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4 parties d’après Reporterre

La Sobriété Energétique

Par Bruno Bourgeon

vendredi 8 octobre 2021, par JMT

Sobriété énergétique

Première partie : économiser l’énergie est indispensable pour le climat

La sobriété, un pilier de la transition écologique ? Un nombre grandissant d’experts l’exigent pour économiser l’énergie. Pourtant la sobriété reste méprisée par les politiques. Voici les quatre piliers de la démarche de sobriété.

Le débat sur la politique énergétique se focalise en France sur le choix entre nucléaire et renouvelables. Mais l’enjeu crucial est celui de la consommation énergétique. Et on n’enrayera pas le changement climatique sans une politique de sobriété. Sans sobriété « on n’y arrivera pas », avertissait Jean Jouzel, ancien vice-président du Giec, en juillet dernier .

© Émile Loreaux/Reporterre

Le concept de sobriété, prisé des philosophes antiques qui l’associaient au bonheur et à la sagesse, connaît aujourd’hui un regain d’intérêt. Un nombre croissant d’intellectuels, d’associations et d’institutions, comme l’Ademe, y voient l’un des éléments centraux d’une transition énergétique réussie, permettant de rompre avec « l’ébriété » de nos sociétés de surabondance.

La sobriété vise à réduire notre consommation d’énergie et de biens matériels par un changement en profondeur de nos comportements et de nos modes de vie. Elle s’inscrit dans une démarche collective, dans la mesure où elle remet en cause les habitudes de consommation qui structurent aujourd’hui nos sociétés industrialisées.

En nous affranchissant de désirs superflus, nous limiterions la pression que nous exerçons sur l’atmosphère et le vivant. L’idée, c’est de rééquilibrer les choses, d’arriver à une juste consommation : que les personnes consommant trop arrêtent de le faire, et que celles étant dans une situation délicate puissent satisfaire leurs besoins essentiels. Il faut penser l’énergie comme une ressource vitale devant être accessible à l’ensemble de la population.

L’ingénieur énergéticien Thierry Salomon, vice-président de l’association Négawatt, définit la sobriété comme une « intelligence de l’usage ». Il distingue quatre leviers d’économies d’énergie :

* La sobriété structurelle, qui réorganise nos activités et l’espace de manière à favoriser des usages peu énergivores (comme en réduisant la distance entre les lieux de travail, les commerces et les habitations).

* La sobriété dimensionnelle vise à réduire la taille de nos équipements : faire ses courses avec un véhicule d’une tonne n’est par exemple pas indispensable, dans la mesure où un vélo cargo peut souvent faire l’affaire.

* La sobriété d’usage invite à modérer notre utilisation desdits équipements : éteindre les écrans publicitaires, limiter la vitesse sur la route, réparer son téléphone plutôt que de le jeter sont autant de manières de réduire notre consommation, explique-t-il.

* La sobriété conviviale, enfin, relève d’une logique de « mutualisation des équipements et de leur utilisation » : partager sa tondeuse avec ses voisins, par exemple, permet de diviser par deux les nuisances environnementales que sa production génère.

Le concept d’économies d’énergie ne doit pas être confondu avec l’efficacité énergétique, qui relève davantage de changements techniques. Lorsqu’une commune remplace ses lampadaires à incandescence par des lampadaires LED, par exemple, elle améliore l’efficacité de son éclairage public. L’alternative sobre consiste à les éteindre aux heures les moins fréquentées de la nuit. La sobriété est bien plus complexe, car elle demande une remise en cause de nos modes de vie à la fois individuels et collectifs.

Parce que l’efficacité énergétique ne requiert pas de changement de modèle, les décideurs placent souvent tous leurs espoirs en elle. Mais miser uniquement sur l’innovation technique pour réduire notre consommation d’énergie peut s’avérer illusoire. De manière générale, on observe en effet que l’énergie économisée grâce aux gains en efficacité est bien souvent reportée sur d’autres usages.

