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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-115

Le combat le plus crucial de notre temps pour la liberté de la presse

Par Chris Hedges, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mardi 23 novembre 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Le combat le plus crucial de notre temps pour la liberté de la presse

28 octobre 2021 Par Chris Hedges, ScheerPost.com

Chris Hedges est journaliste. Lauréat du prix Pulitzer, il a été correspondant à l’étranger pendant 15 ans pour le New York Times, où il a occupé les postes de chef du bureau du Moyen-Orient et du bureau des Balkans. Il a auparavant travaillé à l’étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et National Public Radio. Il est l’hôte de l’émission On Contact de Russia Today America, nominée aux Emmy Awards.

Si Assange est extradé et reconnu coupable de publication de documents classifiés, un précédent juridique sera créé qui mettra définitivement un terme aux rapports sur la sécurité nationale.

Le rédacteur en chef de WikiLeaks, Kristinn Hrafnsson, s’adresse aux partisans de Julian Assange devant la Haute Cour Royale de Justice de Londres où a eu lieu l’audience d’appel des États-Unis, le 28 octobre. (Campagne « N’extradez pas Assange »)

Au cours des deux derniers jours, j’ai suivi l’audience d’extradition de Julian Assange par liaison vidéo depuis Londres. Les États-Unis font appel d’une décision d’un tribunal de première instance qui a rejeté la demande américaine d’extradition d’Assange, non pas, malheureusement, parce qu’aux yeux du tribunal, il est innocent, mais parce que, comme l’a conclu la juge Vanessa Baraitser en janvier, l’état psychologique précaire d’Assange se détériorerait en raison des « conditions éprouvantes » du système pénitentiaire américain inhumain, « ce qui le pousserait au suicide. »

Les États-Unis ont inculpé Assange de 17 chefs d’accusation en vertu de la loi sur l’espionnage et d’un chef d’accusation pour avoir tenté de pirater un ordinateur du gouvernement, des accusations qui pourraient le faire condamner à une peine de prison de 175 ans.

Le premier jour Assange, qui a aujourd’hui de longs cheveux blancs, est apparu à l’écran depuis la salle de vidéoconférence de la prison de HM Belmarsh. Il était vêtu d’ une chemise blanche et portait une cravate dénouée autour du cou. Il avait l’air abattu et épuisé. Il ne s’est pas présenté au tribunal, ont expliqué les juges, car il recevait de « fortes doses de médicaments ». Le deuxième jour, il semble qu’il n’était pas présent dans la salle de vidéoconférence de la prison.

Assange est sous le coup d’une extradition parce que son organisation, WikiLeaks, a publié en octobre 2010 les registres de la guerre d’Irak, qui documentent de nombreux crimes de guerre commis par les États-Unis, notamment les images vidéo de la mise à mort de deux journalistes de Reuters et de dix autres civils non armés dans la vidéo Collateral Murder (Meurtre collatéral), la torture systématique de prisonniers irakiens, la dissimulation de milliers de morts civils et l’assassinat de près de 700 civils qui s’étaient approchés trop près des postes de contrôle américains.

Il est également visé par les autorités américaines pour d’autres fuites, notamment celles qui ont révélé les outils de piratage utilisés par la CIA connus sous le nom de Vault 7, qui permettent à l’agence d’espionnage par exemple de prendre le contrôle de voitures, téléviseurs intelligents, navigateurs web et systèmes d’exploitation de la plupart des téléphones intelligents, ainsi qu’aux systèmes d’exploitation tels que Microsoft Windows, macOS et Linux.

Si Assange est extradé et reconnu coupable d’avoir publié des documents classifiés, cela créera un précédent juridique qui mettra définitivement fin aux rapports sur la sécurité nationale, permettant au gouvernement d’utiliser la loi sur l’espionnage pour inculper tout journaliste qui est en possession de documents classifiés et tout lanceur d’alerte qui divulgue des informations classifiées. Si les États-Unis gagnent en appel, la Haute Cour peut renvoyer l’affaire devant la Magistrate’s Court. La décision sur l’appel ne sera pas rendue avant janvier au moins.

Le procès d’Assange, qui s’est tenu en septembre 2020, a douloureusement montré à quel point il était devenu vulnérable après douze ans de détention, dont sept à l’ambassade d’Équateur à Londres. Par le passé, il a tenté de se suicider en s’ouvrant les veines. Il souffre d’hallucinations et de dépression, prend des antidépresseurs et de la quétiapine, un antipsychotique.

