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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-121

Paranoïa Australienne et sous marins

Par Gary PEARCE, traduit par Jocelyne le Boulicaut

jeudi 9 décembre 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Paranoïa Australienne et sous marins

Le 13 Novembre 2021 par Gary PEARCE

Gary Pearce a écrit pour des publications telles que Overland, the Drum, Eureka Street, Arena Magazine et Thesis Eleven. Il vit et travaille à Melbourne.

Image satellite de l’installation de défense commune de Pine Gap, au centre de l’Australie. Cette installation secrète est en partie gérée par les agences américaines, Central Intelligence Agency (CIA) et la National Security Agency (NSA). (Photo DigitalGlobe via Getty Images)

L’Australie connaît une hausse de la paranoïa quant à l’influence chinoise dans le pays - et la classe dirigeante australienne attise les tensions entre la Chine et les États-Unis. Pour le bien de la paix et de la prospérité mondiales, il faut les arrêter.

Critique de China Panic : Australia’s Alternative to Paranoia and Pandering (Panique au sujet de la Chine : Alternative australienne à la paranoïa et à la propagande) par David Brophy (La Trobe University Press/Black Inc., 2021)

Les décennies qui ont suivi 2001 ont été marquées par la "guerre contre le terrorisme" ; il se pourrait qu’une nouvelle guerre froide entre la Chine et les États-Unis soit celle qui façonnera celles qui suivront. A la différence des tensions entre l’URSS et l’Amérique au XXe siècle, les relations entre les pays occidentaux et la Chine sont aujourd’hui rendues compliquées par les liens économiques étroits qu’ils entretiennent et la hantise des États-Unis d’un éventuel déplacement économique [vers la Chine, NdT].

L’Australie, fidèle subalterne de tout temps de la première puissance mondiale, s’est empressée de s’engager dans cette nouvelle guerre froide. L’alliance AUKUS récemment annoncée entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis se traduit par une augmentation significative des dépenses militaires de la nation des antipodes.

La pièce maîtresse de cet accord est la commande par l’Australie de sous-marins nucléaires aux États-Unis.

La menace étrangère contre laquelle l’Australie prétend se défendre est évidente. En tout cas, elle n’échappe pas à de nombreux politiciens et commentateurs publics qui attisent les craintes à l’égard de la Chine, de Pauline Hanson, à droite, à Clive Hamilton, à gauche.

Le livre de David Brophy, China Panic : Australia’s Alternative to Paranoia and Pandering tombe à pic en ce moment. Il se distingue des autres écrits sur la géopolitique australienne en ce qu’il n’est pas rédigé du point de vue de l’establishment de la politique étrangère du pays.

Le livre de Brophy ne conseille pas de ménager la Chine ou de renforcer l’hégémonie régionale des États-Unis. En tant qu’universitaire spécialisé dans l’étude du nationalisme ouïgour et commentateur progressiste, Brophy prend plutôt un point de vue en faveur des intérêts des populations d’Asie, d’Australie et d’ailleurs.

Dans cette perspective, la menace la plus grave pour la démocratie ne vient pas de la République populaire de Chine (RPC), mais de la militarisation, de l’intensification des rivalités entre les empires et, peut-être même, d’un conflit régional.

Etincelles (Photo : Global Times)

Autoritarisme vs Démocratie

La principale figure de rhétorique de la nouvelle guerre froide est la confrontation entre autoritarisme et démocratie.

Depuis le début, les responsables politiques américains ont présenté les relations économiques entre la Chine et les États-Unis comme étant conditionnées par le respect par la Chine des droits humains, de la limitation du renforcement militaire et du respect de la souveraineté nationale de ses voisins, en particulier de Taïwan. Bien entendu, les États-Unis n’ont jamais porté un regard aussi critique en ce qui concerne leur propre politique, tant intérieure qu’étrangère.

Aucun pays ne parvient à s’élever à partir du bas de l’échelle par le seul biais du commerce et des investissements, et la Chine l’a reconnu. Si vous défiez l’hégémonie économique des États-Unis, alors vous avez intérêt à vous doter d’une force de dissuasion militaire.