C’est ce que l’on appelle « l’effet rebond ». L’exemple typique est celui de la voiture, qui consomme beaucoup moins qu’avant, mais qui est plus accessible à tous, augmentant les émissions de CO2de par leur nombre.

Les associations Négawatt et Virage Énergie ont toutes deux chiffré le potentiel d’économies d’énergie rendues possibles par la sobriété. Selon Négawatt, elle réduirait de 28 % notre consommation énergétique d’ici à 2050.

Les estimations de Virage Énergie, réalisées pour la région Nord-Pas-de-Calais, sont encore plus optimistes : l’efficacité et la sobriété pourraient, ensemble, réduire la demande énergétique entre 29 et 73 % à l’horizon 2050, en fonction de l’amplitude des changements de consommation et de production envisagés. La sobriété contribue pour moitié à la baisse.

En dépit des économies d’énergie importantes qu’elle permet, la sobriété est parfois regardée avec circonspection. Ne suffirait-il pas de produire autant d’énergie qu’aujourd’hui, mais de manière décarbonée ? La réalité est plus complexe.

En 2019, B&L Évolution, cabinet de conseil en transition écologique avait publié une étude saisissante, détaillant à quelles conditions il serait possible de limiter l’augmentation de la température globale à 1,5 °C par rapport à l’ère pré-industrielle : interdiction de certaines lignes aériennes internes, réduction de la température de chauffage, interdiction à la vente des grands écrans, etc. L’étude montrait qu’atteindre un tel objectif impliquait nécessairement un virage radical dans notre manière de vivre et de consommer.

Pour rappel, en 2019, près de la moitié (47 %) du bouquet énergétique primaire français provenait encore de sources fossiles (pétrole, charbon et gaz). Il sera impossible de décarboner cette part importante de notre mix énergétique en seulement dix ans sans transformer en parallèle notre modèle économique et nos modes de vie.

La capacité de la machine industrielle mondiale est le principal facteur limitant. Une éolienne, ce n’est pas qu’une décision politique, c’est aussi du béton à couler, des matériaux plus ou moins rares à chercher, à assembler et à connecter à un réseau électrique. Nous n’avons pas les ressources techniques, physiques et humaines pour installer des milliards de panneaux photovoltaïques et d’éoliennes en un laps de temps aussi court.

Le nucléaire n’est pas non plus une solution magique. Outre le problème des déchets et des risques d’accident, la construction de centrales prend du temps. Dix ans, au bas mot. Trop, compte tenu des échéances climatiques.

Ce problème de temporalité est particulièrement accru dans les secteurs de l’industrie et du transport, qui sont encore très dépendants des sources d’énergie fossile. Quant au secteur aérien, au transport maritime et aux poids lourds, les alternatives décarbonées ne sont encore qu’à l’état embryonnaire.

En réduisant notre consommation à la source, la sobriété pourrait faciliter la transition vers un système neutre en carbone. Son importance est d’ailleurs reconnue par le Réseau de transport d’électricité (RTE) ; dans un rapport publié en juin, il notait qu’une plus grande sobriété permettrait « de relâcher la pression sur le rythme nécessaire de développement des énergies bas carbone ».

L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estimait dans un rapport récent que, sans changements de comportement, les efforts d’ores et déjà sans précédent à fournir pour développer les technologies bas carbone devraient devenir encore plus intenses… et donc difficiles à tenir.

La sobriété ne se justifie cependant pas uniquement par l’urgence climatique. Substituer une source d’énergie à une autre, sans remettre en cause notre système productif, ne ferait que déplacer le problème. L’emprise territoriale des énergies renouvelables, par exemple, pourrait atteindre des niveaux peu soutenables pour le reste du vivant si la demande en énergie continue de croître à un rythme effréné.

