre d’éviter les types de choix désastreux faits au cours de la dernière décennie. »

La réaction

Incapable d’aller plus loin, j’ai inscrit les milliers de pages restantes non lues dans le compte rendu de la sous-commission, j’ai levé la séance et quitté le podium. Il était 2 heures du matin lorsque j’ai quitté les lieux.

Derrière moi, il y avait un étrange mélange de journalistes épuisés, de vétérans nerveux et de greffiers abasourdis. J’ai regagné mon bureau dans le même bâtiment. Quand j’y suis arrivé, mon équipe était encore en train de photocopier frénétiquement plus de 300 pages pour les distribuer à une foule de journalistes déchaînés. Je suis entré sans me faire remarquer. Au milieu de l’agitation, je suis entré et je me suis immédiatement effondré sur ma chaise. Je me suis assis, regardant droit devant moi. J’ai allumé un cigare, regardant la fumée monter au plafond.

Les gens commençaient à rentrer chez eux. Il était près de 3 heures du matin. J’ai regardé dans la pièce qui se vidait et j’ai remarqué un homme étrange et mince, assis seul et silencieux à ma table de conférence, qui lisait des feuilles photocopiées.

« Qui c’est ? » ai-je chuchoté à l’un de mes collaborateurs.

« C’est le Dr Rodberg », a-t-il répondu.

« Qui diable est ce Dr Rodberg ? » ai-je dit.

J’étais tellement épuisé que j’avais oublié que j’avais engagé Rodberg la veille pour m’aider à organiser les Papers et à faire la chronique de l’événement. Je ne l’avais pas encore rencontré. Rodberg était membre de l’Institute for Policy Studies, un organisme de gauche de Washington, à qui Ellsberg avait communiqué des extraits des Papers quelques mois auparavant. Ils avaient fait pression sur Ellsberg pour qu’il leur donne le reste. Rodberg allait éventuellement être mêlé aux représailles de l’exécutif contre moi.

Je ne sais pas comment, je suis rentré en voiture dans le Maryland vers 4 heures du matin, sans vraiment croire à ce que je venais de faire et pétrifié par les conséquences potentielles. J’ai dormi environ jusqu’à midi, quand le téléphone a sonné.

C’était J. William Fulbright, de l’Arkansas, président de la commission des Relations étrangères du Sénat. Il voulait savoir comment j’avais obtenu les documents. J’avais juré le secret à Bagdikian et je ne savais toujours pas quel était le rôle d’Ellsberg, alors je ne pouvais pas lui dire grand-chose.

J’étais en train d’essayer de me rendormir quand le téléphone a sonné de nouveau. C’était Muskie. Il appelait pour me dire combien j’avais montré de courage.

Les journaux m’ont étrillé. « La décision de Gravel fait trembler les sénateurs », titrait le New York Times. « Il a lu des extraits de l’étude pendant trois heures et demie, sa voix se brisant parfois en sanglots et des larmes coulant parfois sur son visage », a écrit le journaliste du Times, John W. Finney. « Ce qu’il a fait a entraîné le mécontentement de nombre de ses collègues, qui ont estimé que cela portait atteinte à la dignité et au sang-froid du Sénat. »

L’action de Gravel vexe les sénateurs

J’étais devenu un paria. La veille de ma lecture des Papers, Nixon a essayé de satisfaire le Congrès en mettant un seul exemplaire à la disposition de chaque Chambre. Ils étaient enfermés dans deux pièces du Capitole, avec des gardes postés à l’extérieur. Les membres pouvaient entrer et lire mais sans prendre de notes. Pouvez-vous imaginer ce que mes collègues ont pensé de moi, alors que la presse était muselée et que les seuls exemplaires disponibles se trouvaient derrière des portes gardées, j’avais rendu publique l’intégralité de l’étude ?

Barry Goldwater, sénateur de l’Arizona qui a perdu contre Johnson lors des élections de 1964, a demandé la suppression de mon habilitation de sécurité. Lowell Weicker du Connecticut, sénateur républicain le plus haut placé dans ma sous-commission, commission avec laquelle j’entretenais par ailleurs de bonnes relations, a qualifié ma réunion de sous-commission « d’illégale ».

Selon lui, glisser des avis sous les portes des membres du comité n’était pas suffisant. Mais Weicker a proposé de cracher au bassinet et de verser la moitié de l’argent lorsque Jennings Randolph, Démocrate de Virginie-Occidentale, a insisté pour que je paie de ma poche les frais de la sous-commission ce soir-là, y compris les heures supplémentaires de la sténographe. J’ai payé après avoir reçu de nombreux dons.