Bien que Brophy ne se félicite pas du nouvel impérialisme de la Chine, il insuffle au débat un réalisme bien nécessaire. Le véritable problème, affirme-t-il, n’est pas l’autoritarisme de la Chine, mais la menace que la RPC [République Populaire de Chine, NdT] représente vis-à-vis de la domination économique des États-Unis. La Chine agit comme on pourrait l’attendre de toute puissance émergente, dans le contexte du système mondial existant.

La rhétorique des États-Unis sur la démocratie est un mince vernis pour couvrir ses propres intérêts de type impérial. Ainsi, lorsque l’Amérique a imposé des mesures pour contenir la croissance économique de la Chine, y compris par la mise en place de restrictions visant l’entreprise de télécommunications chinoise Huawei, elle a invoqué pour les justifier des raisons de sécurité.

Dans le même temps, les révélations d’Edward Snowden ont démontré que les agences de sécurité américaines collaboraient avec de grandes entreprises technologiques américaines pour avoir accès aux câbles de fibre optique, aux routeurs et aux commutateurs internationaux. Elles ont pu accéder aux serveurs de Huawei et espionner tout à la fois sa technologie et son personnel de pointe.

Plus largement, les États-Unis ont répondu à la montée en puissance de la Chine en opérant un virage militaire vers l’Asie. Il n’est toutefois pas certain que cela puisse freiner les ambitions de la Chine. Cela augmente l’éventualité d’un conflit régional entre les deux nations.

Guerre glacée Chine contre USA (Global Village Space)

Auxiliaire sub-impérial

Afin de proposer une position progressiste concernant l’Australie dans cette nouvelle guerre froide, Brophy concentre son attention sur le rôle joué par l’Australie dans la structuration de ses relations avec la Chine et les États-Unis. Opposé à ceux qui, comme l’historien Henry Reynolds, déplorent le manque d’indépendance de l’Australie, Brophy souligne la façon dont le pays a délibérément et consciencieusement défendu ses intérêts au sein de l’alliance américaine.

Jusqu’à maintenant, l’Australie tentait de préserver un équilibre entre sa relation économique avec la Chine et sa relation politique avec les États-Unis. Toutefois, cet équilibre est désormais rompu. Par conséquent, loin de suivre l’exemple des États-Unis, le gouvernement australien a entrepris d’attiser délibérément les tensions avec la Chine.

Telle était l’intention derrière les récentes spéculations de Peter Dutton sur la possibilité d’une guerre avec la Chine. Comme l’affirme Brophy, il s’agissait de faire en sorte que les États-Unis continuent de rester focalisés sur la région.

Il est arrivé, à certains moments que l’Australie agisse comme le plus ardent défenseur de la nouvelle guerre froide contre la Chine. Cela s’explique en partie par les difficultés qu’elle rencontre pour retenir l’attention des Américains sur la région et ses intérêts. Le besoin de l’Australie d’entretenir des liens étroits avec les pays occidentaux puissants est un héritage de sa vocation d’avant-poste colonial en Asie.

Ce statut marginal a poussé la classe dirigeante australienne à rechercher un puissant protecteur pour renforcer sa position et son influence dans la région. Parfois, ces efforts portent leurs fruits. Par exemple, au début de cette année, le gouvernement américain a reconnu que l’Australie avait contribué à l’élaboration d’une nouvelle stratégie anti-chinoise plus musclée.

En Australie, une partie du débat sur la politique étrangère tourne autour de la question de savoir si la plus grande menace pour la souveraineté du pays vient de la Chine ou des États-Unis. Comme l’observe Brophy, l’Australie a déjà cédé beaucoup plus de pouvoir au gouvernement américain qu’à la Chine.

Par exemple, si les installations secrètes de Pine Gap, en Australie, sont engagées dans des opérations contre la RPC, les politiciens américains en seront informés. Les politiciens australiens, en revanche, ne le seront pas, alors même que ces installations pourraient entraîner le pays dans un conflit avec la Chine.