Il y a aussi la crise de la biodiversité : son principal facteur est l’emprise humaine sur l’espace. Que l’énergie soit d’origine fossile, nucléaire ou renouvelable, notre modèle économique repose sur un niveau d’extraction des ressources naturelles délétère. D’où la nécessité de réduire nos besoins en amont.

Le caractère fini des ressources nécessaires au maintien de notre société d’abondance pose également question. Certains métaux indispensables à la production des éoliennes, des batteries et des puces électroniques présentent ainsi un risque élevé de pénurie d’approvisionnement.

L’ère de la surabondance nous a fait croire à la toute-puissance, dit-elle, mais les limites de notre vaisseau Terre nous rattrapent inexorablement. C’est l’une des raisons pour lesquelles la sobriété est incontournable. Nous n’y échapperons pas.

Deuxième partie : Les économies d’énergie méprisées par les politiques

Pourtant indispensables à la transition écologique, les économies d’énergie restent à la marge des politiques publiques françaises. Privilégiant les solutions technologiques, les dirigeants font perdurer la société de gaspillage.

© Émile Loreaux/Reporterre

À les écouter, on pourrait penser que la sobriété occupe une place centrale dans la stratégie climatique française. Le 12 juin 2019, Édouard Philippe, alors Premier ministre, déclarait à l’Assemblée nationale qu’il fallait inventer un modèle économique où la sobriété énergétique, entre autres, « progresse[rait] beaucoup plus vite que le taux de croissance ».

Un an plus tard, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire enfonçait le clou, promettant que le gouvernement veillerait à ce que toutes ses décisions de relance favorisent « un nouveau modèle de croissance » fondé sur « la décarbonation, la sobriété énergétique et les innovations vertes ». Au-delà des discours, la sobriété n’est pas l’axe principal autour duquel se construisent les politiques publiques.

Alors que l’adoption de modes de vie sobres pourrait réduire notre consommation d’énergie d’un tiers d’ici 2050, d’après Négawatt et Virage Énergie, ce concept demeure le parent pauvre des politiques de transition énergétique.

La stratégie nationale bas carbone (SNBC), qui fait office de feuille de route pour lutter contre le changement climatique en France, en est un bon exemple. Le terme apparaît 19 fois dans le document de quelque 200 pages.

Quoique la sobriété y soit évoquée comme l’un des trois principaux leviers de réduction des émissions de gaz à effet de serre, aux côtés de la décarbonation des vecteurs énergétiques et de l’efficacité énergétique, les moyens concrets pour sa mise en œuvre manquent à l’appel :

* Dans le secteur de l’agriculture, par exemple, la SNBC mentionne la nécessité de « limiter les excès de consommation de charcuterie et de viande » (très émettrice de méthane), sans fournir un indicateur chiffré de la baisse du cheptel français nécessaire.

* Les actions en faveur de la sobriété sont également minimes dans le secteur du bâtiment. Le scénario de la SNBC s’en tient à mentionner de menus « comportements individuels vertueux », comme le fait de baisser de 1 °C la température de chauffage des bâtiments.

* Quant aux passages dédiés au secteur de l’industrie, la sobriété n’y est pas évoquée.

De manière générale, les efforts de sobriété ne sont pas mis en avant dans la SNBC, au contraire des efforts technologiques, selon le Shift Project. Classique : On met en avant les solutions technologiques et celles de la sobriété restent marginales.

Cette focalisation de la SNBC sur l’efficacité énergétique et la décarbonation de l’énergie sont particulièrement prononcées dans le secteur des transports. Les leviers de sobriété que sont la modération de la demande, le report modal et l’augmentation du taux de remplissage des véhicules pourraient diviser par deux la consommation d’énergie dans ce secteur.

La SNBC est pusillanime en la matière. Elle table par exemple sur une augmentation de 26 % de la demande de transport d’ici à 2050. Historiquement, cette demande est pourtant l’un des principaux facteurs d’évolution des émissions de gaz à effet de serre, et devrait le rester jusqu’à ce que la majorité des véhicules soient électriques, ce qui risque de prendre du temps. Le développement des modes de transport actif et du covoiturage envisagé par le gouvernement est bien plus timide que celui modélisé par les scénarios volontaristes, comme celui de Négawatt.

