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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-108

Des intellectuels au service du statu quo

Par C.J. Polychroniou, traduit par Jocelyne le Boulicaut

jeudi 28 octobre 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Des intellectuels au service du statu quo

Le 7 octobre 2021 par C.J. Polychroniou, Truthout

C. J. Polychroniou est économiste politique/scientifique politique, auteur et journaliste. Il a enseigné et travaillé dans de nombreuses universités et centres de recherche en Europe et aux États-Unis. Actuellement, ses principaux intérêts de recherche portent sur l’intégration économique européenne, la mondialisation, le changement climatique, l’économie politique ainsi que la politique des États-Unis et la déconstruction du projet politico-économique du néolibéralisme. Il contribue régulièrement à Truthout et est membre du Public Intellectual Project de Truthout. Il a publié de nombreux livres et plus de 1000 articles qui sont parus dans une variété de revues, de magazines, de journaux et de sites d’information populaires. Nombre de ses publications ont été traduites en plusieurs langues étrangères, notamment en arabe, chinois, croate, espagnol, français, grec, italien, néerlandais, portugais, russe et turc. Ses derniers livres sont Optimism Over Despair : Noam Chomsky On Capitalism, Empire, and Social Change (2017) ; une anthologie d’entretiens avec Chomsky publiés à l’origine sur Truthout et rassemblés par Haymarket Books ; Climate Crisis and the Global Green New Deal : The Political Economy of Saving the Planet (avec Noam Chomsky et Robert Pollin comme principaux auteurs) ; The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic, and the Urgent Need for Radical Change, une anthologie d’entretiens avec Chomsky publiée à l’origine sur Truthout et rassemblée par Haymarket Books ( 2021) ; et Economics and the Left : Interviews with Progressive Economist (2021).

Noam Chomsky lors d’une conférence pour la cérémonie de remise de son doctorat honorifique à l’université de Pékin, le 13 août 2010, à Pékin, en Chine. VISUAL CHINA GROUP VIA GETTY IMAGES

Chomsky : c’est une question de vie ou de mort - les intellectuels ne peuvent pas continuer à être au service du statu quo

L’écrasante majorité des intellectuels ont historiquement été des serviteurs du statu quo. C’était le cas il y a plus d’un demi-siècle, lorsque Noam Chomsky l’a souligné dans son essai historique « La responsabilité des intellectuels », et ça l’est toujours aujourd’hui alors que les intellectuels d’opposition continuent d’être une petite minorité.

En effet, force est de constater que le nombre d’intellectuels critiques/d’opposition - en d’autres termes, les penseurs capables de s’exprimer sur un large éventail de questions en adoptant un point de vue anti-establishment - est en déclin depuis quelques dizaines d’années, alors même que la sphère publique s’est développée et est devenue plus audible en raison de l’explosion spectaculaire d’Internet et des médias sociaux.

La responsabilité des intellectuels

Cette tendance peut s’expliquer par l’accent mis par les universités sur des contenus pointus, spécialisés, voire obscurs, et par la résistance de la culture universitaire à donner la priorité à la recherche de solutions susceptibles d’avoir un impact sur la sphère publique en abordant des questions qui touchent directement la vie des gens et remettent en question le statu quo. Un autre des facteurs pourrait être la vague croissante de l’anti-intellectualisme aux États-Unis et ailleurs.

Pourtant, dans un monde extrêmement fragile, confronté à des menaces existentielles, plus que jamais dans l’histoire nous avons besoin de la voix des intellectuels critiques. Dans l’entretien qui suit, Noam Chomsky - universitaire, penseur et militant qui a été décrit comme un « trésor mondial » et « sans doute l’intellectuel vivant le plus important » - évoque le besoin urgent d’un plus grand nombre d’intellectuels, non pas pour « dire la vérité au pouvoir », mais pour parler avec ceux qui sont sans pouvoir.

