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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-119

Justice pour Assange veut dire justice pour tous

Par John Pilger, traduit par Jocelyne le Boulicaut

jeudi 2 décembre 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Justice pour Assange veut dire justice pour tous

Le 1er novembre 2021 par John Pilger Exclusivité Consortium News Publié pour la première fois par Consortium News.

Au pays de la Magna Carta, cette affaire scandaleuse aurait dû être classée par la justice depuis longtemps. [La Grande Charte, Magna Carta, concédée en juin 1215 par Jean sans Terre sous la pression des barons et de l’Église, garantit à tous les hommes libres le droit de propriété, la liberté d’aller et venir en temps de paix, mais aussi certaines garanties du procès criminel, telles que l’impartialité des juges, ou la nécessité et la proportionnalité des peines, on y trouve l’habeas corpus, NdT]

Des partisans d’Assange marchent sur le Parlement, février 2020. (Joe Lauria)

Lorsque j’ai vu Julian Assange pour la première fois à la prison de Belmarsh, en 2019, peu après qu’on l’ait arraché de force à son refuge à l’ambassade d’Équateur, il m’a dit : « Je crois que je perds la tête. » Il était amaigri et affaibli, il avait les yeux vides et la maigreur de ses bras était soulignée par un tissu jaune caractéristique noué autour de son bras gauche, symbole de contrôle institutionnel.

À l’exception des deux heures de ma visite, il était confiné dans une cellule d’isolement dans une aile appelée « soins de santé », un nom digne d’Orwell. Dans la cellule voisine, un homme profondément dérangé hurlait à longueur de nuit. Un autre occupant était atteint d’un cancer en phase terminale. Un autre souffrait de handicaps graves.

« Un jour, en guise de thérapie, on nous a permis de jouer au Monopoly, dit-il, Voilà ce qu’étaient nos soins de santé ! »
« C’est Vol au-dessus d’un nid de coucou » [célèbre film de Milos Foreman, avec Jack Nicholson, NdT], ai-je dit.
« Oui, mais en plus cinglé. »

Julian a un réel sens de l’humour noir, ce qui l’a souvent sauvé, mais ce n’est plus le cas. La torture insidieuse qu’il a subie à Belmarsh a eu des effets dévastateurs. Il n’est que de lire les rapports de Nils Melzer, rapporteur spécial de l’ONU sur la torture, les avis cliniques de Michael Kopelman, professeur émérite de neuropsychiatrie au King’s College de Londres, et du Dr Quentin Deeley, et vous pourrez exprimer tout votre mépris à l’encontre du porte flingue de l’Amérique au tribunal, James Lewis QC, qui a balayé ça d’un revers de main : « simulation. »

J’ai été particulièrement ému par les propos éclairés de la Dr Kate Humphrey, neuropsychologue clinique à l’Imperial College de Londres. Elle a déclaré à l’Old Bailey l’année dernière que l’intelligence de Julian était passée d’un niveau « supérieur, ou plus vraisemblablement très supérieur » à un niveau « nettement inférieur » à son niveau optimal, au point qu’il peinait à enregistrer des informations et que ses « performances se situaient dans la fourchette basse à moyenne. »

Lors d’une autre comparution devant le tribunal en ce qui concerne ce drame scandaleusement Kafkaïen, je l’ai vu lutter pour se souvenir de son nom lorsque le juge lui a demandé de le décliner.

Pendant la majeure partie de sa première année à Belmarsh, il a été enfermé. Privé d’exercice physique, il a parcouru la longueur de sa petite cellule, de long en large, de large en long, « mon semi-marathon personnel », m’a-t-il dit. C’était une vraie manifestation de désespoir. On a trouvé une lame de rasoir dans sa cellule. Il a écrit des « lettres d’adieu ». Il a téléphoné aux Samaritains [ association d’aide pour la lutte contre le suicide,NdT] à plusieurs reprises.

Au début, on lui a refusé les lunettes dont il avait besoin pour lire, oubliées lors de la brutalité de son enlèvement à l’ambassade. Lorsque les lunettes sont enfin arrivées à la prison, elles ne lui ont pas été remises avant plusieurs jours. Son avocat, Gareth Peirce, a écrit lettre sur lettre au directeur de la prison pour protester contre la rétention de documents juridiques, pour qu’il ait accès à la bibliothèque de la prison et qu’il puisse utiliser un ordinateur portable de base pour préparer son dossier.

La prison mettait des semaines, voire des mois, avant de répondre. (Le gouverneur de celle-ci, Rob Davis, a été décoré de l’Ordre de l’Empire britannique). Les livres que lui a envoyés un ami, le journaliste Charles Glass, lui-même survivant d’une prise d’otages à Beyrouth, lui ont été retournés.

Julian n’avait pas le droit d’appeler ses avocats américains. Depuis le début, il est constamment sous médicaments. Une fois, quand je lui ai demandé ce qu’ils lui donnaient, il a été incapable de le préciser.

