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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2023-096

La Turquie deviendra-t-elle un membre de l’UE ?

Par Steve Fraser, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

mardi 5 septembre 2023, par JMT

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La Turquie deviendra-t-elle un membre de l’UE ?

Le 17 juillet 2023 par Philip Balboni

Le président de la Turquie Recep Tayyip Erdogan (Shutterstock/Alexandros Michailidis)

Décoder Erdoğan : Sa détermination pour entrer dans l’UE n’est pas seulement de l’esbrouffe.Après avoir joué pendant des années sur l’angoisse de la population face à l’eurocentrisme, l’homme fort de la Turquie, couronné de succès, voit désormais dans l’Occident un moyen de sortir de ses problèmes.

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a pris les dirigeants occidentaux de court la semaine dernière à Vilnius , en annonçant qu’il soutenait la candidature de la Suède à l’OTAN tout en réitérant son intérêt pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, demande que la Suède, à son tour, s’est engagée à soutenir.

Au lendemain d’une élection présidentielle très surveillée, qu’Erdoğan a remportée en jouant sur les questions de souveraineté nationale et de politique identitaire, son retour sur le sujet de l’adhésion à l’UE a surpris nombre d’observateurs de la Turquie.

Certes, Erdoğan veut les F-16 des États-Unis tout comme il veut affaiblir la capacité d’accueil de l’Europe.

Mais après des années durant lesquelles il n’a montré que bien peu d’intérêt pour une reprise des négociations concernant une adhésion à l’UE, ce que l’opposition turque avait promis de faire si elle était élue, aurait-il vraiment envie de relancer la question aujourd’hui ?

La réaction des analystes n’a pas tardé et les déclarations d’Erdoğan sur l’adhésion à l’UE ont été interprétées comme un nouveau stratagème politique de la part d’un dirigeant connu pour sa capacité à détourner l’attention, dans le but d’obtenir des concessions de dernière minute de la part de l’Occident.

Ces analyses ne tiennent cependant pas compte de l’importance capitale et historique de la relation de la Turquie avec l’Europe, ni de la capacité de ce sujet à mobiliser l’électorat turc. Erdoğan, comme les hommes politiques avant lui, a appris qu’exploiter les frustrations (à peine infondées) liées à l’hégémonie occidentale peut rapporter des dividendes politiques, tout en encourageant le sentiment que l’avenir de la Turquie dépend du partenariat et de la reconnaissance de l’Europe.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan s’adresse à des partisans rassemblés devant sa résidence après sa victoire à Istanbul, le 28 mai 2023 (Murat Cetin Muhurdar, Service de presse présidentiel turc, AFP)

Ayant obtenu un nouveau mandat de cinq ans en partie en jouant sur la première stratégie , Erdoğan peut maintenant utiliser la seconde.

En capitalisant sur les désirs profonds de reconnaissance européenne (même parmi les électeurs favorables à l’anti-occidentalisme), Erdoğan peut commencer à orchestrer un tournant stratégique vers l’Occident.

Les progrès de la candidature de la Turquie à l’UE ont de fait été interrompus en 2016, alors que la sévère répression de la société civile orchestrée par Erdoğan à la suite du coup d’État manqué de 2016 fournissait aux dirigeants européens (dont beaucoup n’ont jamais été séduits par l’idée qu’une nation majoritairement musulmane rejoigne le club historiquement chrétien) une excuse pour figer les négociations concernant l’adhésion de la Turquie.

Cette décision faisait suite à des décennies d’efforts – souvent chaotiques – pour faire entrer la Turquie dans l’Europe. Et pourtant, si c’est l’autoritarisme d’Erdoğan qui a permis de geler officiellement les négociations en 2019, c’est Erdoğan lui-même qui avait réussi à faire avancer ces négociations après avoir accédé pour la première fois au poste de Premier ministre en 2003.

Suivant un précédent établi par le fondateur de la Turquie, Mustafa Kemal Atatürk, il soutenait que pour son pays, la voie vers la puissance et le prestige mondiaux passait obligatoirement par l’Europe.

Pour maintenir la Turquie sur cette voie, le Erdoğan des années 2000 s’est fait le champion de certaines des réformes démocratiques les plus radicales de l’histoire du pays .

Les raisons pour lesquelles Erdoğan a abandonné ces réformes vers davantage de démocratie et de liberté sont complexes. D’une part, elles se sont avérées insuffisantes pour obtenir le soutien nécessaire des dirigeants européens.

Vexé par la réticence de l’Europe à prendre au sérieux l’adhésion de la Turquie, ébranlé par les manifestations du parc Gezi en 2013 et les retombées de la guerre en Syrie, et terrifié par la tentative de coup d’État de 2016, Erdoğan s’est désintéressé de l’adhésion à l’UE et s’est réfugié dans un autoritarisme au caractère de plus en plus paranoïaque.

Erdoğan a rapidement découvert qu’une grande partie de la population turque était également blessée par l’intransigeance de Bruxelles et qu’en jouant sur les angoisses liées à l’ingérence occidentale et à la turcophobie, il pouvait obtenir le même niveau de soutien national que celui qu’il avait obtenu autrefois en promettant de faire adhérer la Turquie à l’UE.

Des partisans du président Erdogan agitent des drapeaux turcs lors du procès de soldats accusés d’avoir tenté d’assassiner le président la nuit du coup d’État manqué du 15 juillet 2017, à Mugla.