C.J. Polychroniou : Il y a longtemps, dans votre très fameux essai "La responsabilité des intellectuels", vous avez soutenu que les intellectuels doivent exiger la vérité et dénoncer les mensonges, mais qu’ils doivent aussi dans leurs analyse, replacer les événements dans leur perspective historique. Bien que vous n’ayez jamais laissé entendre qu’il s’agissait de la seule responsabilité des intellectuels, ne pensez-vous pas que le rôle des intellectuels a considérablement changé au cours des cinquante dernières années ? Je veux dire, il est vrai que les intellectuels critiques/oppositionnels ont toujours été rares dans l’ère occidentale moderne, mais il y a toujours eu en notre sein des géants dont la voix et le statut étaient non seulement vénérés par une bonne partie des citoyens, mais, dans certains cas, suscitaient la crainte et même l’admiration des membres de la classe dirigeante. Aujourd’hui, nous avons essentiellement des "intellectuels" fonctionnels/conformistes qui se focalisent sur des domaines pointus, hautement spécialisés et techniques, et n’osent pas remettre en question le statu quo ou s’élever contre les maux sociaux par peur de perdre leur emploi, de se voir refuser titularisation et promotion, ou de ne pas avoir accès aux financements. Que sont devenus les grands intellectuels comme Bertrand Russell et Jean-Paul Sartre, et les artistes emblématiques comme Picasso avec son combat contre le fascisme ?

Noam Chomsky : Eh bien, dites-moi, qu’est-il arrivé à Bertrand Russell ? Russell a été emprisonné pendant la Première Guerre mondiale, tout comme la poignée d’autres personnes qui ont osé s’opposer à cette prestigieuse épopée : Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, Eugene Debs - qui fut même écarté de l’amnistie d’après-guerre par le rancunier Woodrow Wilson - pour ne citer que les plus célèbres. Certains ont été traités avec plus de bienveillance, comme Randolph Bourne, simplement ostracisé et exclu des cercles intellectuels et des revues libérales. La dernière partie de la carrière de Russell a été entachée de nombreux épisodes peu glorieux : les tribunaux ont déclaré qu’il était trop libre d’esprit pour être autorisé à enseigner au City College, il a été vilipendé en haut lieu en raison de son opposition à la guerre du Viêt Nam, et il a été traité de manière méprisante même après sa mort. Ce n’est pas si inhabituel pour ceux qui sortent des rangs, quelle que soit la notoriété de leurs contributions, comme l’étaient certainement celles de Russell.

La tâche de quiconque veut défendre des valeurs intellectuelles et morales n’est pas de dire ce qu’il considère être comme la vérité à qui que ce soit - aux puissants ou aux privés de puissance - mais plutôt de parler avec ceux qui sont privés de puissance et d’essayer d’apprendre la vérité. Le terme "intellectuel" lui-même est étrange. Il ne s’applique pas à un lauréat du prix Nobel qui consacre sa vie à la physique, ni au concierge de son immeuble qui certes a peut-être peu d’éducation académique mais est en revanche doué d’une profonde perspicacité et d’une compréhension clairvoyante des affaires humaines, de l’histoire, de la culture. Le terme est généralement utilisé pour désigner une catégorie de personnes jouissant d’un certain degré de privilège, qui sont quelque part considérées comme les gardiennes des valeurs intellectuelles et morales de la société. Elles sont censées défendre et formuler ces valeurs et ensuite appeler les autres à y adhérer.

Dans cette catégorie, il existe une petite minorité qui remet en question le pouvoir, l’autorité et la doctrine reçue. On dit parfois que leur responsabilité est de « dire la vérité au pouvoir ». J’ai toujours trouvé cela dérangeant. Normalement, les puissants connaissent très bien la vérité. Ils savent généralement ce qu’ils font, et n’ont pas besoin de nos explications. Ils ne bénéficieront pas non plus de nos leçons de morale, non pas parce qu’ils sont obligatoirement de mauvaises personnes, mais parce qu’ils jouent un certain rôle institutionnel, et que s’ils abandonnent ce rôle, quelqu’un d’autre s’en chargera tant que les institutions perdureront. Il est inutile d’apprendre aux PDG de l’industrie des combustibles fossiles que leurs activités nuisent aux communautés et détruisent l’environnement et notre climat. Ils le savent depuis longtemps. Ils savent également que s’ils s’éloignent de la recherche du profit et se préoccupent de l’impact humain de leurs activités, ils se retrouveront à la rue et quelqu’un d’autre les remplacera pour mener à bien les tâches requises par les institutions.