Ce manque d’ambition a forcé les auteurs de la SNBC à miser fortement sur des leviers technologiques. Au risque d’être irréalistes. Les progrès en matière d’efficacité énergétique n’ont en effet pour le moment pas été à la hauteur des espérances. Les objectifs de neutralité carbone pourraient donc ne pas être atteints.

Dans le cadre de la préparation de la loi Climat de 2021, la Convention citoyenne pour le climat avait également proposé des mesures audacieuses, comme la réduction de la vitesse sur les autoroutes à 110 km/h, l’interdiction de certains vols intérieurs, la limitation de la température moyenne de chauffage à 19 °C, ou encore la mise en place de mentions sur les produits pour inciter à moins consommer. L’immense majorité d’entre elles ont été rejetées.

Selon les spécialistes des économies d’énergie, les réticences du gouvernement à l’égard de la sobriété s’expliquent parce qu’elle implique la remise en question du modèle économique actuel. Dans un rapport sur la notion de sobriété, l’Agence de la transition écologique (Ademe) notait que les représentants d’entreprises avaient tendance à considérer la technologie comme l’unique manière de résoudre la crise climatique et écologique, sans envisager la possibilité de réduire notre consommation d’énergie et de biens matériels. Cette volonté de faire perdurer coûte que coûte le système de croissance du produit intérieur brut (PIB) peut se répercuter sur les orientations prises par le gouvernement.

La situation n’est guère plus réjouissante à l’échelle des territoires, où la sobriété reste souvent un vain mot. Depuis quelque temps, les choses semblent toutefois bouger. En juin, l’Ademe a publié un panorama de treize actions « pionnières » en matière de sobriété portées par des communes ou des intercommunalités.

Cette évolution reste cependant trop lente. Les collectivités ne sont en effet pas légalement obligées de chiffrer leur potentiel d’économies d’énergie ni d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. Les collectivités locales pensent toujours que la sobriété relève de l’individu, pas des collectivités.

Le professeur de sciences politiques Bruno Villalba évoque lui aussi un processus « d’individualisation » de la sobriété. Cette dernière, explique-t-il, est souvent réduite à une vertu morale ou spirituelle individuelle dans le discours dominant, à l’image de la « sobriété heureuse » promue par Pierre Rabhi. Or, personne ne contraint l’individu.

Cette réduction de la sobriété à une démarche personnelle limite son efficacité. Sans transformation systémique de nos infrastructures et de nos modes d’organisation, les efforts de sobriété finissent en effet fatalement par se heurter à un mur. Une étude du cabinet de conseil Carbone 4 avait montré, en 2019, qu’un Français adoptant un comportement « héroïque » pourrait au maximum réduire son empreinte carbone de 25 %, le reste dépendant de transformations du système sociotechnique ne pouvant être amorcées qu’au niveau de l’État.

Autre exemple de l’influence des infrastructures sur notre consommation énergétique : le numérique. Un rapport de 2020 du Shift Project sur la sobriété numérique notait par exemple que les designs dits « addictifs », dont le but est de capter l’attention des internautes le plus longtemps possible, se sont multipliés depuis le début des années 2000.

Lancement automatique de vidéos, suppression des génériques de début et de fin dans les épisodes de séries, réactualisation automatique des « fils » des réseaux sociaux au moment où l’on s’apprête à les quitter... Autant d’outils incitant à une consommation toujours plus importante de contenus énergivores, et rendant plus difficile la recherche de sobriété à l’échelle individuelle.

Tant que les gouvernants nationaux et locaux continueront de percevoir l’écologie comme un problème pouvant être traité à la marge, ces freins structurels ne devraient pas être levés. La sobriété demande un virage politique extrêmement fort, insiste-t-il. Nos politiques n’ont malheureusement pas encore le courage de le prendre.

