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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-033

Les victimes méritantes et celles qui sont indignes

Par Chris Hedges, traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 21 mars 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Les victimes méritantes et celles qui sont indignes

Le 9 mars 2022 par Chris Hedges, ScheerPost.com

Chris Hedges est journaliste. Lauréat du prix Pulitzer, il a été correspondant à l’étranger pendant 15 ans pour le New York Times, où il a occupé les postes de chef du bureau du Moyen-Orient et du bureau des Balkans. Il a auparavant travaillé à l’étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et National Public Radio. Il est l’hôte de l’émission On Contact de Russia Today America, nominée aux Emmy Awards.

Un enfant devant une tour d’habitation endommagée à Lysychansk, Lugansk, le 28 juillet 2014. (Pryshutova Viktoria, CC BY 3.0, Wikimedia Commons)

Les dirigeants divisent le monde entre d’un côté les victimes méritantes et de l’autre les victimes indignes, celles que nous sommes autorisés à plaindre, comme les Ukrainiens qui endurent l’enfer de la guerre moderne, et celles dont la souffrance est minimisée, méprisée ou ignorée.

La terreur que nous et nos alliés faisons régner sur les civils irakiens, palestiniens, syriens, libyens, somalis et yéménites fait partie du coût regrettable de la guerre. En écho aux promesses mensongères de Moscou, nous affirmons que nous ne ciblons pas les civils. Les dirigeants dépeignent toujours leurs armées comme humaines, ayant pour mission de servir et de protéger. Les dommages collatéraux sont inévitables, mais ils sont regrettables.

Maintenant ils vont nous voir

Ce mensonge ne peut être propagé que parmi ceux qui ne sont pas familiers des munitions explosives et des vastes zones mortelles des missiles, des bombes métalliques à fragmentation , des obus de mortier, d’artillerie et de char, ainsi que des mitrailleuses. Cette distinction entre victimes méritantes et indignes, comme le soulignent Edward Herman et Noam Chomsky dans Manufacturing Consent : The Political Economy of the Mass Media, est un élément clé de la propagande, surtout en temps de guerre.

Pour Moscou, la population russophone d’Ukraine est une victime méritante. La Russie est leur sauveteur : les résistants eux sont des "nazis" indignes. [Ndlr : une partie de cette résistance incorporée dans la Garde nationale ukrainienne sous l’égide du ministère de l’Intérieur est le Bataillon Azov, autoproclamé néo-nazi].

La Fabrique du Consentement

Les victimes dignes de ce nom permettent aux citoyens de se voir comme empathiques, compatissants et justes. Les victimes dignes de ce nom sont un outil efficace pour diaboliser l’agresseur. On les utilise pour oblitérer toute nuance et ambiguïté.

Et si lorsqu’il s’agit de parler de l’expansion de l’OTAN au-delà des frontières d’une Allemagne unifiée, de la violation des promesses faites à Moscou en 1990 ; du déploiement de troupes et de batteries de missiles de l’OTAN en Europe de l’Est ; de l’implication des États-Unis dans l’éviction en 2014 du président ukrainien Viktor Ianoukovitch, ce qui a conduit à la guerre civile dans l’est de l’Ukraine entre les séparatistes soutenus par la Russie et l’armée ukrainienne, un conflit qui a fait des dizaines de milliers de morts, vous parlez de provocations de l’alliance occidentale alors vous êtes rejeté, qualifié d’apologue de Poutine.

C’est là entacher le caractère sacré des victimes méritantes, et par extension de nous-mêmes. Nous sommes le bien. Ils sont le mal. Les victimes honorables sont utilisées non seulement pour exprimer une indignation moralisatrice, mais aussi pour attiser vanité et nationalisme délétère.

La cause devient sacrée, une croisade religieuse. Les preuves factuelles sont abandonnées, comme ce fut le cas lors des appels à l’invasion de l’Irak. Les charlatans, les menteurs, les escrocs, les faux transfuges et les opportunistes deviennent des experts, qui servent à alimenter le conflit.

