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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-031

Les travailleurs doivent dès maintenant exiger des salaires plus élevés

Par Grace Blakeley, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 16 mars 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Les travailleurs doivent dès maintenant exiger des salaires plus élevés

Le 18 Février 2022 par Grace Blakeley

Grace Blakeley est rédactrice à la Tribune et l’autrice de Stolen : How to Save the World from Financialisation (Extorqués : comment sauver le monde de la financiarisation, NdT).

Des ouvriers à la raffinerie BP Oil près de Southampton, dans le sud de l’Angleterre, en 2021. (Adrian Dennis / AFP via Getty Images)

L’inflation menace de plonger des millions de personnes dans la pauvreté. Oubliez ce que vous dit l’establishment : les travailleurs doivent dès maintenant exiger des salaires plus élevés .

Alors que l’inflation atteint des niveaux jamais vus depuis au moins dix ans, de nombreux partis de droite affirment – comme dans les années 1970 – que le problème réside dans la cupidité des travailleurs qui réclament des augmentations de salaire correspondant à l’inflation.

Selon ce raisonnement, si les travailleurs n’étaient pas en mesure d’exiger des salaires plus élevés, l’augmentation de l’inflation que nous observons actuellement ne serait qu’un pic ponctuel résultant de la hausse des prix de l’énergie et des problèmes de chaîne d’approvisionnement. En revanche, ils affirment que nous sommes au début d’une "spirale salaires-prix", dans le cadre de laquelle les travailleurs demandent des salaires plus élevés pour compenser la hausse de l’inflation, qui à son tour fait augmenter l’inflation.

Le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Andrew Bailey, s’est attiré les foudres des critiques la semaine dernière pour avoir semblé soutenir un tel raisonnement lorsqu’il s’est fait le chantre de la modération salariale, exhortant les travailleurs britanniques à ne pas demander d’augmentations de salaire. Non seulement cette attitude était profondément hypocrite – Bailey gagne plus d’un demi-million de livres par an – mais elle était également absurde sur le plan économique, comme tous l’ont souligné, depuis le directeur du très libéral IFS (Institute for Fiscal Studies), jusqu’aux organisations syndicales.

Mais Bailey n’est pas le seul à défendre l’argument de la "spirale salaires-prix". Les think tanks et les médias qui défendent l’économie de marché soutiennent cette thèse depuis plusieurs années déjà. L’année dernière, le député travailliste Wes Streeting a fait référence à des recherches de l’Adam Smith Institute indiquant que l’inflation était due à une "spirale salaires-prix", et le Wall Street Journal a récemment fait sienne cette même position.

Le Financial Times (FT) quant à lui, a adopté un point de vue plus nuancé, soulignant que les pressions salariales se sont « jusqu’à présent concentrées dans les secteurs souffrant de pénuries aiguës », tout en « stagnant » dans les autres secteurs. Mais le FT prévient que, « même si les salaires sont à la traîne par rapport aux prix, ils augmentent encore suffisamment vite pour maintenir l’inflation au-dessus de l’objectif. »

Ces arguments sont tous exprimés dans le langage neutre et objectif des milieux économiques universitaires, mais ils sont, en fait, hautement politiques. Lorsque les décideurs politiques affirment que ce sont les travailleurs qui alimentent l’inflation, ils préparent le terrain pour des mesures qui obligeront les travailleurs à payer pour cette inflation.

Il est tout à fait évident que les salaires ne sont pas dictés par des syndicalistes avides et militants qui contraindraient de pauvres patrons impuissants à accorder des augmentations de salaire qu’ils ne peuvent tout simplement pas se permettre. Une telle situation n’a jamais existé que dans l’imagination du capitalisme, et elle ne correspond certainement pas à la réalité d’aujourd’hui.

Une étude récente du Trades Union Congress (TUC) montre que les salaires réels ont chuté de 1,8 % par rapport à l’année dernière – la pire baisse enregistrée en huit ans. Et il ne faut pas oublier que cette baisse intervient après une décennie entière de la stagnation des salaires qui a suivi la crise financière.

Les travailleurs sont pris en étau entre la stagnation des salaires et la hausse des prix. Le résultat est qu’un grand nombre des personnes les plus pauvres de notre société ont du mal à s’en sortir. Quelques jours seulement après avoir écrit que les augmentations de salaires pourraient nuire à la reprise, le FT a publié un article indiquant que près de 5 millions de personnes au Royaume-Uni ont actuellement du mal à se nourrir en raison de la hausse du coût de la vie.

Ces pressions sont moins fortes en ce qui concerne les ménages plus aisés et cela en raison d’un certain nombre de facteurs. Tout d’abord, les travailleurs qualifiés ont un plus grand pouvoir de négociation et sont souvent en position pour réclamer des augmentations de salaire là où les travailleurs manuels ne le peuvent pas. Ensuite, ils seront moins touchés par la hausse des prix des denrées alimentaires et des carburants dans la mesure où ils consacrent une plus faible proportion de leurs revenus à ces produits.

Finalement, ces ménages disposent d’une certaine fortune, parfois même considérable. Une grande partie de ce patrimoine sera investie dans des actifs tels que des biens immobiliers et des actions dont la valeur a augmenté au cours de la pandémie, presque entièrement grâce aux programmes d’achat d’actifs des banques centrales.

Bien que la valeur de cette richesse puisse être quelque peu érodée par la hausse de l’inflation, les banques centrales vont probablement commencer à augmenter les taux d’intérêt pour compenser cette évolution, ce qui stabilisera les retours sur investissement pour les riches tout en érodant davantage les revenus disponibles des ménages endettés. Il ne faut pas oublier qu’un tiers des ménages britanniques ont déjà du mal à payer leurs factures, et que plus de 4 millions d’entre eux ont été contraints d’emprunter simplement pour joindre les deux bouts.

Les socialistes devraient prendre la thèse de la "spirale salaires-prix" pour ce qu’il est : une tentative de forcer les travailleurs à payer pour les problèmes causés par le capitalisme. Après tout, l’économie mondiale ne se trouverait pas dans cette situation si les États et les entreprises avaient reconnu la menace que représente le dérèglement climatique et avaient fait pression pour une dé-carbonisation plus rapide, réduisant notre dépendance aux combustibles fossiles, il y a des années.

Au lieu de forcer les travailleurs à payer pour la pandémie, tout comme ils ont été forcés de payer pour l’imprudence du secteur financier après la crise de 2008, ce sont ceux qui ont le plus de moyens qui devraient payer l’addition.

Comme l’a noté Oxfam dans un rapport publié le mois dernier, les dix hommes les plus riches du monde ont doublé leur fortune pendant la pandémie, tandis que les revenus de 99 % de la population mondiale ont diminué. Pendant ce temps, les entreprises de combustibles fossiles qui ont provoqué cette crise en s’opposant à la décarbonisation ont empoché le pactole : BP, Chevron et Exxon Mobil ont vu leurs bénéfices atteindre des sommets inégalés depuis huit ans. Plutôt que d’investir dans la transition vers les énergies renouvelables, ils distribuent cet argent à de riches actionnaires.

La dernière fois que cet argument de la « spirale salaires-prix » a été mis en avant de la manière dont il l’est aujourd’hui, c’était dans les années 1970. À cette époque là, de nombreux socialistes ont souscrit à cette interprétation des événements et, ce faisant, ils ont ouvert la voie à la vague d’attaques contre le mouvement ouvrier qui a suivi. Nous ne pouvons tout simplement pas laisser la même chose se reproduire aujourd’hui.

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