Le sénateur Hugh Scott, leader républicain, a déclaré que les Démocrates devaient découvrir si j’avais violé la règle 36 du Sénat, qui exige que les sénateurs gardent secrètes toutes les informations confidentielles de l’exécutif. Alors Scott, Griffin, Gerald Ford, leader de la minorité de la Chambre, et deux ou trois autres sénateurs républicains, peut-être Dole et Ted Stevens, mon homologue de l’Alaska, sont allés dans le cadre d’une réunion privée voir Mike Mansfield, leader de la majorité démocrate du Sénat. Ils voulaient que je sois sanctionné.

Mais Mike a dit qu’il n’en était pas question. « Gravel prend tout cela très à cœur et de façon très personnelle et cela explique ses motivations », a dit Mansfield. Il m’a dit plus tard qu’il aurait aimé avoir le courage d’en faire autant.

Les Démocrates ont fait en sorte de m’empêcher de poursuivre la lecture le lendemain. Le sénateur Bobby Byrd de Virginie-Occidentale, whip des Démocrates [Le whip est le parlementaire ou représentant chargé de veiller à ce que les élus de son parti soient présents et votent en fonction des consignes du parti, NdT] s’en est chargé. Il a fait en sorte que l’ordre du jour soir extrêmement chargé et a imposé une limite de trois minutes pour les discours qui n’étaient pas liés à une législation en cours.

Cela m’a surpris parce que je suis celui qui avais proposé Byrd comme whip du caucus démocrate contre Ted Kennedy. Certains démocrates ont dit que si je recommençais, le Sénat se tiendrait à huis clos.

« Laissez les sénateurs pleurer »

Ils ne savaient pas que j’étais à la maison, épuisé et que de toute façon, les dés étaient jetés. Mon équipe a quand même communiqué 550 autres pages à la presse ce jour-là. Le Times a également publié un portrait, intitulé « Un Sénateur Intrépide ». On y voyait une photo de moi en train de lire les Papers, avec la légende « Un ramassis de contradictions. »

L’histoire, par Warren Weaver Jr., commençait par : « Le dernier sport d’intérieur au Congrès consiste à essayer de deviner ce qui a poussé Maurice Robert Gravel, un promoteur immobilier de quarante et un ans de l’Alaska, à tenter de faire enregistrer une partie des documents du Pentagone dans les archives publiques, et finalement à fondre en larmes de manière incontrôlable. »

Le très respectable New York Times a ensuite émis l’hypothèse que, parce que je suis né le 13 mai 1930, sous le signe du Taureau, j’étais « enclin à l’exagération et aux actions impulsives ». J’étais un personnage plein de contradictions, précisait le Times, parce que je votais « avec les libéraux mais contre les candidats à leur direction et contre leurs efforts pour limiter l’obstruction systématique. Il aime le Sénat mais en froisse les membres les plus âgés. Il est très soucieux de son image mais se comporte d’une manière qui entache sa propre réputation. »

Ce qui a vraiment ému mes collègues du Sénat, selon le Times, c’est que j’ai pleuré. Cela prouvait que je n’étais pas un homme. Mais il s’est trouvé une femme pour avoir un point de vue très différent. Mildred L. Parke de Scarsdale, NY, était en avance sur le Times.

Elle a en effet écrit plus tard une lettre au journal. « Au rédacteur en chef :
Bien que certains observateurs estiment que le sénateur Gravel s’est comporté de manière peu orthodoxe et émotive lorsqu’il a essayé de rendre du domaine public une partie des « Pentagon Papers », je suis contrainte de faire remarquer que si davantage d’hommes pleuraient quant à notre implication passée et présente en Indochine, peut-être cette guerre serait-elle terminée – aujourd’hui. Les femmes ont pleuré, les orphelins ont pleuré, les enfants ont pleuré, les veuves ont pleuré. Maintenant, laissons les sénateurs pleurer – il est plus que temps. »

Laissez pleurer les sénateurs

J’étais encore en train d’essayer de trouver le sommeil quand Joe Rothstein m’a appelé à 14h30. Il m’a dit d’allumer la radio : la Cour suprême avait rendu sa décision dans l’affaire New York Times Co. versus les États-Unis. J’ai monté le volume.

© Mike Gravel et Joe Lauria

Prochain article : Les implications de la décision de la Cour suprême dans l’affaire NYTimes versus les États-Unis.

Voici quelques images de Gravel lors de l’audience au cours de laquelle il a lu les Papers. Sans montage.

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