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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-114

Autoroutes de l’énergie : on avance à un rythme de croisière

Par The Economist, traduit par Jocelyne le Boulicaut

jeudi 18 novembre 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Autoroutes de l’énergie : on avance à un rythme de croisière

Le 16 octobre 2021 The Economist

Tricoter ensemble les réseaux électriques mondiaux est une activité en plein essor. Le caractère intermittent des énergies renouvelables et le chaos actuel sur les marchés de l’énergie soulignent l’importance des entreprises qui relient les producteurs d’électricité aux consommateurs éloignés.

CLV NEXANS AURORA [Le CLV Nexans Aurora est un navire câblier spécialement conçu, équipé des outils de pose de câbles les plus avancés au monde,NdT]

Imaginez un bateau jouet qui pourrait tenir dans la paume de votre main. Au milieu du bateau, ajoutez une bobine de fil à coudre de faible hauteur posée sur le côté. Multipliez le tout par mille et vous obtenez le Nexans Aurora, long de 150 mètres. Le fil en question est constitué de kilomètres de lignes électriques haute tension prêtes à être déployées depuis l’arrière du navire sur le fond marin. Chaque câble, qui pèse 150 kg par mètre est aussi épais qu’un tronc d’arbre, et est composé d’un mélange tissé d’aluminium, d’acier, de plomb et de matériau isolant. Un seul tronçon de câble enroulé dans une bobine de près de 30 mètres de diamètre est aussi lourd que la tour Eiffel.

La façon dont on consomme l’électricité (de plus en plus, notamment à cause des voitures) et dont on la produit (de plus en plus, notamment grâce aux sources renouvelables, voir graphique 1) est en train de changer. Dans le secteur de l’énergie, il n’est jamais facile d’équilibrer l’offre et la demande, comme l’a montré le chaos qui règne sur les marchés européens du gaz. C’est encore plus complexe pour l’électricité, dont le stockage est plus délicat que celui, non seulement du gaz, mais aussi du charbon, du diesel ou des copeaux de bois. Les énergies renouvelables ajoutent des difficultés supplémentaires : le vent souffle de façon hasardeuse, le soleil peut être caché derrière les nuages ou absent la nuit. En conséquence, la majeure partie de l’électricité produite doit être consommée immédiatement, et essentiellement là où elle est produite.

L’idée de séparer la consommation de la production pendant un certain temps - en utilisant des batteries géantes ou autres moyens de stockage - a suscité beaucoup d’intérêt de la part des entrepreneurs, des politiques et des investisseurs. Mais elle est actuellement irréalisable à grande échelle. C’est la raison pour laquelle l’idée de séparer les deux dans l’espace gagne du terrain.

Cela nécessite donc une mise à niveau du câblage invisible qui achemine l’énergie depuis son lieu de production jusqu’à son lieu d’utilisation. Cette opération peut par exemple impliquer le raccordement d’un parc éolien offshore au réseau. Des connexions sont également nécessaires pour rejoindre les réseaux nationaux, souvent au sein de blocs où s’effectuent la plupart des transactions électriques actuelles, comme l’Union européenne.

Dans un cas comme dans l’autre, des câbles sont nécessaires, tout comme des bateaux pour en poser une partie. Le potentiel est immense. Seulement 4,3 % de l’électricité produite en 2018 par les membres de l’OCDE, un club de pays industrialisés, a été exportée, contre 2 % dans les années 1970, mais on est loin d’une matière première fongible comme le pétrole.

Graphique 1 : Production électrique mondiale

Tous ces éléments ont fait grimper en flèche les carnets de commandes des fabricants et poseurs de câbles comme Nexans, le propriétaire français éponyme de Nexans Aurora. La banque Crédit Suisse prévoit que le câblage sous-marin à lui seul rapportera environ 5,5 milliards d’euros (6,4 milliards de dollars) en 2022, contre 4,5 milliards d’euros cette année.

Il s’attend à ce que les revenus des entreprises de câblage en relation avec les installations éoliennes offshore fassent plus que tripler entre 2020 et 2035. L’enthousiasme des investisseurs pour les câbles électriques a fait grimper le cours des actions de Nexans et des deux autres géants européens du secteur, Nkt et Prysmian, de 48 à 125 % au cours des deux dernières années (voir graphique 3).

En février, Nexans a annoncé qu’il allait bientôt se séparer de son activité de production de câbles non électriques (destinés à l’industrie et aux centres de données) pour se concentrer sur la production de câbles de transport.

Répondre à une demande d’électricité en dents de scie est une tâche complexe mais bien connue. Les gestionnaires de réseaux britanniques savent depuis longtemps comment déclencher les centrales électriques juste au moment où les séries télévisées se terminent et où les téléspectateurs en manque de thé allument leur bouilloire.

Graphique 2 : Importations électriques européennes

On est exactement devant le même problème quand il s’agit de relier des réseaux électriques dont les modes tant de production que de consommation différent, ce qui revient à faire correspondre l’offre et la demande en transférant l’électricité à distance.

Prenons le cas du Danemark. Voilà un pays qui a installé suffisamment de turbines éoliennes pour que, lorsque le vent souffle, aucune autre source d’énergie électrique ne soit nécessaire. Mais, étant donné l’inconstance du vent, il lui faut un plan B. Faute de batteries, il pourrait certes garder les vieilles centrales à combustibles fossiles en fonction, et les utiliser de façon intermittente.

Une solution plus élégante consiste à installer un câble vers la Norvège, qui dispose d’un vaste potentiel hydroélectrique. Lorsque le vent souffle, les deux pays peuvent utiliser l’énergie éolienne danoise et garder l’eau norvégienne dans des retenues. Par temps calme, les lacs norvégiens sont vidés un peu plus rapidement pour venir en aide au Danemark.