Il reste un éventail d’options, mais celui-ci est bien étroit. Il serait beaucoup plus logique de dire la vérité non pas au pouvoir, mais à ses victimes. Si vous dites la vérité à ceux qui n’ont pas de pouvoir, il est possible que cela profite à quelqu’un. Cela pourrait aider les gens à affronter les problèmes de leur vie de manière plus réaliste. Cela pourrait même les aider à agir et à s’organiser de manière à contraindre les puissants à modifier les institutions et les pratiques ; et, plus important encore, à remettre en question les structures illégitimes de l’autorité et les institutions sur lesquelles elles reposent, élargissant ainsi le champ de la liberté et de la justice. Cela ne se produira d’aucune autre manière, et cela s’est souvent produit de cette façon dans le passé.

The New York Review of Books du 23 Février 1967

Mais je ne pense pas non plus que cela soit judicieux. La tâche d’une personne responsable - c’est à dire de toute personne qui veut défendre des valeurs intellectuelles et morales - n’est pas de dire à qui que ce soit ce qu’elle considère comme la vérité - aux puissants tout comme aux déniés de puissance - mais plutôt de dialoguer avec ces derniers et d’essayer d’apprendre la vérité. Il s’agit toujours d’un effort collectif, et la sagesse et la compréhension ne doivent pas nécessairement provenir d’un quelconque terrain particulier.

Mais c’est assez rare dans l’histoire des intellectuels. Rappelons que le terme "intellectuel" est apparu dans son sens moderne avec le procès Dreyfus en France à la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, nous admirons et respectons ceux qui ont défendu Dreyfus au nom de la justice, mais si l’on se reporte à cette époque, ils constituaient une minorité persécutée. Les "immortels" de l’Académie française condamnaient amèrement ces écrivains et artistes saugrenus qui osaient défier les augustes dirigeants et institutions de l’État français. La figure de proue des dreyfusards, Émile Zola, a dû fuir la France.

Il est de la responsabilité des intellectuels de dire la vérité et d’exposer les mensonges

C’est assez représentatif. Prenez presque n’importe quelle société et vous constaterez qu’il existe une frange de dissidents critiques et qu’ils sont généralement soumis à l’une ou l’autre forme de sanction. Les personnes que j’ai mentionnées ne font pas exception. Dans l’histoire récente, dans l’Europe de l’Est dirigée par les Russes, ils pouvaient être emprisonnés ; si c’était dans nos propres contrées, en Amérique centrale ou du Sud, ils pouvaient être torturés et assassinés. Dans les deux cas, il y a eu une répression sévère à l’encontre des personnes qui critiquent le pouvoir établi.

Ça remonte aussi loin que vous voulez, jusqu’à la Grèce antique. Quelle est la personne qui a dû boire la ciguë ? Il s’est agi de la personne qui "corrompait" la jeunesse d’Athènes en posant des questions déstabilisantes qu’il valait mieux taire. Prenons maintenant les archives bibliques, à peu près à la même époque. Il s’agit d’une sorte d’histoire orale, mais dans ce qui en a été restitué, on trouvait des gens qui, selon nos critères, pourraient être qualifiés d’intellectuels - des gens qui condamnaient le roi et ses crimes, demandaient pitié pour les veuves et les orphelins, commettaient d’autres actes subversifs. Comment les traitait-on ? Ils étaient emprisonnés, conduits dans le désert, vilipendés. On trouvait certes des intellectuels qui étaient respectés, des flatteurs au service de la Cour. Des siècles plus tard, on les a appelés faux prophètes, mais pas à l’époque. Et si vous réfléchissez à l’histoire, ce schéma se reproduit de manière assez constante.