Après avoir été observé en train de faire les cent pas dans sa cellule jusqu’à ce qu’il s’effondre, de se frapper le visage et de se taper la tête contre les murs, il a été transféré pendant plusieurs mois dans l’aile médicale de la prison de Belmarsh. Les autorités pénitentiaires ont trouvé « la moitié d’une lame de rasoir » cachée sous ses chaussettes. A plusieurs reprises il a appelé SOS suicide, la ligne téléphonique gérée par les Samaritains parce que « plusieurs centaines de fois par jour » il envisageait de se donner la mort.

James Lewis, l’avocat qui défend les États-Unis, a tenté de discréditer les rapports médicaux et psychologiques détaillés et inquiétants concernant Assange présentés devant le tribunal en septembre 2020, en le dépeignant au contraire comme un menteur et un simulateur. Il a fustigé la juge Baraitser dans sa décision d’empêcher l’extradition, a remis en question sa compétence et a balayé d’un revers de main les montagnes de preuves démontrant que les prisonniers de haute sécurité aux États-Unis, comme le serait Assange, sont soumis à des mesures administratives spéciales (SAM) et maintenus en isolement quasi total dans des prisons dites supermax, et souffrent de détresse psychologique.

Quant au Dr Michael Kopelman, professeur émérite de neuropsychiatrie à l’Institut de psychiatrie, de psychologie et de neurosciences du King’s College de Londres, qui a examiné Assange et témoigné pour la défense, il l’a accusé de tromperie pour avoir « dissimulé » qu’Assange avait eu deux enfants avec sa fiancée Stella Moris alors qu’il était réfugié à l’ambassade d’Équateur à Londres. Il a déclaré que, si le gouvernement australien le demandait, Assange pourrait purger sa peine de prison en Australie, son pays d’origine, une fois tous ses recours épuisés, mais il n’est cependant pas allé jusqu’à s’engager à ce qu’Assange ne soit pas détenu en isolement ou soumis à des SAM [jusqu’aux dernières minutes de l’audience de deux jours qui s’est terminée jeudi].

Des partisans de Julian Assange bloquent la route devant la Haute Cour Royale de Justice de Londres où l’appel des États-Unis est instruit, le 28 octobre. (Campagne « N’extradez pas Assange »)

L’autorité citée à plusieurs reprises par Lewis pour décrire les conditions dans lesquelles Assange sera détenu et jugé aux États-Unis est Gordon Kromberg, procureur adjoint des États-Unis pour le district Est de la Virginie.

Kromberg est le grand inquisiteur du gouvernement dans les affaires de terrorisme et de sécurité nationale. Il a exprimé ouvertement son mépris pour les musulmans et l’islam, et a décrié ce qu’il appelle « l’islamisation du système judiciaire américain ». Il a notamment veillé pendant neuf ans au harcèlement de l’activiste universitaire palestinien Sami Al-Arian et a même refusé sa demande de report d’une audience pendant la fête religieuse du Ramadan.

« Ils peuvent s’entre tuer pendant le ramadan, ils peuvent comparaître devant le grand jury. La seule chose qu’ils n’ont pas le droit de faire, c’est manger avant le coucher du soleil », a déclaré Kromberg lors d’une conversation en 2006, selon une déclaration sous serment déposée par l’un des avocats d’Arian, Jack Fernandez.

Kromberg a critiqué Daniel Hale, l’ancien analyste de l’armée de l’Air qui a récemment été condamné à 45 mois de prison dans une prison supermax pour avoir divulgué des informations sur le massacre aveugle de civils par des drones, précisant que Hale n’avait pas contribué au débat public, mais avait « mis en danger les personnes qui se battent ». Il a également condamné Chelsea Manning à être emprisonnée après son refus de témoigner devant un grand jury enquêtant sur WikiLeaks. Manning a tenté de se suicider en mars 2020 alors qu’elle était détenue dans la prison de Virginie.

Ayant couvert le cas de Syed Fahad Hashmi, qui a été arrêté à Londres en 2006, j’ai une idée plutôt précise de ce qui attend Assange s’il est extradé. Hashmi a également été détenu à Belmarsh et extradé en 2007 vers les États-Unis, où il a passé trois ans en isolement cellulaire dans le cadre des SAM. Son « crime » résidait dans le fait qu’une de ses relations qui logeait avec lui dans son appartement, alors qu’il était étudiant de troisième cycle à Londres, avait dans ses bagages, à l’appartement, des imperméables, des ponchos et des chaussettes imperméables.

