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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-010

Pour Amazon les employés sont jetables

Par Clark Randall et Lucy Randall, traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 24 janvier 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Pour Amazon les employés sont jetables

Le 9 Janvier 2022 par Clark Randall et Lucy Randall https://jacobinmag.com/2022/01/amazon-warehouse-tornado-edwardsville-illinois-deaths

Clark Randall est écrivain indépendant, il est originaire de St. Louis, et vit désormais à Berlin. Son travail porte sur les questions de race, de classe et de logement aux États-Unis et dans le monde.

Lucy Randall est journaliste indépendante, elle travaille en tant qu’avocate spécialisée dans la défense des cas d’expulsions à Brooklyn, New York.

Six travailleurs ont été tués le mois dernier parce qu’Amazon a insisté pour qu’ils continuent à travailler pendant une tornade. Les mauvais résultats de l’entreprise en matière de sécurité et le taux de rotation du personnel très élevé sont dus à une seule chose : traiter les gens comme s’ils étaient jetables est meilleur pour les profits d’Amazon.

Le centre de distribution d’Amazon à Edwardsville, dans l’Illinois, qui a été endommagé par une tornade le 10 décembre 2021, faisant six morts. (Photo de Tim Vizer / AFP via Getty Images)

Le 10 décembre, une tornade s’est abattue sur Edwardsville, dans l’Illinois. À ce moment-là, De’Andre Morrow, un jeune homme de vingt-huit ans originaire de St. Louis, travaillait dans un entrepôt de livraison Amazon. De’Andre avait économisé de l’argent pour partir en voyage avec sa petite amie. Il a dit à son père qu’il prévoyait de la demander en mariage pendant ce voyage en Thaïlande.

De’Andre Morrow est l’un des six employés d’Amazon tués dans l’entrepôt d’Edwardsville (Illinois). Lorsque la tornade a frappé, quarante-six travailleurs étaient coincés dans le bâtiment, mais une seule salle de sécurité avait été désignée comme telle. Cette pièce était située à l’extrémité nord de l’installation de plus de 1 million de mètres carrés. Selon certains témoignages, la tornade a touché le sol à 20 h 28 et l’entrepôt d’Amazon s’est effondré à 20 h 33. Les six travailleurs qui ont trouvé la mort cette nuit-là n’ont pas réussi à atteindre cette zone de sécurité délimitée.

Morrow et ses collègues sont morts lors d’une catastrophe naturelle. Mais ce serait une erreur de considérer leurs morts comme accidentelles ou comme des tragédies isolées. Ces travailleurs ont été tués parce qu’Amazon a pour politique de menacer l’emploi des gens et de contraindre les employés à continuer de travailler dans des situations dangereuses, qu’il s’agisse d’une tornade, d’une pandémie ou juste de la corvée quotidienne qui consiste à "faire du chiffre" pendant un roulement de dix heures.

Alors qu’Amazon a gardé sous cloche l’ampleur nationale des décès de travailleurs, Cori Bush, Alexandria Ocasio-Cortez et Elizabeth Warren exigent désormais une liste décennale de tous les décès sur site avec une explication. Amazon a déjà ignoré des demandes de ce type dans le passé. Ce que nous savons cependant, c’est que les blessures graves des travailleurs chez Amazon augmentent année après année, malgré la sous-déclaration chronique de l’entreprise, et qu’elles sont déjà 80 % plus élevées que les moyennes du secteur.

Courtney Bowden, 30 ans, devant l’entrepôt Amazon polyvalent à King of Prussia, Pennsylvanie, le 14 juin 2021. Bowden a été licenciée en mars. (Hannah Yoon pour Vox)

Turnover incessant

Pendant la tornade à Edwardsville, l’un des chauffeurs-livreurs d’Amazon envoyait des SMS à son superviseur. Dans l’heure qui a précédé l’arrivée de la tornade, on a dit au chauffeur de "continuer à livrer", en dépit de ses demandes pour réclamer un abri. Lorsque son superviseur a refusé, le livreur a accusé Amazon de « vouloir transformer cette camionnette en cercueil ».

Les employés des entrepôts et des services de livraison d’Amazon se plaignent régulièrement d’avoir le sentiment d’être considérés comme parfaitement jetables. Amazon a un taux de turnover hebdomadaire de 3 % à l’échelle nationale, soit environ trente mille employés, ce qui équivaut à un remplacement total de tous ses salariés à temps plein tous les huit mois. Alors que de nombreuses entreprises considèrent qu’un taux de turnover élevé est coûteux, le lieu de travail d’Amazon est conçu pour un remplacement rapide des employés.

