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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2024-055

Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre !

Par Stephen Zunes, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

mardi 28 mai 2024, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre !

Le 5 mai 2024, par Stephen Zunes, TRUTHOUT

Stephen Zunes, professeur de politique à l’université de San Francisco, est actuellement professeur invité de recherche Torgny Segerstedt à l’université de Göteborg en Suède.

Un militant pro-palestinien avec une pancarte « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre » lors d’un sit-in, gare de Charing Cross, le 4 novembre 2023, à Londres, au Royaume-Uni. (Mark Kerrison/ In Pictures via Getty Images)

Ne gobez pas la propagande idéologique de la droite au sujet de l’expression : « Du fleuve à la mer ». Jamais cette formule n’a eu vocation à entraîner le massacre des Juifs. Elle a émergé dans les années 1960 comme un appel à l’égalité des droits au sein d’un État démocratique.

La vague de manifestations pro-palestiniennes qui a déferlé sur les campus américains a été déclenchée par l’ordre donné par la présidente de l’université de Columbia, Minouche Shafik, de faire évacuer par la force un campement pacifique le 18 avril.

Cette décision est le résultat direct de son audition sans concession la veille devant une commission de la Chambre des représentants à Washington chargée d’enquêter sur le soi-disant antisémitisme des campus américains : elle s’était alors engagée à prendre des mesures à l’encontre les manifestants.

Un des points essentiels de la séance de questions a été le slogan, très répandu parmi les manifestants pro-palestiniens, « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre ».

La représentante Elise Stefanik (Républicaine-New York) , se référant à une résolution adoptée par la Chambre trois jours plus tôt, a incité Shafik à reconnaître que « 377 membres du Congrès sur 435 condamnent le slogan du fleuve à la mer comme étant antisémite ».

Shafik a répondu qu’elle était d’accord avec ces conclusions, qu’elle avait clairement indiqué que le slogan était inacceptable et que « nous avons des procédures disciplinaires en cours concernant ces termes ».

Au cours de ces dernières semaines, ce slogan a été utilisé pour discréditer les mobilisations nationales, principalement organisées pour exiger des campus qu’ils se départissent de leurs actions dans les entreprises qui soutiennent l’occupation israélienne et le génocide à Gaza.

Des membres du Congrès ont insisté sur le fait que les étudiants qui utilisent ce slogan expriment leur soutien au massacre des Juifs, et le gouverneur du Texas, Greg Abbott, a publié un décret déclarant que ce slogan est intrinsèquement et manifestement antisémite, et que les étudiants qui l’utilisent s’exposent à des mesures disciplinaires.

La résolution de la Chambre des représentants mentionnée lors de l’audition de Shafik, a été adoptée le 16 avril, et déclare que cette expression est « antisémite », qu’elle « perpétue la haine » à l’égard des Juifs et qu’elle constitue un appel « à l’expulsion du peuple juif de sa terre ancestrale ».

Pour la grande majorité des Américains qui utilisent ce slogan, cependant, « du fleuve à la mer » a une signification très différente.

L’expression trouve son origine auprès des nationalistes palestiniens laïques dans les années 1960, alors qu’ils réclamaient un État démocratique laïque dans les limites frontalières de ce qui avait été le mandat britannique pour la Palestine, englobant Israël, la Cisjordanie alors contrôlée par la Jordanie et la bande de Gaza alors administrée par l’Égypte, c’est-à-dire les terres situées entre le Jourdain et la mer Méditerranée.

La police fait face à des étudiants pro-palestiniens après avoir détruit une partie de la barricade du campement sur le campus de l’Université de Californie, Los Angeles (UCLA) à Los Angeles, Californie, le 2 mai 2024. (ETIENNE LAURENT / AFP VIA GETTY IMAGES)

L’Organisation de libération de la Palestine (OLP) l’a adoptée peu après la conquête par Israël des autres régions de la Palestine en 1967, tout en reconnaissant par la suite le contrôle israélien sur 78% du territoire.

Rien n’indique cependant qu’au-delà d’une infime minorité, les personnes qui utilisent ce slogan soutiennent le meurtre ou le nettoyage ethnique des Juifs de ce qui est aujourd’hui Israël.

La Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme, signée par des centaines de spécialistes de l’antisémitisme et largement reconnue comme l’une des définitions de référence de l’antisémitisme, en particulier en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, stipule explicitement que l’expression n’est pas antisémite.

