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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2023-123

L’Europe n’est pas submergée par les migrants

Par Nathan Akehurst et Joe Rabe, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

mardi 21 novembre 2023, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

L’Europe n’est pas submergée par les migrants

Le 24 Septembre 2023 par Nathan Akehurst et Joe Rabe

Nathan Akehurst est écrivain, il milite dans le domaine de la communication politique et de la défense des droits.

Joe Rabe est secouriste civil bénévole, infirmier et photographe.

La présidente de la Commission européenne, Ursula Von Der Leyen (à gauche), et la Première ministre italienne, Giorgia Meloni (à droite), se rencontrent lors d’un événement organisé dans le cadre de la crise des migrants sur l’île de Lampedusa, en Italie, le 17 septembre 2023. (Valeria Ferraro / Anadolu Agency via Getty Images)

La semaine dernière, plusieurs personnalités politiques européennes de premier plan se sont rendues sur l’île italienne de Lampedusa, présentée comme le symbole d’un continent submergé par les immigrants.

Pourtant, il n’y a pas de « crise migratoire », il y a tout simplement une incapacité politique à créer des itinéraires sûrs pour les personnes concernées.La petite île de Lampedusa est en quelque sorte un radeau de sauvetage naturel.

Bien qu’appartenant à l’Italie, elle se trouve à une centaine de kilomètres de la côte tunisienne, ce qui en a fait un lieu de débarquement stratégique tout au long de l’histoire – et un abri naturel pour les personnes en quête de sécurité.

La semaine dernière, en un peu plus de vingt-quatre heures, plus de sept mille personnes sont arrivées sur l’île. Bien que les traversées aient déjà atteint des sommets de quelques milliers de personnes, ce nombre est exceptionnellement élevé.

En arrivant au terme de leur voyage dans des mers impitoyables, ces gens ont eu de la chance. En 2015, cette route est devenue la plus meurtrière au monde. Mais même après avoir atteint un lieu qu’ils supposaient sûr, il est devenu évident que leur calvaire n’était pas terminé.

On a laissé des milliers de personnes dormir dehors en pleine chaleur, avec peu ou pas de nourriture ni d’eau, et beaucoup d’entre elles ont été encerclées et tabassées par la police.

Pour les détracteurs politiques de droite opposés à l’immigration, la situation d’urgence est devenue une cause célèbre (en français dans le texte), la preuve flagrante que l’Europe est submergée et qu’elle doit renforcer ses défenses.

Des conjectures fiévreuses sur un « blocus naval », comme l’avait proposé la dirigeante d’extrême droite Giorgia Meloni avant son élection à l’automne dernier, ont recommencé à circuler . Le problème est que pratiquement rien de ce que ces opposants ont dit sur le sujet n’est exact.

De façon générale, les dirigeants locaux de Lampedusa et de nombreux citoyens ordinaires ne se sont pas plaints « d’invasions », mais ont au contraire accueilli les personnes en quête de sécurité et ont fait de leur mieux pour leur apporter de l’aide.

Ils ont plutôt souligné que les infrastructures étaient débordées parce que, malgré les efforts de la communauté, on n’a pas fait grand chose au niveau national pour se préparer à de telles affluences. Un tel afflux n’aurait pas eu lieu non plus s’il y avait eu une réponse cohérente et coordonnée pour prendre en charge les personnes qui étaient en détresse en mer.

Les habitants de Lampedusa ont déjà fait face à ces problèmes : les camps ont déjà hébergé jusqu’à cinq fois le nombre de personnes qu’ils étaient en mesure de prendre en charge, et les transferts vers l’Italie continentale ont été effectués tardivement et de manière limitée.

De plus, la situation d’urgence de Lampedusa est un symptôme du désengagement de l’aide en mer et non de son existence. À la même période le mois dernier, nous étions en mission civile de recherche et de sauvetage en Méditerranée centrale, à quelques encablures des côtes libyennes.

Après que notre bateau ait secouru 114 personnes, y compris des personnes dont le pronostic vital était engagé pour avoir dérivé sans nourriture, sans eau et sans carburant pendant six jours, il été arraisonné par les autorités italiennes.