McGeorge Bundy, intellectuel libéral de premier plan, érudit réputé, ancien doyen de Harvard, conseiller en matière de sécurité nationale sous les présidents Kennedy et Johnson, puis directeur de la Fondation Ford, en a saisi le concept de base de manière très convaincante. En 1968, alors que la contestation de la guerre du Viêt Nam atteignait son apogée, Bundy a publié un article dans la principale revue de l’establishment, Foreign Affairs, dans lequel il traitait de la dite opposition. Une grande partie de la contestation était, le concédait-il, tout à fait légitime : rétrospectivement, on avait commis quelques erreurs dans la coordination d’un mouvement aussi complexe. Mais il y avait aussi une frange de "durs à cuire dans les coulisses " qui ne méritaient que mépris. Ces sauvageons sont descendus assez bas pour s’intéresser aux motivations. En d’autres termes, ils ont traité les dirigeants politiques américains selon les critères appliqués aux autres, et devaient donc être exclus de la société civilisée.

Les « intellectuels technocrates et soucieux de politique" [sont considérés] comme les bons gars qui orchestrent et éclairent les politiques, et reçoivent les honneurs appropriés pour leur travail constructif - les Henry Kissingers, qui loyalement retransmettent les ordres pour une campagne de bombardement massive.L’analyse de Bundy était en fait la norme au sein des intellectuels libéraux. Leurs publications distinguaient sobrement les « intellectuels technocrates et orientés vers la politique » des « intellectuels orientés vers les valeurs ». Les premiers sont les bons gars qui orchestrent et éclairent les politiques, et reçoivent les honneurs appropriés pour leur travail constructif - les Henry Kissingers, ceux qui transmettent loyalement les ordres de leur patron à moitié ivre ordonnant une vaste campagne de bombardement au Cambodge, « tout ce qui vole contre tout ce qui bouge ». Un appel au génocide qu’il n’est pas facile de retranscrire dans les archives. Les seconds sont les durs à cuire dans les coulisses qui prônent la valeur morale, la justice, le droit international et autres sensibleries.

Les États-Unis ne sont pas le Salvador. Les durs à cuire n’ont pas leurs cerveaux explosés par des bataillons d’élite armés et entraînés à Washington, comme les six grands intellectuels latino-américains, des prêtres jésuites, qui ont subi ce sort avec leur gouvernante et sa fille à la veille de la chute du mur de Berlin. Qui connaît même leurs noms ? A juste titre, pourrait-on dire, puisqu’il y avait bien d’autres martyrs religieux parmi les centaines de milliers de personnes massacrées dans la croisade de Washington en Amérique centrale dans les années 1980, gérée avec l’aide d’intellectuels technocrates et orientés vers la politique. Il est, malheureusement, trop facile de continuer.

Je pense qu’il serait très intéressant que vous parliez du contexte historique de "La responsabilité des intellectuels", mais aussi que vous précisiez ce que vous voulez dire lorsque vous affirmez que les intellectuels doivent voir les événements dans leur perspective historique.

Cet essai trouvait son origine dans une conférence délivrée en 1966 devant un groupe d’étudiants de Harvard. Il a été publié dans le journal du groupe. Ils l’ont probablement supprimé depuis. Il s’agissait de la Harvard Hillel Society. Le journal s’appelle Mosaic. C’était un an avant la victoire militaire d’Israël de 1967, un grand cadeau fait aux États-Unis, et qui a conduit à une réorientation majeure des politiques américano-israéliennes et à des changements d’ampleur dans la culture et les attitudes populaires aux États-Unis - une histoire intéressante et importante, mais pas pour ici. La New York Review of Books en a publié une version éditée.