Cette personne avait l’intention de livrer ces articles à al-Qaïda. Mais je doute que le gouvernement ait été préoccupé par des chaussettes imperméables expédiées au Pakistan. Je soupçonne que Hashmi était visé parce que, comme l’activiste palestinien Sami Al-Arian, et comme Assange, il n’avait peur de rien et défendait avec ardeur ceux qui étaient bombardés, abattus, terrorisés et tués dans le monde musulman alors qu’il était étudiant au Brooklyn College.

Hashmi était profondément religieux, et certaines de ses opinions, notamment son éloge de la résistance afghane, étaient controversées, mais il avait le droit d’exprimer ces sentiments. Plus important encore, il avait le droit de s’attendre à ne pas être persécuté ou emprisonné en raison de ses opinions, tout comme Assange devrait avoir la liberté, comme tout éditeur, d’informer le public sur les rouages du pouvoir. Risquant une possible peine de 70 ans d’emprisonnement et après avoir déjà passé quatre ans en prison, dont une grande partie en isolement, Hashmi a accepté une négociation de peine sur un chef d’accusation de complot visant à fournir un soutien matériel au terrorisme.

La juge Loretta Preska, qui est la juge qui a condamné le hacker informatique Jeremy Hammond et le défenseur des droits humains Steven Donziger, lui a infligé la peine de 15 ans, qui est la peine maximale. Hashmi a été détenu pendant neuf ans dans des conditions similaires à celles de Guantanamo dans l’établissement ADX [Administrative Maximum] supermax de Florence, dans le Colorado, où Assange, s’il est reconnu coupable par un tribunal américain, sera presque certainement emprisonné. Hashmi a été libéré en 2019.

Les conditions de détention avant le procès endurées par Hashmi avaient pour objectif de le briser. Il était surveillé électroniquement 24 heures sur 24. Il ne pouvait recevoir ou envoyer de courrier qu’à sa famille proche. Il lui était interdit de parler avec les autres prisonniers à travers les murs. Il lui était interdit de participer à des prières de groupe. Il avait droit à une heure d’exercice par jour, dans une cage en isolement, sans air libre.

Il ne lui a pas été donné de prendre connaissance de la plupart des preuves utilisées pour l’inculper, qui étaient classifiées en vertu de la loi sur les procédures relatives aux informations classifiées, adoptée pour empêcher les agents des services de renseignement américains poursuivis de menacer de révéler des secrets d’État pour influencer la procédure judiciaire. Ces conditions pénibles ont mis sa santé physique et psychologique à mal. Lorsqu’il s’est présenté à la dernière audience du tribunal pour accepter de plaider coupable, il était dans un état quasi catatonique, manifestement incapable de suivre la procédure qui se passait autour de lui.

Si le gouvernement est prêt à aller aussi loin pour poursuivre quelqu’un qui serait supposé avoir participé à l’envoi de chaussettes imperméables à al-Qaïda, que pouvons-nous attendre du gouvernement concernant Assange ?

Une société qui interdit le droit de dire la vérité abolit le droit de vivre en toute justice. La bataille en faveur de la liberté d’Assange a toujours été bien plus qu’une simple affaire de persécution d’un éditeur. Il s’agit du combat le plus crucial de notre époque pour la liberté de la presse. Et si nous perdons cette bataille, ce sera catastrophique, non seulement pour Assange et sa famille, mais aussi pour nous.

Les tyrannies inversent la règle de droit. Elles transforment la loi en un instrument d’injustice. Elles dissimulent leurs crimes sous une fausse légalité. Elles utilisent le décorum des tribunaux et des procès pour masquer leur criminalité. Ceux qui, comme Assange, révèlent cette criminalité au public sont dangereux, car sans le prétexte de la légitimité, la tyrannie perd sa crédibilité et n’a plus que la peur, la coercition et la violence dans son arsenal.

La longue campagne contre Assange et WikiLeaks est une fenêtre ouverte sur l’effondrement de l’État de droit, la montée de ce que le philosophe politique Sheldon Wolin appelle notre système de totalitarisme inversé, une forme de totalitarisme qui maintient les fictions de l’ancienne démocratie capitaliste, y compris ses institutions, son iconographie, ses symboles patriotiques et sa rhétorique, mais qui, à l’intérieur, a cédé le contrôle total aux diktats des entreprises mondiales et de l’État de sécurité et de surveillance.