Les célébrités, qui, comme les puissants, mettent soigneusement en scène leur image publique, s’épanchent sur les victimes méritantes. Des stars hollywoodiennes telles que George Clooney se sont rendues au Darfour pour dénoncer les crimes de guerre commis par Khartoum, au moment même où les États-Unis tuaient de nombreux civils en Irak et en Afghanistan.

La guerre en Irak était aussi barbare que le massacre au Darfour, mais exprimer son indignation devant le sort réservé à des victimes non méritantes revenait à se faire désigner comme ennemi, et donc bien sûr, comme Poutine ou Saddam Hussein, ennemi qui est toujours le nouvel Hitler.

Les attaques de Saddam Hussein contre les Kurdes, considérés comme des victimes dignes, ont suscité un tollé international, tandis que le traitement israélien des Palestiniens, qui sont soumis à des bombardements incessants perpétrés par l’armée de l’air israélienne et ses unités d’artillerie et de chars, entraînant des centaines de morts et de blessés, n’a suscité, au mieux, qu’une réprobation après coup.

Au plus fort des purges de Staline dans les années 30, les républicains qui combattaient les fascistes dans la guerre civile espagnole en étaient les victimes méritantes. Les citoyens soviétiques étaient mobilisés pour envoyer aide et assistance. Les victimes indignes étaient les millions de personnes que Staline exécutait, parfois après de sordides procès à grand spectacle, et envoyait dans les goulags.

El Salvador en 1984

Alors que je faisais un reportage au Salvador en 1984, le prêtre catholique Jerzy Popietuszko a été assassiné par le régime Polonais. Sa mort a été utilisée pour discréditer le gouvernement communiste polonais, un contraste frappant avec la réponse de l’administration Reagan au viol et au meurtre de quatre missionnaires catholiques en 1980 au Salvador par la Garde nationale salvadorienne.

L’administration du président Ronald Reagan a cherché à rendre les trois religieuses et un travailleur laïc responsables de leur propre mort. Jeane Kirkpatrick, l’ambassadrice de Reagan aux Nations unies, a expliqué : « Les religieuses n’étaient pas seulement des religieuses. Ces nonnes étaient aussi des activistes politiques. » Le secrétaire d’État Alexander Haig a émis l’hypothèse que « peut-être ont-elles franchi un barrage routier ».

Pour l’administration Reagan, les femmes d’église assassinées étaient des victimes indignes. Le gouvernement de droite du Salvador, armé et soutenu par les États-Unis, plaisantait à l’époque : Haz patria, mata un cura (Sois un patriote, tue un prêtre).

L’archevêque Óscar Romero avait été assassiné en mars 1980. Neuf ans plus tard, six jésuites et deux autres personnes étaient abattus par balles dans leur résidence sur le campus de l’université d’Amérique centrale à San Salvador. Entre 1977 et 1989, les escadrons de la mort et les soldats ont tué 13 prêtres au Salvador.

Cela ne veut pas dire que les victimes dignes de ce nom ne souffrent pas, ou qu’elles ne méritent pas notre soutien et notre compassion, mais cela veut simplement dire que seules les victimes dignes de ce nom sont des êtres humains, des personnes comme nous, et que les victimes indignes ne le sont pas.

Bien sûr, lorsque, comme en Ukraine elles sont blanches, cela aide. Mais les missionnaires assassinés au Salvador étaient également blancs et américains et pourtant, cela n’a pas suffi à ébranler le soutien des États-Unis en faveur du régime dictatorial« militaire du pays. « Les médias généralistes n’expliquent jamais pourquoi Andrei Sakharov est méritant et Jose Luis Massera, en Uruguay, indigne », écrivent Herman et Chomsky.