À l’époque , nous avions décrit la façon dont notre travail était continuellement contrarié par ceux qui sont censés nous aider. Dans un contexte d’une telle hostilité, on se retrouve dans des situations insoutenables comme celle de Lampedusa.

Si l’on avait déployé un effort européen de recherche et de sauvetage, on aurait pu répartir les réfugiés dans différents endroits, évitant ainsi d’exercer une pression écrasante sur un seul d’entre eux.

Surtout, les gens ne se lanceraient pas dans des embarcations dangereuses et ne tenteraient pas des voyages désespérés vers les îles italiennes s’ils avaient accès à une protection internationale, laquelle a été systématiquement érodée par les gouvernements européens au cours de la dernière décennie.

Le lobby européen du contrôle des migrations a enfermé le continent dans un cercle vicieux : il crée des crises et de la misère, puis en utilise les conséquences spectaculaires pour exiger encore davantage de mesures du même ordre.

La frontière italienne

La Première ministre italienne, Meloni, n’a pas perdu de temps pour tirer un profit politique de la situation d’urgence à Lampedusa.

En l’espace de quelques jours, son cabinet a accepté d’allonger la durée de détention des migrants la faisant passer de trois à dix-huit mois, mais aussi de créer toute une série de centres de détention dans des zones reculées partout dans le pays, et il semble que d’autres mesures encore sont à venir.

Il suffit de jeter un œil au réseau de camps de détention en Grèce pour se rendre compte des conditions de vie misérables et intenables auxquelles ces gens sont contraints.

La situation d’urgence de Lampedusa est un symptôme du désengagement de l’aide en mer et non de son existence. Cependant, cette décision est un signe de faiblesse et non de force. L’année dernière, lors de sa campagne électorale, Meloni a accusé ses rivaux de droite d’avoir échoué en matière de chiffres migratoires.

Ils retournent aujourd’hui cette tactique contre elle, l’accusant de trahir ses électeurs. Il s’agit en partie d’opportunisme, mais en partie aussi d’une réaction au jeu prudent qu’elle joue quant à l’immigration.

Plus de 7.000 migrants sont arrivés à Lampedusa en provenance de Tunisie en début de semaine (Image:Cecilia Fabiano/AP/picture alliance)

D’un côté, Meloni a renforcé les mesures de contrôle aux frontières et l’Italie continue d’entraver le travail des équipes de secours. D’un autre côté, à l’instar de ses prédécesseurs elle reconnaît que l’Italie a besoin de migration de travail et adopte même un objectif ambitieux de 833 000 nouveaux travailleurs immigrés au cours des prochaines années.

Cela n’est pas surprenant pour ceux qui suivent de près les politiques migratoires, le rôle que jouent les frontières rigides dans les économies capitalistes modernes consiste moins à empêcher réellement les migrations qu’à réglementer et réduire les salaires et le niveau des conditions des travailleurs migrants à court terme une fois qu’ils sont arrivés,y compris en les menaçant d’expulsion.

Mais cette approche apparemment contradictoire l’a placée sur la corde raide. Toutefois, elle a fait preuve en matière de migration de capacités d’initiative que peu d’autres responsables politiques ont su mettre en œuvre, se saisissant de la question là où d’autres la fuyaient.

Elle a ainsi dû faire des compromis surprenants : en matière d’emploi, mais aussi en s’attaquant aux « causes profondes » de la migration par le biais de l’aide au développement, mais aussi en reconnaissant le rôle du changement climatique et de la pauvreté dans l’apparition des mouvements migratoires.

Les conséquences politiques effectives de cette approche ne sont pas ce qu’elles semblent être. Ce que le gouvernement italien entend par coopération au « développement » est illustré par le nouvel accord avec la Tunisie : un soutien à l’économie et aux forces militaires d’un État qui a brutalement réprimé les réfugiés et les migrants, en échange de la mise en œuvre du contrôle des frontières au nom de l’Europe.

Alors que l’accord avec la Tunisie est présenté comme l’avenir des « partenariats » en matière de migration, les garde-côtes tunisiens laissent des gens mourir dans le désert et les autorités du pays refusent de laisser les politiciens et les journalistes enquêter sur leurs actions.