Dans le même temps, l’Australie a fait sienne une définition exhaustive de la sécurité nationale pour justifier ses revendications en matière de propriété dans le Pacifique, sous la forme de sphère d’investissement et d’influence. Cela est lié au rôle sub-impérial que l’Australie, sous l’égide des États-Unis, joue dans la région.

Les dirigeants australiens tirent hypocritement la sonnette d’alarme quant à l’influence malveillante de la Chine dans la région. Et ce, en dépit, notamment, des efforts sordides déployés par l’Australie pour espionner et spolier le Timor-Oriental de ses ressources dans la mer du Timor.

USA et Chine par Georgia PERRY

Peut-être plus important encore, Brophy affirme que la guerre froide émergente avec la Chine a pour effet de dégrader la démocratie. Le gouvernement libéral de Malcolm Turnbull a introduit des lois sur la sécurité pour lutter contre les « ingérences étrangères », ce qui a joué un rôle clé dans ce processus. Ces lois de grande ampleur ont constitué une menace pour les libertés universitaires, la liberté de la presse et les droits civils.

Les affaires, qui en vertu de ces lois, ont fait l’objet de poursuites et ont été très médiatisées, impliquaient systématiquement des protagonistes chinois. Dans un de ces cas, le gouvernement australien a même révoqué les visas de spécialistes chinois de la littérature australienne. Brophy ne perd pas de vue le fait que l’Australie adopte de plus en plus le type de mesures autoritaires généralement associées à la Chine.

Brophy souligne également comment le développement des agences de sécurité australiennes a jeté la suspicion sur les Australiens d’origine chinoise, en particulier ceux qui sont impliqués dans des organisations considérées comme ayant des sympathies pour Pékin.

L’Australian Secret Intelligence Organization (ASIO) a informé le Weekend Australian qu’elle était préoccupée par la candidature de pas moins de dix Australiens d’origine chinoise aux élections et par leurs liens avec la RPC. Brophy relève comment les médias sont enclins à amplifier cette paranoïa croissante autour de la possibilité d’une ingérence de l’État chinois dans la politique australienne.

Peter Hartcher, du Sydney Morning Herald, s’est montré particulièrement virulent dans son opposition à l’immigration en provenance de la RPC, notamment dans son article "Red Flag" .

La Chine et les droits humains

C’est parce que Brophy est un critique indépendant et sans faille du gouvernement chinois, que sa critique de la politique australienne est d’autant plus convaincante. Spécialiste du peuple musulman ouïgour de Chine, Brophy a déjà attiré l’attention sur les paniques sécuritaires périodiques, les détentions massives et le travail forcé auxquels la RPC soumet les Ouïgours. Dans le cadre de ces mesures de répression, il observe également que la Chine a adopté le langage du contre-terrorisme occidental et a coopéré avec des agences telles que la Police fédérale australienne.

Ici, la leçon que nous devons en tirer est que la nouvelle guerre froide - qui conduira à une militarisation accrue et à la multiplication d’états sécuritaires dans les deux camps - exacerbera en fait les violations des droits humains à l’encontre des Ouïghours. En effet, la Chine se rend compte que les nations occidentales sont moins susceptibles d’exercer des pressions au sujet des droits humains lorsque leurs intérêts économiques sont en jeu.

Brophy se penche également sur la lutte de 2019 pour les droits démocratiques à Hong Kong, en notant l’hypocrisie de nombreux critiques occidentaux traditionnels de la RPC. Tout en s’empressant de soutenir les manifestants de Hong Kong, les politiciens pro-occidentaux tels que le sénateur Tom Cotton ont été les premiers à condamner les manifestations de Black Lives Matter.