Comme la conférence se déroulait à Harvard, il était particulièrement important de se concentrer sur les élites intellectuelles et leurs liens particuliers avec le gouvernement. La faculté de Harvard était très présente dans les administrations Kennedy et Johnson. La mythologie de Camelot est dans une large mesure leur création. Mais comme nous en avons discuté, ce n’est là qu’une phase dans une longue histoire de soumission intellectuelle au pouvoir. Ce processus continue de se dérouler sans changement profond, bien que le militantisme des années 60 et ses conséquences aient considérablement changé une grande partie du pays, agrandissant les coulisses dans lesquelles les " sauvageons " peuvent poursuivre leur subversion fondée sur les valeurs.

Cet impact a également considérablement élargi la perspective historique à partir de laquelle les événements du monde sont perçus. Personne aujourd’hui n’écrirait une grande histoire diplomatique des États-Unis en racontant comment, après le renversement du joug britannique, les anciens colons, selon les mots de Thomas Bailey, « se sont concentrés sur la tâche d’abattre les arbres et les Indiens et de mettre la touche finale à leurs frontières naturelles » - sous couvert de « légitime défense », bien sûr. Dans les années 60, peu de gens avait pris conscience du fait que la début de nos "guerres éternelles" remontait à 1783. La terrible histoire des 400 ans de torture des Afro-Américains était également à peine reconnue par les universitaires du courant dominant ; on découvre constamment d’autres faits, et des pires. Il en va de même dans d’autres domaines. Un militantisme engagé et scrupuleux peut ouvrir de nombreuses portes afin d’obtenir une perspective historique précieuse.

Le monde a beaucoup changé depuis l’époque de la guerre du Viêt Nam, et je pense que vous serez d’accord avec moi pour dire que nous sommes confrontés à des défis beaucoup plus importants aujourd’hui que jamais auparavant. En outre, nous vivons dans un monde beaucoup plus petit, et certains des défis auxquels nous sommes confrontés sont véritablement mondiaux tant par leur nature que par leur portée. Dans ce contexte, quel devrait être le rôle des intellectuels et des mouvements sociaux dans un monde globalisé et partageant un même avenir pour toute l’humanité ?

Vous avez tout à fait raison de dire que nous sommes confrontés à des défis bien plus importants aujourd’hui qu’à l’époque du Vietnam. En 1968, alors que les intellectuels libéraux fustigeaient les " sauvageons" axés sur les valeurs, le problème majeur était que « le Viêt-Nam en tant qu’entité culturelle et historique [était] menacé d’extinction [alors que] la région se mourraient littéralement sous les coups de la plus grande machine militaire jamais déchaînée sur un territoire de cette taille », selon les propos du spécialiste du Viêt-Nam le plus respecté, l’historien militaire Bernard Fall. Nous vivons actuellement une ère de confluence de crises qui n’a aucun équivalent dans l’histoire de l’humanité. C’est maintenant à l’échelle mondiale que la société humaine organisée est "menacée d’extinction" sous les coups de boutoir de la destruction de l’environnement, orchestrée très majoritairement par les riches, concentrée dans les pays riches. Et ce, sans compter la menace non moins inquiétante et croissante de l’holocauste nucléaire, qui est attisée en ce moment même.

Publication par la New York Review of Books

Nous vivons actuellement une ère de confluence de crises qui n’a aucun équivalent dans l’histoire de l’humanité. Pour chacune d’entre elles, on connaît des solutions réalisables, bien que le temps nous soit compté. Il est totalement inutile de gaspiller des mots pour désigner les responsabilités.