En ce qui concerne une main d’œuvre enracinée, Jeff Bezos estime que c’est là une « course vers la médiocrité ». Le renouvellement rapide du personnel est également bénéfique pour les résultats d’Amazon en rendant plus difficiles les stratégies à long terme telles que la syndicalisation et en empêchant les employés d’accéder aux avantages cumulés au fil du temps, ce que les porte-parole de l’entreprise ne cessent de vanter comme étant pourtant un des avantages quand on travaille chez Amazon.

Un taux élevé de renouvellement accélère donc une course vers le bas par lequel les salaires sont constamment ramenés à leur point de départ. Par une pratique qui est en cours de généralisation par Amazon, les travailleurs, après leur première année d’emploi, se voient proposer des sommes croissantes en liquide s’ils décident de démissionner.

Pour être plus clair, en 2019, Amazon a embauché environ 770 000 nouveaux travailleurs à temps plein, mais en avait licencié ou perdu plus de 660 000 avant la fin de l’année. De l’avis général, ces tendances n’ont fait que s’accélérer avec la pandémie. Et c’est sans parler du sort des employés à temps partiel.

La politique et la pratique de ce concept d’emplois jetables sont également visibles, notamment dans la mort de ces six travailleurs qui se trouvaient à l’intérieur de l’entrepôt d’Edwardsville. L

es théories de l’emploi jetable ont été vulgarisées par les spécialistes de la critique raciale pour décrire comment la violence structurelle opère pour abandonner les populations racialisées, tuant par négligence. La politique du jetable interroge la manière dont nous pouvons comprendre la mort de Morrow et de ses collègues en tant que résultat qu’Amazon a autorisé, escompté et anticipé.

Le travail à mort

Personne n’a peut-être abordé cette question avec plus d’acuité que James Tyner, auteur de Dead Labor : Toward a Political Economy of Premature Death, publié en 2019. L’ouvrage de Tyner remonte le cours de l’histoire jusqu’aux années 1600 afin de comprendre comment la mort prématurée des travailleurs est devenue quelque chose de « calculable, gérable, prévisible et même rentable ».

L’œuvre de Tyner explore la contradiction de longue date au sein du capitalisme entre l’augmentation des exigences du travail et le maintien en vie des travailleurs. Comme le souligne Tyner, citant Karl Marx, « le capital ... ne tient pas compte de la santé et de la durée de vie du travailleur, à moins que la société ne l’y oblige ».

Les catastrophes naturelles telles que cette tornade ne peuvent pas être contrôlées. Mais elles sont prévisibles et, en fait, prédites. Il ne s’agit nullement ici d’un accident insolite, l’Illinois essuie en moyenne cinquante-quatre tornades par an, et l’état est situé à la lisière de ce qu’on appelle "l’allée des tornades." Lorsqu’Amazon a décidé de construire cette installation à Edwardsville en 2018, la question a toujours été de savoir quand, et non pas si, une tornade allait frapper.

Les employés d’Amazon disent qu’ils risquent leur vie (Stephanie Keith/Getty Images)

Lors d’une conférence de presse le lundi suivant, John Felton, premier vice-président d’Amazon chargé des services de livraison à l’échelle mondiale, a déclaré que « toutes les procédures ont été correctement suivies ». Et dans un sens, il avait raison : la procédure de l’entreprise est de garder des dizaines de travailleurs sur place pendant les catastrophes naturelles ; la procédure de l’entreprise est de continuer à travailler malgré les alertes de mauvais temps et les sirènes de tornade ; et la procédure de l’entreprise est d’attendre qu’une tornade ait effectivement touché le sol avant de permettre aux travailleurs d’arrêter de travailler et de trouver un abri.

Si l’on considère ce que Tyner appelle l’économie politique de la mort, on peut déduire de cette catastrophe que la valeur de la vie des travailleurs d’Amazon est inférieure aux profits potentiels d’une seule journée, voire d’une seule heure, de travail. Si ces calculs étaient différents, Amazon aurait simplement permis aux travailleurs de rentrer chez eux une fois que le service national de météorologie a émis une alerte d’urgence.

Ces calculs, dans l’ensemble, constituent ce que Tyner appelle une « bio-arithmétique économique », par laquelle on « laisse beaucoup de gens mourir pour que d’autres puissent profiter des fruits des travailleurs (morts) ». C’est là le prix à payer pour que Amazon Prime vous livre vos produits dès le lendemain.

Chaque jour, Amazon transfère aux employés la charge de prendre ces décisions de vie ou de mort, en mettant en balance leur travail et leur sécurité. À Boulder, dans le Colorado, un chauffeur d’Amazon a été qualifié de "héros" et d’"ange" pour avoir sauvé une famille de trois personnes pendant la tempête de feu qui a ravagé 2 500 ha et mille maisons la semaine dernière. Alors que l’incendie faisait rage, le chauffeur — "Lou Ann" — a traversé la zone d’urgence qui avait été évacuée afin de livrer une pompe à vélo à la famille.