De même, en réponse à la répression du mouvement démocratique soutenue par la Chine, l’Australie a suspendu son traité d’extradition avec Hong Kong. Dans le même temps, comme l’observe Brophy, « la triste réalité est que les lois australiennes sur la sécurité servent désormais davantage de modèle que de contre-exemple pour les gouvernements répressifs d’Asie. » De telles contradictions mettent en évidence tant l’hypocrisie des critiques de l’Australie à l’égard de la RPC que les véritables motivations qui les sous-tendent.

Joueur de flûte (Liu Rui/GT)

Dénoncer le racisme

La menace d’une nouvelle guerre froide a considérablement influencé certains auteurs contemporains, tant de fiction que de non-fiction, et s’est immiscée dans leurs œuvres. Bruny, le roman d’invasion de Heather Rose paru en 2009, et Silent Invasion de Clive Hamilton paru en 2018, sont tous deux profondément marqués par la menace que la Chine fait peser sur la souveraineté australienne.

Cela commence souvent par la crainte que l’Australie soit trop dépendante de la Chine avant de déboucher sur la suspicion et la paranoïa à l’égard des organisations sino-australiennes. Cette crainte conduit de nombreuses personnes, y compris des membres de la gauche culturelle et libérale, à se tourner vers les agences de sécurité australiennes pour se protéger contre la menace perçue.

Brophy s’oppose à juste titre aux prétentions exagérées du camp anti-Chine pour demander si les nations coloniales sont particulièrement sujettes à des paniques concernant leur souveraineté. Le fait que les peuples des Premières nations n’aient jamais cédé leur souveraineté et qu’ils ne cessent de la revendiquer peut expliquer l’anxiété de l’Australie quant à la pérennité de son existence.

Ne se limitant pas à une analyse du racisme colonial des pionniers australiens, Brophy dénonce également le racisme anti-chinois du pays. Le racisme n’est pas, insiste-t-il, une simple question de préjugés individuels. Il est au contraire de plus en plus encouragé par les autorités et les commentateurs politiques.

Les politiciens et les dirigeants anti-chinois mettent désormais régulièrement les Australiens d’origine chinoise au défi de préciser leur allégeance, tout comme les conservateurs l’exigent des musulmans, au moins depuis la guerre contre le terrorisme.

Bien entendu, ceux qui justifient l’interdiction de l’immigration en provenance de la RPC par des arguments inévitablement racistes dissimulent leurs préjugés en invoquant des "valeurs" prétendument différentes, plutôt que des différences raciales.

Tout comme le récit du choc des civilisations auquel la guerre contre le terrorisme a donné naissance, le sentiment anti-chinois a engendré une nouvelle guerre des civilisations. Les combattants de ce nouveau conflit sont un Occident libéral et un Orient autoritaire.

Dragon par Eric Lobbecke pour The Australian

L’élément le plus rafraîchissant du livre de Brophy est peut-être la façon dont il s’adresse à la sphère publique au sens large, qu’il considère comme un contrepoids à la rivalité naissante entre les grandes puissances que sont la Chine et l’Amérique. C’est précisément parce que cette rivalité contribue à l’érosion de la démocratie et augmente la probabilité d’une guerre que Brophy soutient que l’opinion progressiste devrait refuser de pointer la Chine du doigt.

En effet, il appartient à la Gauche de refuser de se laisser enfermer dans les objectifs de politique étrangère des dirigeants australiens et d’exprimer plutôt ses critiques de manière systématique vis-à-vis des causes intérieures et extérieures de cette nouvelle guerre froide.

Ce n’est pas une question de valeurs démocratiques, ces dernières sont sujettes à contestation dans tous les pays, y compris l’Australie. Il s’agit plutôt, comme le reconnaît Brophy, d’une question de rivalité économique entre les nations capitalistes.

C’est un type de réalisme très différent de la realpolitik de la classe dirigeante qui nous condamne à la militarisation et au soutien des interventions étrangères. L’Australie n’est pas une victime de l’impérialisme chinois - tant qu’elle conservera le pouvoir, la classe dirigeante australienne veillera à ce que le pays reste un auxiliaire sub-impérial des États-Unis tant que celui-ci sera viable.

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