Troisième partie : Comment la publicité et les normes sociales nous poussent à consommer

Difficile de mettre en place une véritable sobriété sans remise en cause de nos modes de vie. Viser plus de profit, acheter toujours plus ou multiplier les publicités qui nous y poussent nuisent aux économies d’énergie.

© Émile Loreaux/Reporterre

« Décoloniser les imaginaires », mener la « bataille culturelle », bâtir un « nouveau récit ». Ces termes surprennent dans la bouche d’économistes, d’ingénieurs et autres spécialistes de la sobriété. Ils reviennent pourtant en permanence lorsqu’ils évoquent les raisons pour lesquelles cette démarche peine à convaincre.

À les écouter, la sobriété ne serait pas qu’une question de kWh, mais aussi de culture. Sans remise en question profonde de notre compréhension du monde et de nos normes sociales, construire une société sobre sera impossible.

Le caractère invisible des « macro-systèmes techniques » qui produisent notre énergie contribue pour beaucoup à cet imaginaire de profusion. Avec l’abondance énergétique cachée, tout cela est différé. Quand nous appuyons sur un interrupteur, nous mettons en place toute une logistique allant des mines d’uranium aux centrales nucléaires, sans la voir. Les conséquences écologiques sont mises à distance.

De quoi permettre des usages irréfléchis de l’énergie. Si nous ne sommes jamais directement confrontés aux conséquences de notre système de production, pourquoi devrions-nous nous restreindre ? L’imaginaire fabuleux dans lequel nous sommes bercés rend inepte toute interrogation sur nos besoins réels, et multiplie par conséquent nos usages énergivores.

Terrasses chauffées, surf parks aménagés, équipements numériques. Les pratiques et infrastructures d’ébriété énergétique prolifèrent depuis le début des Trente Glorieuses. Ivan Illich disait dès 1974 que nous ne connaissions pas une crise de l’énergie, mais une crise du besoin d’énergie.

L’impératif de sobriété se heurte également à nos normes sociales : on grandit avec l’idée que « plus, c’est mieux ». On le voit avec l’éducation : ce n’est pas la note qui compte, c’est la meilleure note. Le travail, la sociabilité personnelle et familiale renforcent cela. Il ne s’agit pas de savoir si l’on voyage, mais de voyager loin et souvent.

Cette valorisation de l’accumulation se traduit de manière concrète dans notre rapport à la consommation matérielle, étroitement liée à la consommation d’énergie. La consommation joue encore un rôle structurant dans notre société, au point de représenter 55 % du produit intérieur brut (PIB) français.

Croissance et consommation sont aujourd’hui associées à un idéal de progrès et d’épanouissement. Dans ce contexte, difficile de rendre la sobriété attrayante.
Les enquêtes sociologiques menées par l’Agence de la transition écologique (Ademe) au cours des dernières années montrent que la majorité des Français restent très attachés à la consommation et à ce qu’elle symbolise, en dépit d’un intérêt croissant pour des modes de vie plus responsables.

En 2020, 60 % déclaraient souhaiter « pouvoir se payer plus souvent des choses qui leur font envie ». En 2019, 35 % expliquaient « céder facilement à la tentation  » lors de leurs achats. Consommer, c’est être, c’est renvoyer une image de soi, s’inscrire dans la société.

Le rôle social de la consommation a notamment été mis en avant par l’économiste américain Thorstein Veblen, auteur à la fin du XIXe siècle du concept de consommation ostentatoire, qui n’a pas vocation à satisfaire un besoin, mais à revendiquer son appartenance à un statut social supérieur.

Le problème est que ce concept donne au reste de la population l’envie d’accéder à ce même niveau de consommation et de gaspillage afin de se distinguer socialement. D’où le succès des ceintures, lunettes et autres accessoires de luxe, plus prisés pour le statut social auquel ils permettent d’accéder symboliquement que pour leurs qualités réelles.