« C’est tout naturellement que se manifestent la focalisation de l’attention et la bicatégorisation générale en raison du fonctionnement des différents critères, mais le résultat est le même que si un commissaire avait donné des instructions aux médias : " Concentrez-vous sur les victimes des puissances ennemies et oubliez celles des amis ". Non seulement les témoignages sur les abus concernant des victimes dignes de ce nom franchissent tous les filtres, mais ils peuvent aussi devenir le socle de vastes campagnes de propagande. Si le gouvernement ou les entreprises et les médias estiment qu’une histoire est utile autant que dramatique, ils s’y attardent longuement et l’utilisent pour informer le public. »

« Cela a par exemple été le cas lorsque les Soviétiques ont abattu l’avion de ligne coréen KAL 007 au début du mois de septembre 1983, ce qui a donné lieu à une campagne prolongée et efficace de discrédit d’un ennemi officiel et a permis de faire progresser considérablement les plans en matière d’armement de l’administration Reagan », écrivent Herman et Chomsky.

Cérémonie de canonisation de Monseigneur Romero sur la place Saint-Pierre, à San Salvador, au Salvador, le 14 octobre 2018. (Presidencia El Salvador, CC0, Wikimedia Commons)

« Comme le notait avec complaisance Bernard Gwertzman dans le New York Times du 31 août 1984, les responsables américains « affirment que les critiques mondiales sur la gestion soviétique de la crise ont renforcé les États-Unis dans leurs relations avec Moscou ». En revanche, lorsque Israël a abattu un avion de ligne civil libyen en février 1973, cela n’a suscité aucun tollé en Occident, aucune dénonciation pour « meurtre de sang-froid » et aucun boycott.

Cette différence de traitement a été expliquée par le New York Times lors d’un éditorial de 1973 en invoquant justement des critères d’utilité : " Aucun objectif utile n’est atteint lorsqu’un débat acrimonieux est lancé pour déterminer qui est responsable de la chute d’un avion de ligne libyen dans la péninsule du Sinaï la semaine dernière ". En revanche, l’accent mis sur l’acte soviétique a servi un objectif très "utile" et une campagne de propagande de très grande ampleur s’en est suivie. »

Il est impossible de demander des comptes aux responsables de crimes de guerre si les victimes méritantes ont droit à la justice et que ce n’est pas le cas pour les victimes indignes. Si la Russie doit être frappée de sanctions pour avoir envahi l’Ukraine, ce que je soutiens complètement, alors les États-Unis auraient dû être frappés de sanctions pour avoir envahi l’Irak, une guerre lancée sur la base de mensonges et de preuves fabriquées.

Imaginez que les plus grandes banques américaines, J.P Morgan Chase, Citibank, Bank of America et Wells Fargo soient coupées du système bancaire international. Imaginez que nos oligarques, Jeff Bezos, Jamie Diamond, Bill Gates et Elon Musk, aussi vénaux que les oligarques russes, voient leurs avoirs gelés et leurs domaines et yachts de luxe saisis. (Le yacht de Bezos est le plus grand du monde, son coût est estimé à 500 millions de dollars et il mesure environ 18 mètres de plus qu’un terrain de football).

Imaginez que des personnalités politiques de premier plan, telles que George W. Bush et Dick Cheney, ainsi que des "oligarques" américains ne puissent plus voyager en raison des restrictions de visa. Imaginez que les plus grandes compagnies maritimes du monde suspendent leurs échanges vers et depuis les États-Unis.

Imaginez que les médias internationaux américains soient contraints de cesser leurs émissions. Imaginez que l’on nous empêche d’acheter des pièces de rechange pour les avions de nos compagnies aériennes commerciales et que nos avions de ligne soient interdits dans l’espace aérien européen.

Imaginez que nos athlètes soient empêchés d’accueillir ou de participer à des événements sportifs internationaux. Imaginez que nos chefs d’orchestre symphonique et nos stars de l’opéra se voient interdire de scène à moins de dénoncer la guerre en Irak et, dans une sorte de serment de loyauté perverti, de condamner George W. Bush.