Dans la mesure où nombre de juifs américains se sont laissés manipuler et ont cru que la revendication pour une Palestine libre du fleuve jusqu’à la mer était en réalité un appel au génocide, certains militants pro-palestiniens ont pressé la mouvance plus large pour la libération de la Palestine d’envisager de modifier le slogan afin de lutter contre la désinformation rampante dont il fait l’objet.

Il est vrai qu’il serait plus difficile pour la droite de se livrer à de la désinformation avec un slogan du type « du fleuve à la mer, nous voulons une égalité pleine et entière » qu’avec l’expression « du fleuve à la mer, la Palestine sera libre ».

Mais compte tenu des racines historiques bien ancrées de ce slogan, il est peu probable que le mouvement en solidarité avec la Palestine dans son ensemble décide soudainement de l’abandonner afin de se prémunir contre les campagnes de désinformation de la droite.

Les principaux coauteurs de la résolution de la Chambre des représentants ainsi que les enquêteurs les plus sévères lors des auditions de la commission étaient des Républicains dont l’objectif apparent est de creuser un fossé entre la communauté juive et les progressistes, et de détourner l’attention du véritable antisémitisme émanant de l’aile Trump du parti.

Ces chrétiens conservateurs blancs tentent tout simplement de faire peur aux Juifs en leur faisant croire que les gens qui expriment leur solidarité avec la Palestine n’exigent pas l’égalité, mais essaient au contraire de les tuer.

Ils essaient en substance de convaincre les Juifs, dont beaucoup ont été à l’avant-garde des mouvements pour l’égalité pendant des siècles, que les exigences d’égalité sont en quelque sorte une menace.

Ces efforts fallacieux et trompeurs visant à assimiler le plaidoyer en faveur d’un système démocratique « une personne, une voix » dans toute la Palestine à un plaidoyer en faveur du meurtre des Juifs rappellent les affirmations tout aussi ridicules faites dans les années 1980 par les partisans de l’apartheid sud-africain qui insistaient sur le fait que les exigences « une personne, une voix » formulées par le mouvement anti-apartheid étaient en fait un appel au meurtre des Sud-Africains blancs.

Dans les deux cas, ces critiques s’opposent en fait au concept d’égalité. Les partisans Républicains de la résolution actuelle sur l’« antisémitisme » sont des extrémistes sectaires anti-arabes bien connus qui manipulent cyniquement les angoisses des Juifs pour les besoins de leur programme de droite.

Malheureusement, la grande majorité des Démocrates de la Chambre des représentants semblent également participer à cette manoeuvre : seuls 44 des 213 membres Démocrates de la Chambre des représentants ont voté contre.

En outre, la formulation de la résolution de la Chambre montre clairement que l’intention de celle-ci n’était pas de défendre les Juifs contre un slogan prétendument antisémite, mais bien de promouvoir un récit de droite concernant Israël et la Palestine.

On y trouve une série de clauses qui n’ont rien à voir avec le slogan, dont l’affirmation longtemps discréditée que le Hamas « a décapité des dizaines de bébés », ainsi que la fausse accusation voulant que le Hamas a intentionnellement installé « ses dépôts d’armes et ses avant-postes de renseignement directement en dessous » de l’hôpital Al-Shifa.

Le principal rédacteur de la résolution, le député Anthony D’Esposito (Répulicain-New York), a qualifié de « pro-Hamas » les Démocrates qui soutiennent la conditionnalité de l’aide militaire à Netanyahou.

Le fait que 162 des 213 Démocrates de la Chambre des représentants soient prêts à le croire quant à ce qui s’est passé en Israël et à Gaza plutôt que de se fier à des enquêtes indépendantes, tout comme à croire son interprétation de ce que les manifestants pro-palestiniens entendent par là plutôt que ce qu’ils disent eux-mêmes (la majorité d’entre eux votant vraisemblablement pour le parti démocrate) montre à quel point le parti démocrate s’est droitisé sous la présidence Biden.

De fait, en novembre dernier, la Chambre des représentants a voté une motion de censure, fait assez rare pour être souligné, à l’encontre de la députée Rashida Tlaib (Démocrate-Michigan) pour avoir utilisé cette expression.

Rédigée par Rich McCormick, Républicain de Géorgie, cette motion affirmait que l’expression « du fleuve à la mer » était « un appel génocidaire à la violence pour détruire l’État d’Israël et son peuple ».

Elle condamnait ce qu’elle qualifiait de « description erronée de l’expression « du fleuve à la mer » comme étant « un appel à la liberté, aux droits humains et à la coexistence pacifique, alors qu’elle impliquait clairement la destruction d’Israël ».