Ajoutez à cela une forme de matraquage publicitaire, et s’extraire des filets de la consommation devient une opération quasi impossible : nous recevons 1200 à 2200 messages publicitaires par jour. La grande majorité des dépenses publicitaires (qui s’élèvent, en France, à 31 milliards d’euros par an) sont réalisées par des multinationales spécialisées dans la vente de produits et de services énergivores : SUV, voyages en avion, restauration rapide, équipements numériques, etc.

Elles parviennent à provoquer des phénomènes de consommation de masse. La publicité fonctionne beaucoup sur des biais cognitifs. Quand on est exposé 15, 20 ou 50 fois à une marque, on va finir par avoir un biais positif pour elle. Ces incitations constantes à la consommation nuisent aux appels à la sobriété : on ne changera pas le monde en régulant de manière drastique le système publicitaire, mais tant qu’on ne le fera pas, on ne pourra pas changer le monde.

Faire advenir une société sobre nécessiterait également de déconstruire notre imaginaire de la toute-puissance, glorifiant la vitesse et associant les usages énergivores au bonheur et à la réussite sociale. Des films d’espionnage aux comédies romantiques, les voitures de luxe sont ainsi représentées comme des objets de désir, conférant charisme et prestige à ceux qui les possèdent. En comparaison, les représentations de la sobriété font pâle figure : elle est associée à l’ascèse et à la privation. Il faut la rendre désirable.

Une tâche difficile, tant certains aspects de la sobriété peuvent entrer en conflit avec des valeurs que nous considérons comme cardinales. Mutualiser les équipements, par exemple, implique de remettre en question notre attachement à la propriété privée. Développer l’habitat partagé pourrait nous amener à réévaluer l’importance que nous accordons à l’intimité. Mettre en place des politiques de réduction des déplacements aériens, enfin, pourrait être perçu par certains comme une atteinte à la liberté de circulation.

Ces réticences sont révélatrices de la place réellement accordée à l’écologie dans notre société : tant que les questions environnementales seront perçues comme « secondaires », il sera difficile d’amorcer les changements structurels nécessaires à la sobriété.

Les choses pourraient cependant être sur le point de changer. Selon l’enquête Fractures françaises d’Ipsos Sopra-Steria pour Le Monde publiée le 7 septembre dernier, 55 % des Français considèrent qu’une action en profondeur est nécessaire pour lutter contre le changement climatique, contre 21 % privilégiant le progrès technique. 82 % (soit 5 points de plus qu’en 2020) approuvent l’idée qu’il faut « que le gouvernement prenne des mesures rapides et énergiques », quitte à « modifier en profondeur leur mode de vie ». Reste à traduire ces aspirations en actes.

Quatrième partie : bienvenue dans une ville sobre

Habitat, alimentation, transport, vie quotidienne : les pistes sont nombreuses pour intégrer la sobriété énergétique dans notre société. Nous y vivrions bien, voire mieux selon les experts.

© Tommy/Reporterre

Alors que les exemples concrets de territoires sobres manquent, Négawatt, Virage Énergie et le Shift Project ont élaboré des scénarios imaginant les contours de sociétés économes en énergie. Ces trois associations planchent depuis plusieurs années sur des mesures réduisant notre consommation, et ont esquissé des pistes pour construire des modèles alternatifs : des sociétés où la consommation d’énergie serait grandement réduite, sans pour autant ressembler à des films en noir et blanc sur l’Union soviétique. Au contraire, soulignent les défenseurs de la sobriété, nous pourrions mieux y vivre. Et les alternatives sont nombreuses.