Qui actuellement est en train de mener la tâche historique consistant à faire face à ces crises ? Qui a mené la grève mondiale du climat le 24 septembre, tentative désespérée pour réveiller les dirigeants timorés de la société mondiale et les citoyens bercés de passivité par la trahison des élites ? Nous connaissons la réponse : les jeunes, les héritiers de notre folie. Le spectacle de Davos, rassemblement annuel où les riches et les puissants se pavanent dans leur suffisance et applaudissent poliment lorsque Greta Thunberg les sensibilise, avec calme et compétence, à la catastrophe qu’ils ont allègrement créée, devrait être profondément douloureux. Gentille petite fille. Maintenant, retourne à l’école, là où est ta place, et laisse nous les problèmes sérieux, à nous dirigeants politiques éclairés, nous entreprises pleines d’âme qui travaillons jour et nuit pour le bien commun, nous intellectuels sérieux et raisonnables. Nous allons nous charger de tout ça, en veillant à ce que la trahison soit apocalyptique - comme elle le sera, si nous leur accordons le pouvoir de diriger le monde en accord avec les principes qu’ils ont établis et mis en œuvre.

Ces grands principes ne sont pas méconnus. En ce moment même, les gouvernements du monde entier, au premier rang desquels les États-Unis, font pression sur les producteurs de pétrole pour qu’ils augmentent leur production, après avoir été informés par le rapport du GIEC du mois d’août, de loin le plus alarmant à ce jour, qu’une catastrophe est imminente si nous ne commençons pas dès maintenant à réduire l’utilisation des combustibles fossiles année après année, pour les éliminer progressivement d’ici le milieu du siècle. Les journaux spécialisés du secteur pétrolier sont euphoriques quant à la découverte de nouveaux gisements à exploiter alors que la demande de pétrole augmente. La presse économique débat pour savoir qui de l’industrie américaine de la fracturation ou de l’OPEP est le mieux placé pour augmenter la production.

Le Congrès débat en ce moment d’un projet de loi qui aurait pu légèrement ralentir la course à la destruction. Le parti négationniste s’y oppose à 100 %, de sorte que le sort de la législation est entre les mains des démocrates "modérés", en particulier Joe Manchin. Il a rendu sa position sur le climat extrêmement claire : « Dépenser pour l’innovation, pas pour l’élimination. » Tout droit sorti du livre de jeu des départements de relations publiques des entreprises de combustibles fossiles, il n’y a rien de surprenant venant du principal bénéficiaire au Congrès des compensations en matière de combustibles fossiles. L’utilisation des combustibles fossiles doit se poursuivre sans entrave, nous conduisant à la catastrophe dans l’intérêt du profit à court terme des très riches. Point final.

En ce qui concerne le reste du paquet Biden, Manchin - le vote pivot - a clairement indiqué qu’il n’accepterait qu’un faible filet de sécurité, en insistant également sur la complexité et la détérioration des critères de vérification des ressources pour ce qui est une pratique standard dans le monde civilisé. Cette posture n’est certainement pas à l’avantage de ses électeurs. Quant aux autres "modérés", c’est à peu près la même chose. Sans une pression publique beaucoup plus soutenue, il n’y a jamais eu beaucoup d’espoir que ce Congrès permette au pays de commencer à résister à l’assaut cruel du pouvoir écrasant des entreprises. Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur ce que cela implique en terme de responsabilité.

Et là encore, nous ne saurions négliger le nuage qui a été jeté sur le monde par l’intelligence humaine il y a 75 ans et qui est devenu bien sombre ces dernières années. Le régime de contrôle des armements qui avait été laborieusement élaboré au cours de nombreuses décennies a été systématiquement démantelé par les deux dernières administrations républicaines, d’abord Bush II et le traité sur les missiles anti-balistiques, puis Trump qui a manié son boulet de démolition avec désinvolture. Il a quitté ses fonctions juste à temps pour permettre à Biden de sauver le nouveau traité START, en acceptant les demandes de la Russie souhaitant sa prolongation. Biden continue cependant à soutenir un budget militaire pléthorique, à poursuivre la course au développement d’armes plus dangereuses et à mener des actions hautement provocatrices là où la diplomatie et les négociations seraient sûrement possibles.