Hiérarchiser l’hypocrisie

Opération Shock and Awe - Bagdad, 20 mars 2003 (medium.com)

Le degré d’hypocrisie est choquant. Certains des mêmes responsables qui ont orchestré l’invasion de l’Irak, et qui, en vertu du droit international, sont des criminels de guerre pour avoir mené une guerre préventive, fustigent maintenant la Russie pour avoir violé le droit international.

La campagne de bombardement américaine des centres urbains irakiens, appelée "Shock and Awe", au cours de laquelle 3 000 bombes ont été larguées sur des zones civiles, a tué plus de 7 000 non-combattants au cours des deux premiers mois de la guerre. La Russie n’est pas encore allée jusqu’à cette extrémité.

VIDEO

« Pour moi, quand on envahit une nation souveraine, c’est un crime de guerre », a récemment déclaré (sans rire) un animateur de FOX News à Condoleezza Rice, qui a été conseillère à la sécurité nationale de Bush pendant la guerre en Irak.

« Cela va certainement à l’encontre de tous les principes du droit international et de l’ordre international, et c’est la raison pour laquelle sortir le canon des sanctions économiques et des punitions fait également partie du processus, a déclaré Rice. Et je suis convaincue que le monde entier est au rendez-vous. Il est certain que l’OTAN est présent. Il (Poutine) a réussi à unifier l’OTAN d’une manière que je ne pensais pas voir un jour après la fin de la guerre froide . »

Rice a, par inadvertance, expliqué pourquoi elle devrait être jugée avec le reste des complices de Bush. Elle est célèbre pour avoir justifié l’invasion de l’Irak en déclarant : « Le problème ici est qu’il y aura toujours une certaine incertitude quant à la rapidité avec laquelle il peut acquérir des armes nucléaires. Mais nous ne voulons pas que la fumée du pistolet devienne un champignon atomique ».

Sa justification pour une guerre préventive, qui, en vertu des lois post-Nuremberg, est une guerre d’agression criminelle, n’est en rien différente de celle colportée par le ministre russe des Affaires étrangères Sergey Lavrov, qui affirme que l’invasion russe est menée pour empêcher l’Ukraine d’obtenir des armes nucléaires.

TWEET

Et cela m’amène à Russia Today America, où j’avais une émission intitulée "On Contact". RT America est maintenant hors antenne après avoir été retirée des plate-formes et rendue incapable de diffuser son contenu. C’était depuis longtemps le projet du gouvernement américain.

L’invasion de l’Ukraine a donné à Washington l’occasion pour fermer RT. Le réseau avait une empreinte médiatique minuscule. Mais elle offrait une plate-forme aux dissidents américains qui contestaient le capitalisme d’entreprise, l’impérialisme, la guerre et l’oligarchie américaine.

RT America Vs le New York Times

La façon dont j’ai publiquement dénoncé l’invasion de l’Ukraine a été traitée très différemment par RT America de celle dont ma dénonciation publique de la guerre en Irak a été traitée par mon ancien employeur, le New York Times. RT America n’a fait aucun commentaire, public ou privé, quant à ma condamnation de l’invasion de l’Ukraine dans ma colonne de ScheerPost.

RT n’a pas non plus commenté les déclarations de Jesse Ventura, vétéran du Vietnam et ancien gouverneur du Minnesota, qui avait également une émission sur RT America, et qui a écrit : « Il y a 20 ans, j’ai perdu mon emploi parce que je me suis opposé à la guerre en Irak et à l’invasion de ce pays. Aujourd’hui, je continue à défendre la paix. Comme je l’ai déjà dit, je m’oppose à cette guerre, à cette invasion, et si défendre la paix me coûte un autre emploi, qu’il en soit ainsi. Je m’exprimerai toujours contre la guerre ».