Droit de comparaître au tribunal

Lors de l’audience de la Haute Cour de la semaine dernière visant à décider de façon définitive si Julian devrait ou non être extradé vers l’Amérique, il n’est apparu que brièvement par liaison vidéo le premier jour. Il avait l’air mal en point et désorienté.

On a précisé à la cour qu’il avait été « excusé » en raison de son « traitement médical ». Julian avait pourtant demandé à assister à l’audience, ce qui lui a été refusé, a déclaré sa compagne Stella Moris. Assister à une audience devant un tribunal qui vous juge est sans aucun doute un droit.

Stella Moris, la compagne de Julian Assange, s’adressant à ses partisans le 28 octobre 2021, lors de l’audience statuant sur le recours des États-Unis à Londres. (Campagne Don’t Extradite Assange)

Cet homme extrêmement fier revendique également le droit de paraître fort et cohérent en public, comme il l’a fait à l’Old Bailey l’année dernière. Il avait alors constamment parlé avec ses avocats au travers de la fente de sa cage de verre. Il prenait de nombreuses notes.

Il s’était levé et avait protesté avec colère et éloquence contre les mensonges et les abus de procédure. Les préjudices qu’il a subis au cours de sa décennie d’incarcération et de mise à l’écart, dont plus de deux ans à Belmarsh (dont le régime brutal est glorifié dans le dernier film de James Bond), ne font aucun doute.

Mais son courage, lui aussi, ne fait aucun doute, et sa qualité de résistance et de résilience relève de l’héroïsme. C’est ce qui lui permettra peut-être de traverser le cauchemar kafkaïen actuel – si il échappe à l’infernal taudis américain.

Je connais Julian depuis son arrivée en Grande-Bretagne en 2009. Lors de notre première entrevue, il a décrit l’impératif moral derrière WikiLeaks : la transparence des gouvernements et des puissants est notre droit, c’est un droit démocratique fondamental. Je l’ai vu s’accrocher à ce principe alors que cela rendait parfois sa vie encore plus précaire.

La presse dite libre, dont on dit que l’avenir est menacé si Julian est extradé, n’a pratiquement rien dit de ce côté remarquable de sa personnalité. Bien sûr, mais il n’y a jamais eu de « presse libre ». Il y a eu des journalistes extraordinaires qui ont occupé des postes dans le « courant dominant » – des espaces qui sont maintenant fermés, forçant le journalisme indépendant à se réfugier sur Internet.

Dessin humoristique par Oisle.

Là, il est devenu un « cinquième pouvoir », un samizdat constitué du travail consciencieux, souvent non rémunéré, de ceux qui étaient des exceptions honorables dans des médias désormais réduits à aligner des platitudes. Des mots tels que « démocratie », « réforme », « droits humains » sont vidés du sens que leur attribuent les dictionnaires et la censure se fait par omission ou exclusion.

L’audience fatidique de la semaine dernière à la Haute Cour a « disparu » des journaux de la « presse libre ». La plupart des gens ne sauront pas qu’un tribunal sis au cœur de Londres a siégé pour se prononcer sur leur droit de savoir : leur droit de poser des questions et d’exprimer leur désaccord.

De nombreux Américains, s’ils savent quelque chose de l’affaire Assange, croient à un fantasme selon lequel Julian est un agent russe qui aurait causé la défaite d’Hillary Clinton à l’élection présidentielle de 2016 face à Donald Trump.

Cela ressemble très fortement au mensonge racontant que Saddam Hussein était en possession d’armes de destruction massive, ce qui a justifié l’invasion de l’Irak et la mort d’au moins un million de personne. Il est peu probable qu’ils sachent que le principal témoin à charge étayant l’une des accusations concoctées contre Julian a récemment admis avoir menti et fabriqué ses « preuves. »

Ils n’auront pas non plus entendu ou lu les révélations selon lesquelles la CIA, sous la direction Mike Pompeo, son ancien directeur, sosie de Hermann Goering, avait prévu d’assassiner Julian. Et ce n’était pas nouveau. Depuis que je connais Julian, il a été victime de menaces, voire pire.

Lors de sa première nuit à l’ambassade d’Équateur en 2012, des silhouettes sombres se sont massées devant l’ambassade et ont tambouriné aux fenêtres, essayant d’entrer.

Aux États-Unis, des personnalités publiques – dont Hillary Clinton, tout juste remise de sa décision de détruire la Libye – appellent depuis longtemps à l’assassinat de Julian. L’actuel président Joe Biden l’a qualifié de « terroriste hi-tech. »

L’ancienne Première ministre australienne, Julia Gillard, était si désireuse de faire plaisir à ceux qu’elle appelait « nos meilleurs potes » à Washington qu’elle a demandé que le passeport de Julian lui soit retiré – jusqu’à ce qu’on lui fasse remarquer que ce serait contraire à la loi.

L’actuel Premier ministre, Scott Morrison, un spécialiste des relations publiques, a déclaré, lorsqu’on l’a interrogé sur Assange : « Il faut qu’il assume ses responsabilités. »

La chasse est ouverte contre le fondateur de WikiLeaks depuis plus d’une décennie. En 2011, The Guardian a exploité le travail de Julian comme si c’était le sien, a récolté des prix de journalisme et des contrats avec Hollywood, puis s’est retourné contre sa source.