La « liberté de navigation » dans la mer de Chine méridionale constitue actuellement un point de discorde majeur. Plus précisément, comme le souligne l’analyste stratégique australien Clinton Fernandes, le conflit concerne les opérations militaires/de renseignement dans la zone économique exclusive (ZEE) de la Chine, qui s’étend sur 200 miles au large. Les États-Unis soutiennent que ces opérations sont autorisées dans toutes les ZEEs. La Chine soutient qu’elles ne le sont pas. L’Inde est d’accord avec l’interprétation de la Chine et a vigoureusement protesté contre les récentes opérations militaires américaines dans sa ZEE. Les ZEEs ont été établies par le droit de la mer de 1982 (UNCLOS). Les États-Unis sont la seule puissance maritime à ne pas avoir ratifié la Loi, mais ils affirment qu’ils ne la violeront pas. Le libellé de la loi concernant les opérations militaires n’est pas très précis. Il s’agit certainement d’un cas manifeste où la diplomatie est de mise, et non des actions hautement provocatrices dans une région où la tension est considérable, avec la menace d’une escalade, peut-être irréversible.

Tout cela fait partie de l’effort des États-Unis pour "contenir la Chine". Ou, pour le dire autrement, pour établir « Le fait que, d’une manière ou d’une autre, l’accession de 20 % de l’humanité depuis une pauvreté abjecte jusqu’à quelque chose qui s’approche d’un État moderne, est illégitime - mais plus encore, par sa simple existence, constitue un affront pour les États-Unis. Ce n’est pas que la Chine représente une menace pour les États-Unis - ce que la Chine n’a jamais exprimé pas plus que mis en œuvre - mais plutôt que sa simple présence représente un défi à la prééminence des États-Unis. »
Telle est l’évaluation tout à fait réaliste de l’ancien Premier ministre australien Paul Keating, réagissant au récent accord AUKUS (Australie-Royaume-Uni-États-Unis) portant sur la vente de huit sous-marins nucléaires de pointe à l’Australie, unités qui seront intégrés au commandement naval américain afin de faire face à la "menace de la Chine". L’accord abroge un accord franco-australien concernant la vente de sous-marins conventionnels. Faisant montre d’une typique arrogance impériale, Washington n’a même pas averti la France, rappelant à l’Union européenne sa place dans un ordre mondial dirigé par les États-Unis. En réaction, la France a rappelé ses ambassadeurs aux États-Unis et en Australie, ignorant le Royaume-Uni, simple État vassal.

Le correspondant militaire australien Brian Toohey observe que la soumission de l’Australie aux États-Unis ne renforce pas sa sécurité - bien au contraire - et que l’AUKUS n’a aucun objectif stratégique identifiable. Les sous-marins ne seront pas opérationnels avant plus d’une décennie, période à laquelle la Chine aura certainement augmenté ses forces militaires pour faire face à cette nouvelle menace militaire, tout comme elle l’a fait pour faire face au fait qu’elle est encerclée par des missiles nucléaires dans certaines des quelques 800 bases militaires que les États-Unis possèdent dans le monde (la Chine en possède une seule, à Djibouti). Toohey souligne que l’équilibre militaire naval est encore plus déstabilisé par AUKUS. Il est intéressant de citer ses propos très exactement, cela permet de comprendre quelle est la menace que la Chine fait peser sur les États Unis - non pas dans les Caraïbes ou sur la côte californienne, mais aux frontières même de la Chine :