RT America a été fermée six jours après que j’ai dénoncé l’invasion de l’Ukraine. Si la chaîne avait continué, Ventura et moi l’aurions peut-être payé de la perte de nos emplois, mais au moins, pendant ces six jours, ils nous ont gardés à l’antenne.

Des personnes déplacées des villages de la périphérie de Mossoul, en Irak, se font enregistrer à un poste de contrôle en janvier 2017. (Photo : Noe Falk Nielsen/NurPhoto via Getty Images)

En 2003, le New York Times m’a adressé un blâme écrit officiel m’interdisant de parler de la guerre en Irak, alors que j’avais été chef du bureau du Moyen-Orient pour le journal, que j’avais passé sept ans au Moyen-Orient et que je parlais arabe.

Ce blâme m’exposait à un licenciement. Si j’enfreignais l’interdiction, selon les règles de la profession, le journal avait des motifs qui justifiaient de mettre fin à mon emploi. John Burns, un autre correspondant étranger du journal, a publiquement soutenu l’invasion de l’Irak. Il n’a pas reçu de blâme.

Mes avertissements répétés dans des forums publics quant au chaos et au bain de sang que déclencherait l’invasion de l’Irak, mises en garde qui se sont avérées exactes, n’étaient pas l’expression d’une opinion. Il s’agissait d’une analyse fondée sur des années d’expérience dans la région, y compris en Irak, et sur une connaissance profonde de l’instrument de guerre dont manquaient les membres de la Maison Blanche de Bush.

Mais cette analyse remettait en cause le récit ambiant et elle a été bâillonnée. Cette même censure des opinions anti-guerre sévit actuellement en Russie, mais nous devons nous souvenir qu’elle était également de mise aux États-Unis lors de la planification et des premières étapes de l’invasion de l’Irak.

Ceux d’entre nous qui étions opposés à la guerre en Irak, quelque soit leur expertise sur le terrain, étaient attaqués et vilipendés. Ventura, qui était lié par un contrat de trois ans à MSNBC, a vu son émission annulée.

Ceux qui s’étaient faits les chantres de la guerre, tels George Packer, Thomas Friedman, Paul Berman, Michael Ignatieff, Leon Wieseltier et Nick Kristof, que Tony Judt appelait « les idiots utiles de Bush », monopolisaient le terrain médiatique. Ils ont dépeint les Irakiens comme des opprimés, des victimes dignes, que l’armée américaine allait libérer.

La condition des femmes sous les Talibans était le cri de ralliement pour bombarder et occuper le pays. Ces courtisans du pouvoir ont servi les intérêts de l’élite du pouvoir et de l’industrie de la guerre. Ils faisaient la différence entre les victimes méritantes et les victimes indignes. C’était un bon choix de carrière. Et ils le savaient.

Réfugiés afghans en Iran, 2013. (UE/ECHO Pierre Prakash, Flickr, CC BY-NC-ND 2.0)

Que l’invasion de l’Irak soit une folie n’était guère contesté par les journalistes en poste au Moyen-Orient, mais la plupart d’entre eux ne voulaient pas compromettre leur carrière en s’exprimant publiquement.

Ils ne voulaient pas subir le même sort que moi, surtout après que j’ai été hué lors d’une cérémonie de remise des diplômes à Rockford, dans l’Illinois, pour avoir prononcé un discours hostile à la guerre, et que je suis devenu le punching-ball des médias de droite. Lorsque je passais dans la salle de rédaction, je voyais les journalistes que je connaissais depuis des années piquer du nez ou détourner la tête, comme si j’avais la lèpre.

Ma carrière était terminée. Et pas seulement au New York Times, mais dans n’importe quelle grande organisation médiatique. Voilà où j’en étais, me sentant orphelin, lorsque Robert Scheer m’a recruté pour écrire pour Truthdig, qu’il a ensuite dirigé [Truthdig est un site Web d’information américain qui propose un mélange d’articles de fond, d’articles de blog, de liens choisis, d’interviews, de critiques artistiques et de commentaires sur l’actualité, présentés d’un point de vue politiquement progressiste et de gauche, NdT].