Il semble qu’au Congrès, comme partout ailleurs, les hommes blancs vieillissants soient prompts à croire que les jeunes femmes de couleur ne savent jamais vraiment ce qu’elles disent, et que c’est donc à eux d’expliquer au monde ce que celles-ci veulent vraiment dire.

En revanche, aucune motion de censure n’a été déposée contre le député Andy Ogles (Républicain-Tennessee) qui, en réponse aux préoccupations d’un militant concernant le meurtre d’enfants palestiniens par Israël, a répondu : « Je pense que nous devrions tous les tuer ».

Ou contre le député Brian Mast (Républicain-Floride) qui a déclaré : « Il y a très peu de civils palestiniens qui soient innocents ».

Ou contre le sénateur Lindsey Graham (Républicain-Caroline du Sud) qui a demandé à Israël de « faire place nette » lorsque sa campagne de bombardements sur Gaza a débuté.

Ou encore contre le sénateur Tim Walberg (Républicain-Michigan) qui a déclaré, à propos de Gaza : « Ce devrait être comme Hiroshima et Nagasaki. Qu’on en finisse vite ».

Pour le Congrès, ces appels au génocide ne sont pas aussi problématiques que l’appel à un État binational démocratique. Paradoxalement, c’est Israël (et non l’OLP, l’Autorité palestinienne ou la majorité des militants américains solidaires de la Palestine) qui réclame la suprématie d’un peuple sur l’autre, du fleuve à la mer.

Le programme du Likoud , le parti du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et le plus grand parti de la coalition au pouvoir, déclare officiellement : « Entre la mer et le Jourdain, il n’y aura que la souveraineté israélienne ».

Et le 18 janvier, Netanyahu a réaffirmé qu’il n’y aurait pas d’État palestinien : « C’est pourquoi je précise que dans tout autre accord, dans le futur, l’État d’Israël devra contrôler toute la région allant du fleuve à la mer ».

Dans son discours devant l’Assemblée générale des Nations unies en septembre, Netanyahou a brandi une carte sur laquelle Israël contrôlait toutes les terres situées entre le Jourdain et la Méditerranée.

L’écrasante majorité des coauteurs de la résolution de la Chambre sont d’accord avec le gouvernement israélien pour dire qu’il devrait y avoir un État juif israélien dans toute la Palestine historique et ont exprimé leur opposition à ne serait-ce qu’un mini-État palestinien en Cisjordanie.

Ainsi, dans une tentative orwellienne de dissimuler leur propre sectarisme, ils prétendent que ceux qui veulent une égalité des droits allant du fleuve à la mer sont en fait ceux qui sont sectaires.

Et de fait, aucune résolution du Congrès n’a jamais condamné les appels à la suprématie juive israélienne devant régner « du fleuve à la mer », seule une condamnation de l’expression dans le contexte de l’égalité des droits pour tous a été prononcée.

Le Premier ministre Benjamin Netanyahu utilise un marqueur rouge sur une carte du « Nouveau Moyen-Orient » lors de son discours à la 78e session de l’Assemblée générale des Nations unies, le 22 septembre 2023. (AP/Richard Drew)

Le soutien à un État démocratique et laïque dans toute la Palestine n’est pas une position radicale. Un récent sondage a montré qu’environ les trois quarts des Américains, dont 80% des Démocrates et 64% des Républicains, soutiendraient un État démocratique pour tous les peuples si une solution à deux États s’avérait impossible (ce qui semble de plus en plus vraisemblable).

Seule une petite minorité soutiendrait le statu quo de la domination juive israélienne sur l’ensemble du territoire. Les extrémistes antisémites qui veulent tuer ou expulser les Juifs existent bien sûr dans ce monde.

Les forces antisémites les plus puissantes au monde sont en effet des sionistes chrétiens qui souhaitent ardemment que les Juifs poursuivent la colonisation de la Palestine, afin de provoquer un Armageddon auquel ni les Juifs ni les Musulmans ne survivraient.

Quoi qu’il en soit, les efforts visant à criminaliser l’expression « du fleuve à la mer » ne sont pas le fruit d’un souci sincère de faire face aux manifestations d’antisémitisme dans le monde, mais plutôt d’une tentative de discréditer les actions de protestation légitimes. Voilà pourquoi il est essentiel de s’opposer à ce genre de discours alarmiste et fallacieux.

Stephen Zunes
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