La position d’Erdoğan est cependant très différente aujourd’hui de celle qu’elle était à la fin des années 2010. En effet, il s’est débarrassé de ses ennemis potentiels au sein du gouvernement, de l’armée, du monde universitaire et de la société civile.

La guerre en Syrie ne représente plus la menace existentielle pour la souveraineté turque qu’elle représentait il y a cinq ou dix ans. Grâce au succès du référendum constitutionnel de 2017 , Erdoğan s’est doté d’un nouveau système présidentiel qui accorde un immense pouvoir à l’exécutif.

Et surtout, la victoire décisive d’Erdoğan aux élections nationales de mai dernier a montré que l’opposition turque continue d’être incapable de l’évincer par les urnes (même si de nombreux Turcs ont voté pour lui non pas par attachement mais par méfiance à l’égard de l’opposition).

Bien qu’il ait prouvé ses talents de survivant politique, Erdoğan est cependant confronté à une série de défis : l’économie turque, bien qu’elle repose sur des bases solides, est un véritable chaos.

Les Turcs peinent à faire leurs courses et à faire face à la hausse des loyers. Des millions de personnes continuent de souffrir des conséquences des catastrophiques tremblements de terre de février dernier, lesquels ont officiellement fait plus de 50 000 victimes, voire plusieurs fois plus.

Pour préserver son pouvoir, Erdoğan ne peut pas compter éternellement sur des tactiques de peur identitaire, et sur une opposition fracturée. Il sait probablement que sa cote de popularité est plus mauvaise aujourd’hui même auprès d’un grand nombre de ses propres électeurs qu’elle ne l’a jamais été au cours de ses 30 années de vie politique.

À l’issue de son nouveau mandat de cinq ans, les limitations de mandat inscrites dans la constitution et un public engagé électoralement décideront à nouveau de son sort, un sort qui, ayant déjà failli aboutir à son exécution en 2017, peut rapidement déraper

Voilà pourquoi, la reprise des négociations d’adhésion à l’UE offre à Erdoğan une stratégie éprouvée pour jouer sur les désirs profonds des Turcs qui souhaitent à la fois un avenir économique plus radieux et une place plus importante sur la scène internationale.

L’anti-occidentalisme invoqué par Erdoğan ces dernières années peut facilement être reconverti en désir de bénéfices matériels et – compte tenu de la frustration de longue date des turcs face à l’islamophobie européenne et à son orientalisme – en bénéfices psychologiques susceptibles d’être apportés par l’adhésion à l’UE.

Manifestations hostiles à la Chine et en soutien à la communauté ouïghoure, le 9 décembre 2023 à Istanbul (Reuters)

Un recentrage vers l’Occident peut être d’autant plus attrayant que la Russie perd de sa valeur en tant qu’allié et que les tensions dans les relations turco-chinoises persistent.

Ankara a en effet récemment changé d’attitude à l’égard de Moscou, Erdoğan renvoyant en Ukraine les membres de la tristement célèbre Brigade Azov qui avaient été capturés, rompant ainsi une promesse faite à Poutine.

Dans le même temps, Erdoğan a manifesté une évolution vers des relations plus amicales avec la Grèce , et a cédé à la pression – en particulier des économistes occidentaux – pour faire marche arrière (avec la Grèce) après des années de politique monétaire désastreuse.

De telles mesures laissent penser qu’Erdoğan est peut-être en train de préparer un virage vers l’ouest. Les conséquences d’un tel changement pourraient être importantes pour la politique étrangère des États-Unis et les relations entre la Turquie et l’Union européenne.

Pour Washington, si Ankara se montrait moins hostile, cela permettrait de renforcer le « mécanisme stratégique » américano-turc récemment réaffirmé – lequel consiste en une liste de priorités bilatérales comprenant la coopération avec l’OTAN, des opérations antiterroristes coordonnées, la stabilité dans la mer Égée et le contrôle des routes maritimes de la mer Noire, y compris les expéditions mondiales de céréales menacées par la guerre en Ukraine.

Pour l’Europe, un réalignement d’Ankara pourrait se traduire par une coopération accrue sur le « Green Deal » européen et la gestion des flux de réfugiés. La coopération entre la Turquie et l’UE pourrait également accélérer la capacité de la Turquie à devenir une « plaque tournante énergétique » européenne, et des accords douaniers révisés pourraient permettre à l’Europe de bénéficier des puissants secteurs manufacturier et agricole de la Turquie.

Nationalement, le regain d’intérêt pour l’adhésion à l’UE pourrait indiquer une volonté de la part d’Erdoğan de se rapprocher de son centre, peut-être en encourageant (comme il l’a fait dans les années 2000) des réformes économiques et anticorruption ainsi qu’un relâchement de la répression politique.

Le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis, à gauche, rencontre le président turc Recep Tayyip Erdogan lors du sommet des dirigeants de l’OTAN à Vilnius, en Lituanie [Dimitris Papamitsos/Bureau du Premier ministre grec/Handout via Reuters].

De tels changements stratégiques, consistant à passer d’une politique de la peur à une politique des aspirations, ont été, en Turquie comme ailleurs, des stratégies efficaces pour obtenir tout à la fois une adhésion et pour désorienter l’opposition.

Ce simple changement de cap n’est que d’un maigre réconfort pour les millions de Turcs qui redoutent ce que les cinq prochaines années leur réservent et sont en colère. Mais les analystes feraient bien de ne pas écarter la possibilité de tels virages. Erdoğan, caméléon politique doté d’un efficace instinct de conservation, pourrait encore nous surprendre.

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