Newsweek a rendu compte de l’incident, exprimant sa perplexité, en écrivant que le chauffeur d’Amazon avait « apparemment décidé de risquer sa vie et sa santé pour livrer une pompe à vélo au milieu des feux de l’enfer » [italique ajouté]. La description faite par Newsweek est à la fois vraie et manifestement dépourvue de toute perspective syndicale.

Sur les 190 personnes employées au dépôt de livraison d’Edwardsville, seules sept sont des travailleurs à plein temps d’Amazon. Le capitalisme de sous-traitance, incarné par la gig economy [économie des petits boulots. C’est un système basé sur des emplois flexibles, temporaires ou indépendants,NdT] , dépend de ces notions illusoires de choix et de responsabilité des travailleurs.

Tyner écrit : « Ni les entreprises ni l’État n’assument la responsabilité du sort d’un individu particulier, puisqu’on considère que comme tout agent totalement libre, il ou elle est supposé être entièrement responsable de son sort. »

Tous les travailleurs sont contraints de participer au marché du travail salarié afin de s’en sortir — tout travail est donc, dans une certaine mesure, contraint. Pourtant, Newsweek attribue à ce travailleur le statut d’agent libre — un acteur autonome prenant la décision non contrainte et pourtant illogique de distribuer des pompes à vélo en plein milieu d’un feu de forêt.

Meurtre social

Il nous faut insister ici sur une nouvelle lecture de ces morts tragiques à Edwardsville afin de les prendre pour ce qu’elles sont : un meurtre. Bien qu’elles se soient produites pendant une catastrophe naturelle, ce ne sont pas des morts naturelles.

En parlant de la mort prématurée des ouvriers anglais au XIXe siècle, Friedrich Engels a écrit à propos de cette même déformation fréquente de la réalité : « parce que personne ne voit le meurtrier, parce que la mort de la victime semble naturelle, parce que le délit est plus une omission qu’une commission. Mais cela reste un meurtre. »

Pour Amazon, la mort des travailleurs est le prix à payer pour faire des affaires, et cela coûte souvent moins cher que de les garder en vie. Dans un système capitaliste, permettre aux travailleurs de mourir de cette manière est un choix rationnel pour la rentabilité d’Amazon — et c’est un choix que l’entreprise fait encore et encore.

Marx a précisé cette équation dans le Capital, en écrivant que ce qui intéresse le capital est purement et simplement le maximum de force de travail qui peut être mis en mouvement dans une journée de travail. Il atteint cet objectif en raccourcissant la durée de vie de la force de travail, de la même manière qu’un agriculteur avide arrache davantage de produits à la terre en la privant de sa fertilité.

Marx, et plus récemment Tyner, soulignent tous deux l’idée que les capitalistes comme Bezos, au sens le plus littéral, prévoient que leurs travailleurs meurent de manière évitable. Le capital, écrit Tyner, « se perpétue au prix de la vie du travailleur ».

Pourtant, les États-Unis assistent à une résurgence du mouvement ouvrier, avec un nombre historique de grèves et de campagnes syndicales dans de nombreux secteurs. Les travailleurs de l’entrepôt Amazon de Bessemer, en Alabama, entrent maintenant dans leur deuxième année de lutte pour former un syndicat.

Et c’est alors que cette lutte est en cours que l’entrepôt de Bessemer a également fait les gros titres récemment lorsque deux travailleurs sont morts sur le sol de l’entrepôt, à quelques heures d’intervalle. L’un des travailleurs s’était vu refuser un congé de maladie quelques heures auparavant. Au total, six personnes sont mortes sur le site de Bessemer au cours de la seule année 2021.

S’ils remportent le nombre nécessaire de votes, Bessemer serait le premier entrepôt Amazon à se syndiquer dans le pays. Et en fin de compte, le pouvoir de négociation collective des travailleurs est l’une des seules, sinon la seule, chose qui puisse forcer Amazon à changer. L’entreprise connaît une croissance exponentielle et devrait dépasser Walmart en tant que premier employeur du pays d’ici la fin de l’année. En 2022, les enjeux n’ont jamais été aussi élevés pour les travailleurs américains.

Des manifestants manifestent devant le centre de traitement des commandes d’Amazon à Shakopee, dans le Minnesota, le 14 décembre 2021. "Si vous vous blessez, ils ne vous traitent pas bien, ils ne se soucient pas de vous", a déclaré un employé de 24 ans, Hibaq Mohamed. (Photo : Kerem Yucel/AFP/Getty Images)

Personne ne le comprend mieux que les travailleurs d’Amazon. Comme l’a dit un employé de Bessemer : « Vous êtes un corps. Une fois que ce corps est épuisé, ils font venir quelqu’un d’autre pour faire le travail. »

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