Ce que la Russie est en train de faire en Ukraine sur le plan militaire est tout à fait comparable du moins jusqu’à présent, à la barbarie des États-Unis en Irak, en Afghanistan, en Syrie, en Libye et au Vietnam. C’est là une réalité dérangeante que la presse, en proie à des postures morales, ne veut pas aborder.

Techno guerre & massacre de masse

Personne, autant que l’armée américaine, n’est passé maître dans l’art de la techno guerre et du massacre à grande échelle. Lorsque des atrocités sont révélées, comme le massacre de civils vietnamiens à My Lai ou le sort réservé aux prisonniers à Abu Ghraib, la presse fait son devoir en les qualifiant d’aberrations.

La vérité est que ces meurtres et ces abus sont délibérés. Ils sont orchestrés aux plus hauts niveaux de l’armée. Les unités d’infanterie, assistées par l’artillerie longue portée, les avions de chasse, les bombardiers lourds, les missiles, les drones et les hélicoptères, pilonnent de vastes étendues de territoire « ennemi », tuant la majorité des habitants.

Lors de l’invasion de l’Irak depuis le Koweït, l’armée américaine a délimité une zone de feu à volonté de 15 km de large qui a tué des centaines, voire des milliers d’Irakiens. Cette tuerie aveugle a déclenché l’insurrection irakienne.

Commémoration du 13 février 1991, date à laquelle l’aviation américaine a bombardé un abri dans le quartier d’Amiriyah à Bagdad, brûlant vifs au moins 408 civils, dont de nombreux enfants. (Faisal1904, CC BY-SA 4.0, Wikimedia Commons)

Lorsque, lors de la première guerre du Golfe, je suis allé dans le sud de l’Irak , il était entièrement détruit. Les villages et les villes n’étaient plus que des ruines fumantes. Des corps, dont ceux de femmes et d’enfants, gisaient éparpillés sur le sol. Les systèmes de purification d’eau avaient été bombardés. Les centrales électriques avaient été bombardées. Des écoles et des hôpitaux avaient été bombardés. Des ponts avaient été bombardés.

L’armée américaine fait toujours la guerre en procédant de façon "excessive", c’est la raison pour laquelle elle a largué l’équivalent de 640 bombes atomiques de la taille d’Hiroshima sur le Vietnam, dont la plus grande partie est en fait tombée sur le sud où résidaient nos prétendus alliés vietnamiens.

Elle a déversé sur le Viêt Nam plus de 70 millions de tonnes d’herbicides, trois millions de fusées au phosphore blanc — le phosphore blanc est capable de brûler un corps intégralement. — et environ 400 000 tonnes de napalm incendiaire gélifié.

« Trente-cinq pour cent des victimes, écrit Nick Turse à propos de la guerre au Vietnam, mourraient en 15 à 20 minutes ». La mort depuis le ciel, comme la mort au sol, était souvent décochée de manière totalement aléatoire. « Il n’était pas inhabituel que les troupes américaines au Vietnam fassent exploser tout un village ou bombardent une vaste zone dans le but de tuer un sniper isolé. »

Les villageois vietnamiens, y compris les femmes, les enfants et les personnes âgées, étaient souvent rassemblés dans de minuscules enclos en fil de fer barbelé appelés "cages à vaches". Ils y étaient soumis à des chocs électriques, à des viols collectifs et à la torture en étant suspendus la tête en bas et battus, ce que l’on appelait par euphémisme "le tour en avion", jusqu’à perdre connaissance.

On leur arrachait les ongles. On leur désarticulait les doigts. On lacérait les prisonniers au couteau. On les battait avec des battes de base-ball et on les soumettait à la torture, tout cela sans aucune raison. Les assassinats ciblés, orchestrés par les escadrons de la mort de la C.I.A., étaient monnaie courante.