En outre, de nouvelles liaisons entre le Danemark et les Pays-Bas, la Suède, l’Allemagne et la Grande-Bretagne (prévues pour 2023) offrent encore plus de possibilités. Si l’on ajoute suffisamment de liaisons vers un nombre suffisant d’endroits, l’électricité devient une marchandise négociable. Pour un gestionnaire de réseau local, la réduction des émissions de carbone devient une simple question d’achat et de vente du bon contrat plutôt que de construction d’un parc solaire ou éolien au mauvais endroit.

Cette perspective explique pourquoi les interconnexions se multiplient. L’Europe est la nouvelle frontière de la pose de câbles. L’électrification, assurée notamment par les énergies renouvelables, est un des piliers essentiels dans son ambition pour atteindre des émissions "nettes zéro" d’ici 2050.

Les réseaux nationaux ont été contraints par les règles de l’UE de fusionner en un réseau unique, souvent soutenu par des fonds publics. Les côtes déchiquetées du continent sont idéales pour l’énergie éolienne et pour le déploiement de câbles électriques en mer, à l’abri des regards de ceux qui pourraient s’y opposer.

Graphique3 Cours des actions des producteurs de câbles électriques

Les changements dans la dynamique de la production d’électricité jouent un rôle. L’Allemagne, par exemple, qui était autrefois un gros exportateur d’électricité, est en train de devenir un importateur à mesure qu’elle finalise la fermeture de ses centrales nucléaires et abandonne progressivement le charbon. La pression verte signifie également que l’électricité est souvent produite à des endroits inappropriés.

En Italie, les centrales électriques étaient construites près des sites industriels, principalement dans le nord du pays. Aujourd’hui, le vent souffle et le soleil brille principalement dans le sud, moins développé. « Le passage aux énergies renouvelables signifie que nous avons besoin de davantage nous soucier de rééquilibre, de transition », déclare Stefano Antonio Donnarumma de Terna, gestionnaire italien de lignes de transport électrique.

En conséquence, la fabrication et le déploiement de câbles électriques est l’un des rares secteurs industriels où les entreprises européennes sont dominantes. Outre Nexans qui est français, Prysmian est italien et Nkt est danois. Ils détiennent environ 80% de parts de marché en dehors de la Chine, où la demande est largement satisfaite localement.

Elles ne se contentent pas de fabriquer des fils métalliques tissés (entre autres produits), elles les posent également, mettant en service et exploitant des navires comme le Nexans Aurora, un navire de 170 millions d’euros armé et équipé en amont d’une usine Nexans existante, à Halden, en Norvège.

Les progrès réalisés dans la pose de câbles sous-marins ont contribué à ouvrir la perspective de nouvelles interconnexions inédites. Alors que les générations précédentes de navires risquaient de chavirer s’ils devaient déposer des câbles à une profondeur bien supérieure à 1 200 mètres, le Nexans Aurora et une flottille de navires similaires chez ses concurrents peuvent poser les câbles à des profondeurs de 3 000 mètres. (Un robot accompagnateur peut creuser une tranchée quand les eaux sont moins profondes, afin de mieux se protéger des ancres et des filets de pêche errants). Cela signifie que la Méditerranée est désormais accessible. Cette semaine, le Nexans Aurora s’apprêtait à déployer son premier câble, reliant l’île de Crète au continent grec.

Des câbles plus longs signifient aussi moins de tronçons d’environ 100 km à assembler. La faisabilité d’interconnexions beaucoup plus longues est donc envisagée. Une liaison de 720 km entre la Norvège et la Grande-Bretagne a été mise en service ce mois-ci.

De nombreux autres projets sont en cours de projet, par exemple pour relier la Grèce et Israël, ou l’Irlande et la France. D’autres relèvent plus de la spéculation, comme un câble de 3 800 km reliant les champs solaires ensoleillés du Maroc à la Grande-Bretagne. Un autre consortium veut relier l’Australie, l’Indonésie et Singapour, ce qui représenterait un projet de 4 200 km.

Selon Christopher Guérin, patron de Nexans, 72 000 km de câbles de ce type seront posés d’ici à 2030, soit sept fois le stock actuel. Ce chiffre vient s’ajouter aux câbles nécessaires pour moderniser les connexions terrestres vétustes, dont beaucoup ont dépassé leur durée de vie. La crise du blackout survenu au Texas au début de l’année a permis de débloquer des fonds de relance pour la modernisation du réseau électrique aux États-Unis également.

Le raccordement des parcs éoliens aux réseaux électriques terrestres constitue une perspective plus immédiate. Les vendeurs de câbles sont d’autant plus enthousiastes que de plus en plus d’installations de ce type sont développées en haute mer. L’éventualité de parcs éoliens flottants, qui pourraient être encore plus éloignés, viendra grossir leurs carnets de commandes.

L’Agence internationale de l’énergie, club énergétique des pays riches, estime que 80 gigawatts de parcs éoliens offshore devront être installés chaque année d’ici à 2030 pour atteindre les objectifs de décarbonation. Selon Max Yates du Crédit Suisse, chaque gigawatt de capacité offshore nécessite environ 250 millions d’euros de câbles, installation comprise. Le câble coûte à peu près autant que les fondations, arrivant juste derrière le coût de l’éolienne elle-même.

L’urgence de cet effort de recâblage mondial est presque imperceptible depuis le pont du Nexans Aurora. Les bobines libèrent leur fil à un rythme tranquille : on considère que 10 à 12 km par jour, c’est du travail bien fait. Mais les futures autoroutes de l’énergie deviennent enfin une réalité. On avance à un rythme de croisière.

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