Dans le secteur résidentiel, on insiste sur la nécessité d’augmenter le nombre de personnes par logement, de rénover les bâtiments anciens à grande échelle et de diminuer la part de maisons individuelles dans la construction neuve. On met également en avant la nécessité de développer « de nouvelles pratiques de l’habitat », comme les colocations entre étudiants et personnes âgées. Dans une société sobre, la température de chauffage pourrait être limitée à 19 °C et nous porterions davantage de pulls en hiver.

Pour ce qui est du transport, les scénarios élaborés misent sur une réduction de la vitesse sur les routes et le développement des modes de transport actifs (comme la marche et le vélo) au détriment de la voiture. La généralisation du télétravail pourrait également limiter nos déplacements.

Ces évolutions devraient s’inscrire dans la construction de « villes de courte distance », où commerces, établissements de santé et lieux culturels se rapprocheraient des habitations, en rupture avec le phénomène d’étalement urbain que nous observons aujourd’hui. Des alternatives à la voiture individuelle devraient également être disponibles dans les zones rurales et périurbaines.

Le trafic aérien devrait lui aussi grandement diminuer. Afin qu’il soit toujours possible de voyager, le Shift Project évoque la possibilité de transformer notre système de prise de congés : s’il était possible de les étaler sur plusieurs mois, explique-t-il, il serait envisageable de s’aventurer jusqu’en Grèce à vélo, ou en Mongolie en train.

Autre secteur : l’alimentation. L’agriculture est en effet l’un des principaux émetteurs de gaz à effet de serre, en particulier de méthane (produit au cours du processus de fermentation entérique des animaux d’élevage) et de protoxyde d’azote (lié à l’utilisation d’engrais azotés minéraux).

Pour rendre le secteur plus sobre, Négawatt prône une réduction de la quantité de protéines animales consommées par les Français, et un basculement de l’agriculture conventionnelle vers une agriculture locale et biologique. Avec plus de gens dans les champs et en cuisine, la consommation de produits transformés diminuerait. La traction animale et certaines techniques de cuisson « low-tech », pourraient regagner en popularité.

Notre vie quotidienne et notre rapport à la consommation sont également appelés à changer drastiquement. Économiser l’énergie et les ressources naturelles implique de réduire de manière très significative les achats de biens matériels, notamment numériques. Cela pourrait passer par un encadrement plus strict de la publicité, une progression du marché de seconde main et le développement de réseaux de réparation, qui permettraient d’allonger la durée de vie des équipements.

Bricothèques, ressourceries, Amap et cafés couture pourraient pulluler le long des chaussées. Afin que chaque citoyen ait davantage de temps à consacrer à des activités de confection et de réparation, le temps de travail pourrait diminuer. Le recours à des machines serait plus rare, augmentant les effectifs dans les métiers manuels.

Côté vie culturelle, le Shift Project a élaboré un rapport sur la manière dont ce secteur pourrait réduire la voilure. Il prône notamment l’organisation de festivals et de concerts à plus petite échelle, comprenant davantage d’artistes locaux, ainsi que la relocalisation des infrastructures de production des livres, le recours à des ressourceries pour la création des décors de spectacles et le renoncement à la diffusion de contenus vidéos en UHD. Autant de biais pour diminuer la consommation énergétique du secteur, et créer les conditions d’une création « plus foisonnante, plus résiliente et plus diverse culturellement ».

Rien de bien nouveau sous le soleil. La plupart de ces mesures sont défendues depuis longtemps par les écologistes et, récemment, par les membres de la Convention citoyenne pour le climat. Reste à faire accepter à l’ensemble de la population ces transformations importantes des modes de vie et des normes de confort.

Un certain nombre d’universitaires et d’associatifs s’interrogent sur les mesures de régulation que les institutions publiques pourraient mettre en place : réglementer, taxer ou interdire tout ce qui relève du gaspillage.

Dans son rapport consacré à la sobriété, le Labo de l’ESS a dressé un inventaire des mesures permettant une meilleure répartition des ressources naturelles et énergétiques.