La team Europe se rend en Tunisie

Meloni s’est démarquée des autres dirigeants européens en prenant les choses en main et en franchissant rapidement et habilement les frontières. Elle a pris la tête de la droite dure européenne en exigeant de l’UE qu’elle finance davantage l’édification de murs et l’achat d’armes.

Elle a rallié à sa stratégie les gouvernements d’Afrique du Nord et même une partie des ONG. Et maintenant, elle accueille Ursula von der Leyen à Lampedusa, lors d’une visite qui marque une convergence de politiques qui se fait attendre depuis longtemps.

Von der Leyen a atterri à Lampedusa quelques jours après son discours sur l’état de l’Union européenne, qui était en fait un discours de campagne pour son second mandat et qui visait à séduire un Parlement européen dont la composition serait plus droitière que l’actuel.

Sur la question de l’immigration, elle a surtout souligné les avantages de l’accord conclu avec la Tunisie par l’Italie de Meloni, Von der Leyen et le Néerlandais Mark Rutte au début de l’année et ce, au mépris des institutions européennes.

Suite aux débordements racistes du président tunisien Kais Saied et de la répression violente des migrants, l’UE a promis plus de 100 millions d’euros de financement et d’équipements de sécurité et de contrôle des frontières.

En plus de consolider un gouvernement en difficulté, cet accord et d’autres du même type constituent une aubaine pour la nouvelle industrie européenne de l’armement et de la sécurité, sur laquelle les dirigeants de l’UE espèrent mettre l’accent dans le cadre d’une stratégie de croissance plus large.

L’annonce de Von der Leyen précisant que l’UE « accélérera la fourniture d’équipements et renforcera la formation des garde-côtes tunisiens et des autres autorités chargées de l’application de la loi » doit être replacée dans le contexte actuel qui voit les États européens transformer les « garde-côtes » libyens en une force paramilitaire qui n’a aucun compte à rendre et qui a apparemment carte blanche pour refouler, harceler et faire feu sur les bateaux qui traversent la Méditerranée.

L’accord avec la Tunisie définit également le « plan en dix points pour Lampedusa » de von der Leyen . Ce plan comporte quelques éléments positifs, tels que l’aide au transfert de migrants hors de Lampedusa.

Cependant, il est largement caractérisé par des politiques de répression et de surveillance qui ont déjà échoué et qui ont engendré des souffrances sans fin.

Le nouveau plan renforce encore le rôle de Frontex, l’agence européenne des frontières, qui a vu son budget et ses pouvoirs augmenter de façon fulgurante sans que la série d’enquêtes menées l’année dernière sur les violations présumées des droits humains dont elle se serait rendue coupable n’y ait rien changé.

Le plan prévoit également d’accélérer les expulsions ; obligeant les migrants à retourner dans des pays d’origine peu sûrs, principalement dans la région du Sahel qui est en proie à des conflits et à des crises permanents.

Les expulsions n’empêcheront pas les mouvements de population, ceux qui tentent d’échapper à des situations cauchemardesques essaieront simplement de recommencer.

Le Sea Eye 4, à la recherche de personnes en détresse en Méditerranée (Crédit photo : Martina Morini)

Enfin Von der Leyen met l’accent sur les gangs de passeurs. Pourtant, la politique frontalière européenne a donné du pouvoir aux passeurs, parfois directement par le biais d’alliances, parfois en refusant la création d’itinéraires sûrs, ouvrant ainsi la voie à la création d’un marché pour les passeurs.

Comme l’explique Chris Jones, directeur de l’organisation de surveillance Statewatch : « La situation à Lampedusa a été engendrée par un modèle de gestion des migrations dysfonctionnel conçu pour transformer un phénomène largement positif – la migration – en une menace incontrôlée exigeant des réponses coûteuses et exceptionnelles. Ce modèle favorise l’autoritarisme et la militarisation ».

Au-delà de l’Italie et des institutions européennes, d’autres États membres se mobilisent également sur la question de Lampedusa. La France a envoyé des troupes et des drones à sa frontière avec l’Italie, tandis que l’Allemagne a suspendu ses procédures d’asile.

Le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, s’est quant à lui opposé au plan en dix points de von der Leyen, estimant que les passeurs auraient tout à gagner d’une éventuelle répartition, au sein de l’UE, des gens en quête de sécurité.Le nombre d’arrivées à Lampedusa – considérable pour cette petite île, mais pas en termes absolus – n’est pas le problème.