Il n’existe aucune base juridique pour maintenir Assange en prison. Il n’existe aucune base légale pour le juger, lui, un citoyen australien, en vertu de la loi américaine sur l’espionnage. La CIA a espionné Assange à l’ambassade d’Équateur par l’intermédiaire d’une société espagnole, UC Global, chargée d’assurer la sécurité de l’ambassade.

Jeremy Corbyn exprimant son soutien à Julian Assange devant la Haute Cour Royale de Justice de Londres où se déroule l’audience instruisant le recours des États-Unis, le 28 octobre. (Campagne « N’extradez pas Assange »)

Dans le cadre de cet espionnage, les conversations privilégiées entre Assange et ses avocats ont été enregistrées alors qu’ils discutaient de sa défense. Ce seul fait a invalidé le procès. Assange est détenu dans une prison de haute sécurité pour que l’État puisse, comme en a témoigné Nils Melzer, rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, poursuivre les abus et les tortures dégradantes qui, espère-t-il, mèneront à sa désintégration psychologique, sinon physique.

Les architectes de l’impérialisme, les maîtres de la guerre, les branches législatives, judiciaires et exécutives du gouvernement contrôlées par les entreprises et leurs courtisans obséquieux dans les médias, sont coupables de crimes flagrants. Dire cette simple vérité conduit à être relégué, comme beaucoup d’entre nous l’ont été, à la marge du paysage médiatique. Apporter la preuve de cette vérité, comme Assange, Chelsea Manning, Jeremy Hammond et Edward Snowden l’ont fait en nous permettant de voir les rouages du pouvoir, conduit à être traqué et persécuté.

Le « crime » d’Assange est d’avoir révélé au grand jour les plus de 15 000 morts non signalées de civils irakiens. Il a révélé les tortures et les abus subis par quelque 800 hommes et garçons, âgés de 14 à 89 ans, à Guantánamo. Il a révélé qu’en 2009, Hillary Clinton a demandé à des diplomates américains d’espionner le secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki Moon, et d’autres représentants, ceux de la Chine, de la France, de la Russie et du Royaume-Uni. Cet espionnage comprenait l’obtention d’ADN, de scans de l’iris, d’empreintes digitales et de mots de passe personnels, tout cela s’inscrivant dans le cadre d’une vaste campagne de surveillance illégale comprenant l’écoute du secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, dans les semaines qui ont précédé l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003.

Il a révélé que Barack Obama, Hillary Clinton et la CIA ont orchestré le coup d’État militaire de juin 2009 au Honduras qui a renversé le président démocratiquement élu Manuel Zelaya, afin de le remplacer par un régime militaire meurtrier et corrompu.

Il a révélé que George W. Bush, Barack Obama et le général David Petraeus ont poursuivi une guerre en Irak qui, selon les lois post-Nuremberg, est définie comme une guerre d’agression, un crime de guerre, qui a autorisé des centaines d’assassinats ciblés, y compris ceux de citoyens américains au Yémen. Il a révélé que les États-Unis ont secrètement lancé des attaques de missiles, de bombes et de drones au Yémen, tuant de nombreux civils.

Il a révélé que Goldman Sachs a versé 657 000 dollars à Hillary Clinton pour qu’elle donne des conférences, une somme si importante qu’elle ne peut être considérée que comme un pot-de-vin, et que celle-ci a assuré en privé à des dirigeants d’entreprise qu’elle se plierait à leurs exigences tout en promettant au public une réglementation et une réforme financières.

Il a révélé la campagne interne menée par des membres du parti de Jeremy Corbin, leader du Parti travailliste britannique, visant à le discréditer et à le détruire. Il a exposé la façon dont les outils de piratage utilisés par la CIA et la National Security Agency (NSA) permettent la surveillance gouvernementale à grande échelle de nos télévisions, ordinateurs, smartphones et logiciels anti-virus, permettant au gouvernement d’enregistrer et de stocker nos conversations, images et messages privés, même à partir d’applications cryptées.

Il a exposé la vérité. Il l’a exposée encore et encore et encore jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun doute sur l’illégalité, la corruption et le mensonge endémiques qui définissent l’élite dirigeante mondiale. Et pour ces seules vérités, il est coupable.

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