Attaques au vitriol

Des années d’attaques au vitriol contre l’homme qui a refusé de rejoindre leur club ont suivi. Il a été accusé de ne pas avoir expurgé des documents les noms des personnes considérées comme à risque.

Selon un livre du Guardian écrit par David Leigh et Luke Harding, Assange aurait déclaré, lors d’un dîner dans un restaurant de Londres, qu’il se fichait que les informateurs cités dans les fuites soient inquiétées. Ni Harding ni Leigh n’étaient présents à ce dîner. John Goetz, un journaliste d’investigation de Der Spiegel, qui lui était présent à ce dîner a déclaré qu’Assange n’avait rien dit de tel.

Libérez Julian Assange - Photograph Source : Garry Knight –CC BY 2.0

Le célèbre lanceur d’alerte Daniel Ellsberg a déclaré l’an dernier à l’Old Bailey qu’Assange avait personnellement expurgé 15 000 dossiers. Le journaliste d’investigation néo-zélandais Nicky Hager, qui a travaillé avec Assange dans le cadre des fuites concernant la guerre en Afghanistan et en Irak, a décrit comment Assange prenait « des précautions exceptionnelles pour expurger les noms des informateurs. »

En 2013, j’ai interrogé le cinéaste Mark Davis à ce sujet. Diffuseur respecté de SBS Australia, Davis était un témoin oculaire, qui avait accompagné Assange pendant la préparation des fichiers divulgués en vue de leur publication dans le Guardian et le New York Times. Il m’a dit : « Assange était le seul qui travaillait jour et nuit pour retirer les 10 000 noms de personnes qui auraient pu être visées suite aux révélations des registres de guerre. »

Lors d’une conférence s’adressant à un groupe d’étudiants de la City University, David Leigh a raillé l’idée même que « Julian Assange finira en combinaison orange ». Ses craintes étaient exagérées, a-t-il ricané.

Edward Snowden a révélé plus tard qu’Assange faisait l’objet d’une « traque continuelle. » Luke Harding, coauteur avec Leigh du livre du Guardian qui a révélé le mot de passe d’un florilège de câbles diplomatiques que Julian avait confié au journal, était devant l’ambassade d’Équateur le soir où Julian a demandé l’asile. Se tenant aux côtés d’une rangée de policiers, il s’est réjoui sur son blog : « Scotland Yard pourrait bien avoir le dernier mot. »

La campagne était implacable. Les chroniqueurs du Guardian ont atteint les profondeurs de la bassesse. « C’est vraiment le plus énorme des excréments », a écrit Suzanne Moore, parlant d’un homme qu’elle n’avait jamais rencontré.

Le rédacteur en chef qui a présidé à tout cela, Alan Rusbridger, s’est récemment joint au chœur affirmant que « défendre Assange c’est protéger la presse libre. » Ayant lui-même publié les révélations initiales de WikiLeaks, Rusbridger doit se demander si l’excommunication d’Assange par le Guardian qui s’en est suivie suffira à protéger sa propre peau de la colère de Washington.

Les juges de la Haute Cour devraient annoncer leur décision concernant le recours des États-Unis au début de la nouvelle année. Leur décision déterminera si le système judiciaire britannique a ou non détruit les derniers restes de sa si vénérable réputation.

Au pays de la Magna Carta, cette affaire honteuse aurait dû être classée depuis longtemps. L’impératif absent ici n’est pas l’impact sur une « presse libre » de connivence. Mais la justice pour un homme persécuté et délibérément privé de justice.

John Pilger : Julian Assange est un diseur de vérité

Julian Assange est un diseur de vérité qui n’a commis aucun crime, si ce n’est révéler des crimes et des mensonges gouvernementaux à grande échelle et qui a ainsi rendu au public l’un des plus grands services que j’ai pu voir au cours de toute mon existence. Est-il nécessaire de nous dire et redire que la justice pour un seul est la justice pour tous ?

12:44 PM · Nov 2, 2021·Twitter Web App

Le film de 2003 de John Pilger, Breaking the Silence [Briser le silence, NdT] sur la « guerre contre le terrorisme », est disponible ICI

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Codicille de la traductrice :

Julian Assange a perdu dans le cadre de l’appel déposé par Washington : la Haute Cour britannique a accepté le 10 décembre 2021 la demande des États-Unis de l’extrader pour le juger.

Quelle que soit l’issue des procédures ultérieures dans cette affaire, cette décision signifie que les États-Unis ont réussi à faire en sorte qu’Assange reste emprisonné, caché et réduit au silence dans un avenir prévisible. S’ils ne l’ont pas encore brisé définitivement, ils sont sans doute sur le point de le faire. Ses propres médecins et les membres de sa famille l’ont annoncé à plusieurs reprises. Et pourtant, la Haute Cour du Royaume-Uni a répondu favorablement à l’attaque des États-Unis contre la liberté de la presse.