Pour l’armée américaine, voire pour n’importe quelle armée, la destruction à grande échelle, y compris quand elle concerne les êtres humains relève de l’orgasme. La liberté de déchaîner sur un village des rafales de fusils automatiques, des centaines de tirs de mitrailleuses, des obus de chars de 90 mm, des grenades à profusion, des mortiers et des obus d’artillerie, parfois complétés par de redoutables projectiles explosifs de 2 700 livres tirés depuis des navires de guerre le long de la côte, était une forme perverse de divertissement au Vietnam, comme elle devait le devenir plus tard au Moyen-Orient.

Les troupes américaines jonchent la campagne de mines claymore. Les cartouches de napalm, les bombes à marguerite [Un coupe-marguerite est un type de fusible conçu pour faire exploser une bombe aérienne au niveau du sol ou au-dessus. Le fusible lui-même est une longue sonde fixée au nez de l’arme, qui fait exploser la bombe si elle touche le sol ou tout autre objet solide, NdT], les grenades anti-personnel, les grenades explosives, les grenades incendiaires, les bombes à fragmentation, les obus explosifs et les bombes à fragmentation en fer — y compris les bombes de 40 000 livres larguées par les bombardiers géants B-52 Stratofortress — ainsi que les défoliants et les gaz chimiques largués du ciel sont autant de façons de se faire connaître.

De vastes zones sont désignées comme des zones de feu à volonté — un terme que l’armée a par la suite transformé en « zone de frappe spécifiée » d’une tonalité plus neutre [terme utilisé au base ball, NdT] — et toute personne se trouvant dans ces zones est considérée comme l’ennemi, jusqu’aux personnes âgées, aux femmes et aux enfants.

Les soldats et les marines qui tentent de dénoncer les crimes de guerre dont ils sont témoins peuvent connaître un sort pire que d’être soumis à des pressions, discrédités ou ignorés.

Le 12 septembre 1969, écrit Turse dans son livre Kill Anything That Moves : The Real American War in Vietnam, George Chunko a envoyé une lettre à ses parents expliquant que son unité était entrée dans une maison où se trouvaient une jeune femme vietnamienne, quatre jeunes enfants, un homme âgé et un homme en âge militaire. Il semble que le jeune homme ait été un déserteur de l’armée sud-vietnamienne. Le jeune homme a été déshabillé et attaché à un arbre. Sa femme s’est mise à genoux et a imploré les soldats d’avoir pitié. Le prisonnier, écrit Chunko, a été « tourné en ridicule, giflé et on lui a maculé le visage de boue ». Il a ensuite été exécuté. Un jour après avoir écrit cette lettre, Chunko a été tué. Les parents de Chunko, écrit Turse, « pensaient que leur fils avait été assassiné pour couvrir le crime. »

De tout cela rien n’est dit alors que nous exprimons notre angoisse pour le peuple ukrainien et que nous nous délectons de notre supériorité morale. La vie d’un enfant palestinien ou d’un enfant irakien est aussi précieuse que celle d’un enfant ukrainien. Personne ne devrait vivre dans la peur et la terreur. Personne ne devrait être sacrifié sur l’autel de Mars.

Mais tant que toutes les victimes ne seront pas méritantes, tant que tous ceux qui font la guerre ne seront pas tenus pour responsables et traduits en justice, ce jeu hypocrite de la vie et de la mort continuera. Certains êtres humains seront dignes de vivre. D’autres ne le seront pas.

Traînez Poutine devant la Cour pénale internationale et faites-lui un procès. Mais assurez-vous que George W. Bush est dans la cellule voisine. Si nous ne sommes pas capables de nous regarder nous-mêmes, nous ne pourrons regarder personne d’autre. Et c’est cette cécité qui mène à la catastrophe.

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