L’une d’elles consiste à mettre en place une tarification progressive de l’énergie. Un premier palier, correspondant à une consommation « de base », permettrait de satisfaire ses besoins essentiels à un tarif légèrement inférieur à celui en vigueur aujourd’hui.

Au-delà d’un certain seuil, équivalent à une consommation énergétique « de confort », le prix de l’énergie augmenterait, jusqu’à atteindre un tarif très élevé en cas de consommation « superflue ».

Ce principe a déjà été mis en œuvre au Japon, où le prix de l’électricité augmente de 35 % lorsque la consommation mensuelle excède 300 kilowattheures (kWh). Le système a eu des résultats probants en Californie. La consommation énergétique a globalement baissé depuis sa mise en place. Il a également permis de réduire la précarité énergétique : la facture des plus modestes a baissé de 17 %, tandis que celle des gros consommateurs a augmenté de 15 %.

Une autre solution, plus complexe à réaliser, est celle des quotas « carbone » individualisés. L’idée : en sus de son compte bancaire, chaque citoyen disposerait d’un compte « carbone » contenant un certain nombre de crédits. Ces derniers seraient définis à partir des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre de chaque État, et répartis équitablement entre l’ensemble de ses habitants.

Chaque produit ou service aurait, en plus de son prix monétaire, un prix carbone, déterminé en fonction de la quantité d’énergie nécessaire à sa production. Il ne serait donc plus possible d’acheter des billets d’avion, de l’essence ou du fioul sans limites. Quoique prometteuse, cette mesure n’a jamais été testée à grande échelle et soulève de nombreuses questions quant à la protection des données privées. Deux autres obstacles : il est difficile de mesurer précisément l’empreinte carbone et environnementale des produits concernés par un tel dispositif. La population pourrait également être réticente à l’idée que l’on restreigne sa liberté de consommer.

Ces formes de rationnement — si elles étaient mises en place — devraient également s’inscrire dans une dynamique de transformation structurelle de la société. Si l’on met en place des quotas dans un système énergétique construit autour d’infrastructures fossiles, où tout est fait pour vous amener à consommer de l’énergie en grande quantité, ce sera invivable. Comme une taxe carbone pour des ménages dépendants de la voiture ou chauffés au fioul. En revanche, dans un système urbain sobre, où vous avez le choix des modes de déplacement alternatifs et de vivre dans des logements bien isolés, un système de quotas ou de taxe sera mieux accepté.

Ce serait toutefois une erreur d’associer la sobriété uniquement aux privations. La sobriété n’est pas par nature punitive. Elle peut avoir de nombreux autres bénéfices. Un système de transport sobre, par exemple, pourrait réduire la pollution atmosphérique (responsable de 8 millions de décès par an dans le monde), le nombre d’accidents de la route ou les embouteillages.

Autre avantage de la sobriété : elle réduirait le coût de la transition, puisque les investissements dans les technologies alternatives seraient réduits, voire générerait des revenus, si des taxes sur les produits polluants étaient mises en place.

La sobriété pourrait aussi créer de nouveaux emplois, via le développement de la production locale. Des modèles économiques alternatifs, comme l’économie de la fonctionnalité, pourraient s’épanouir, voire remplacer ceux favorisant l’obsolescence.

On vantera les mérites du « ralentissement des modes de vie » que la sobriété pourrait induire, l’épanouissement personnel et le renforcement des liens sociaux. La sobriété pourrait entraîner une diminution de la pollution générée par l’industrie, et nous conduire à pratiquer davantage d’activités physiques bénéfiques à notre santé.

Une société sobre pourrait-elle donc être plus heureuse ? Oui. Nos sociétés ne vont pas bien, elles génèrent des maladies environnementales, et même mentales tout court (burn out, suicides). Le modèle de sobriété peut être tout à fait désirable. Que ce soit pour le climat, la biodiversité ou notre bien-être, c’est vers lui qu’il faut tendre.

Bruno Bourgeon, http://aid97400.re
D’après Reporterre

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