Von der Leyen espère faire adopter le nouveau pacte européen sur l’asile et les migrations, qui prévoit un « mécanisme de solidarité » limité, reposant sur le soutien aux États frontaliers ou la refonte des demandes d’asile. Le pacte lui-même restreint davantage le droit d’asile.

L’option du mécanisme de solidarité, qui permet aux États de financer les États frontaliers au lieu d’accepter les demandes d’asile, est avant tout une charte visant à subventionner les structures de détention des États frontaliers. Cependant, même cette mesure modérée est de trop pour des pans entiers de l’Europe du Nord et de l’Est.

Et le rejet par l’Europe du Nord des mécanismes de solidarité entre États membres ne fera qu’alimenter chez les Italiens et les Grecs le sentiment d’être abandonnés à leur sort par les États puissants. En bref, tous les acteurs majeurs de l’Europe se livrent à une politique mettant en jeu la vie humaine.

Une urgence à l’échelle du continent

Il semblerait que le problème de Lampedusa soit lié à l’impact d’une vague de conditions météorologiques extrêmes qui a temporairement interrompu de nombreuses traversées, créant un afflux de personnes cherchant à fuir la Tunisie pour se mettre en sécurité dès qu’une fenêtre de départ était ouverte. En Libye, pays voisin, en raison de graves inondations, au moins onze mille personnes ont été tuées en l’espace d’une semaine et beaucoup d’autres ont dû être déplacées.

Les recherches menées par World Weather Attribution démontrent que le réchauffement d’origine humaine a multiplié par dix la probabilité de fortes précipitations en Grèce, en Bulgarie et en Turquie et par cinquante fois en Libye, tandis les constructions dans les plaines inondables, le mauvais entretien des barrages et d’autres facteurs locaux ont transformé ces conditions météorologiques extrêmes en catastrophe humanitaire.

En juillet, alors que l’Italie et la Grèce donnaient la priorité au contrôle des migrations au moment même où leurs forêts brûlaient, on a bien vu que l’Europe était confrontée à un choix binaire : se concentrer sur la crise du contrôle des migrations qu’elle fabrique ou consacrer ces ressources à la résolution des crises réelles qui accablent la région, allant de l’accroissement de la pauvreté et des inégalités à l’aggravation des effets du changement climatique.

Les récentes inondations qui ont touché la région euro-méditerranéenne ont une nouvelle fois mis en évidence ce choix. Une fois de plus, tout leadership sérieux a fait défaut.

Le débat sur l’immigration a marqué le pas, les mêmes arguments continuant d’être avancés en faveur de l’édification de nouveaux murs, alors même que leur absurdité – et leur inefficacité, même au sens strict du terme – ne cesse d’être démontrée.

Au lieu des évidences, c’est l’opportunisme politique qui a pris le dessus. L’extrême droite donne le ton et le reste de l’échiquier politique réagit en reprenant les mêmes inepties, soit parce qu’il n’est pas disposé à formuler une alternative claire, soit parce qu’il profite également de la situation actuelle.Des évènements comme l’urgence de Lampedusa sont instrumentalisés pour justifier la poursuite de l’approche actuelle.

Mais, si on les interprète convenablement, ce n’est pas pour légitimer la construction de murs plus hauts, mais pour coordonner les opérations de sauvetage, mettre en place des infrastructures permettant à chacun de profiter des avantages de la migration, apporter une véritable aide humanitaire et rétablir le droit d’asile. Si nous ne réussissons pas à faire cela, nous serons tous affectés.

Sur tout le continent, les dirigeants se servent de la notion de contrôle des migrations pour diviser et déshumaniser les gens, pour détourner l’attention des échecs des États, pour créer une main-d’œuvre exploitée dont les droits sont limités ou inexistants dans un nivellement vers le bas, et pour déverser un maximum de capitaux pour des frontières militarisées au lieu de s’attaquer aux multiples urgences réelles auxquelles nous sommes confrontés.

Tant que nous ne parviendrons pas à sortir le débat sur la migration de sa torpeur actuelle, les conditions – tant pour ceux qui croupissent à Lampedusa que pour la plupart d’entre nous – ne feront qu’empirer.

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