Les armes nucléaires de la Chine sont tellement moins performantes qu’elle ne peut même pas être sûre de pouvoir lancer une frappe de dissuasion en représailles à un tir américain. Prenons l’exemple des sous-marins nucléaires armés de missiles balistiques (SNLE). La Chine en possède quatre de classe Jin. Ils peuvent chacun transporter 12 missiles dotés d’une seule ogive. Les sous-marins sont faciles à détecter car ils sont bruyants. Selon l’Office of Naval Intelligence des États-Unis, chacun d’eux est plus bruyant qu’un des premiers sous-marins soviétiques lancés en 1976. Les sous-marins russes et américains sont désormais beaucoup plus silencieux. On estime que la Chine se dotera de quatre autres SNLE un peu plus silencieux d’ici à 2030. Toutefois, les missiles de ces sous-marins n’auront pas la portée nécessaire pour atteindre la partie continentale des États-Unis depuis leur base située sur l’île de Hainan, dans la mer de Chine méridionale. Pour atteindre le continent américain, ils devraient rejoindre des endroits stratégiques dans l’océan Pacifique. Cependant, ils sont en réalité bloqués dans la mer de Chine méridionale. Pour parvenir à se libérer, ils sont amenés à passer par une série de goulets d’étranglement où ils seraient facilement coulés par des sous-marins nucléaires tueurs américains du type de ceux que le gouvernement [australien] Morrison veut acheter.

Par contre, les États-Unis disposent de 14 SNLE de classe Ohio. Ils peuvent chacun lancer 24 missiles Trident dotés de huit ogives pouvant être orientées indépendamment les unes des autres et capables d’atteindre n’importe quel endroit du globe. Cela signifie qu’un seul sous-marin américain peut détruire 192 villes ou autres cibles, contre 12 pour le sous-marin chinois. Les sous-marins de la classe Ohio sont en train d’être remplacés par ceux de la classe Columbia, plus grands. Ceux-ci sont construits en même temps que de nouveaux sous-marins chasseurs tueurs américains. Et cela, avant même que les huit nouveaux sous-marins nucléaires de pointe ne soient construits au profit de l’Australie. En ce qui concerne les forces nucléaires en général et les autres capacités militaires connexes, la Chine est bien sûr loin derrière les États-Unis, comme le sont du reste tous les adversaires potentiels des États-Unis confondus. AUKUS poursuit cependant un dessein : affirmer plus fermement que les États-Unis ont l’intention de diriger le monde, même si cela requiert une escalade des menaces de guerre, éventuellement une guerre nucléaire finale, dans une région hautement volatile. Et d’éviter des mesures aussi "chochottes" que la diplomatie.

Ce n’est pas le seul exemple. L’un d’entre eux aurait dû faire la une des journaux ces dernières semaines, alors que les États-Unis se retiraient d’Afghanistan, mettant à exécution le cynique bradage des Afghans par Trump dans son accord de février 2020 avec les talibans. La question évidente est donc : pourquoi l’administration Bush a-t-elle envahi le pays il y a 20 ans ? Les États-Unis ne possédaient aucun intérêt en Afghanistan, comme les déclarations de Bush le démontraient très explicitement à l’époque ; le véritable enjeu était l’Irak, et puis au-delà. Bush avait également indiqué clairement que l’administration ne s’intéressait guère à Oussama ben Laden ou à Al-Qaïda. Ce manque d’intérêt a été clairement exprimé par le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld lorsque les talibans ont proposé de se rendre. « Nous ne négocions pas de redditions », a-t-il tempêté.

La seule explication plausible de l’invasion a été donnée par le chef le plus respecté de la résistance anti-talibane, Abdul Haq. Il a été interviewé peu après l’invasion par le spécialiste de l’Asie Anatol Lieven. Selon Haq, l’invasion tuera de nombreux Afghans et sapera les efforts prometteurs des Afghans pour saper le régime taliban de l’intérieur, mais ce n’est pas la préoccupation de Washington : « les États-Unis sont en train d’essayer de montrer leurs muscles, de remporter une victoire et de faire peur à toute la planète. Ils ne se soucient pas de la souffrance des Afghans ou du nombre de personnes que nous allons perdre. » Cela semble également une description juste de la stratégie américaine actuelle visant à « contenir la menace chinoise » en maniant l’escalade sous forme de provocations plutôt que la diplomatie. Ce n’est en rien quelque chose de nouveau dans l’histoire impériale.

Pour en revenir à la responsabilité des intellectuels et à la manière dont elle est assumée, un développement du sujet serait superflu.

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