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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-88

La Mécanique suicidaire de masse

Par Chris Hedges, traduit par Jocelyne le Boulicaut

vendredi 20 août 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

La Mécanique suicidaire de masse

26 juillet 2021 Par Chris Hedges / Exclusivité pour ScheerPost

Chris Hedges est journaliste. Lauréat du prix Pulitzer, il a été correspondant à l’étranger pendant 15 ans pour le New York Times, où il a occupé les postes de chef du bureau du Moyen-Orient et du bureau des Balkans. Il a auparavant travaillé à l’étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et National Public Radio. Il est l’hôte de l’émission On Contact de Russia Today America, nominée aux Emmy Awards.

Soldat (Illustration originale par Fish)

Le retour des talibans au pouvoir sera un indicateur de plus de la fin de l’empire américain — et personne n’en sera tenu pour responsable.

La débâcle en Afghanistan, qui va dégénérer en chaos à la vitesse de l’éclair au cours des prochaines semaines et garantir le retour des Talibans au pouvoir, est un indicateur de plus de la fin de l’empire américain. Les deux décennies de combat, les mille milliards de dollars dépensés, les 100 000 soldats déployés pour soumettre l’Afghanistan, les gadgets high-tech, l’intelligence artificielle, la cyberguerre, les drones Reaper armés de missiles Hellfire et de bombes GBU-30 et les drones Global Hawk équipés de caméras haute résolution, le Commandement des opérations spéciales composé d’unités d’élite, de SEALs [Forces spéciales de la Navy, NdT] et de commandos aéroportés, les sites noirs, la torture, la surveillance électronique, les satellites, les avions d’attaque, les armées mercenaires, les perfusions de millions de dollars pour acheter et corrompre les élites locales et former une armée afghane de 350 000 hommes qui n’a jamais manifesté la volonté de se battre, n’a pas réussi à vaincre une guérilla de 60 000 hommes qui s’est auto-financée par la production d’opium et l’extorsion dans l’un des pays les plus pauvres de la planète.

Comme tout empire en phase terminale de décomposition, personne n’aura à rendre de compte pour cette débâcle ou d’ailleurs pour les autres débâcles en Irak, en Syrie, en Libye, en Somalie, au Yémen ou ailleurs. Pas les généraux. Pas plus les politiciens. Ni d’ailleurs la CIA et les agences de renseignement. Mais pas non plus les diplomates. Même pas les courtisans obséquieux de la presse qui servent de pom pom girls pour la guerre. Ni les universitaires dociles et les spécialistes de la région. Mais pas non plus l’industrie de la défense.

Les empires quand ils arrivent à leur terme sont des mécaniques suicidaires de masse. Dans un empire en fin de vie, l’armée devient ingérable, n’a aucun compte à rendre et se perpétue indéfiniment, peu importe le nombre de fiascos, de bavures et de défaites qu’elle impose à la carcasse de la nation, ou la quantité d’argent qu’elle pille, appauvrissant la population et laissant les institutions gouvernementales et les infrastructures publiques en ruines.

La tragédie humaine – au moins 801 000 personnes ont été tuées au cours des violences directes de la guerre en Irak, Afghanistan, Syrie, Yémen et Pakistan, et 37 millions de personnes ont été déplacées tant au sein que depuis l’Afghanistan, l’Irak, le Pakistan, le Yémen, la Somalie, les Philippines, la Libye et la Syrie, selon l’Institut Watson de l’Université Brown – est ramenée à une note de bas de page que personne ne lit.

La quasi-totalité des quelques 70 empires des quatre derniers millénaires, y compris les empires grec, romain, chinois, ottoman, des Habsbourg, impérial allemand, impérial japonais, britannique, français, néerlandais, portugais et soviétique, se sont effondrés dans la même orgie de folie militaire.

La République romaine, à son apogée, n’a duré que deux siècles. Nous sommes voués à nous désintégrer dans à peu près le même laps de temps. C’est pourquoi, au début de la Première Guerre mondiale en Allemagne, Karl Liebknecht a qualifié les militaires allemands, qui l’ont emprisonné puis plus tard assassiné, d’ « ennemi de l’intérieur ».

Mark Twain, qui s’opposait farouchement aux efforts visant à planter les graines de l’empire à Cuba, aux Philippines, à Guam, à Hawaï et à Porto Rico, a imaginé une histoire de l’Amérique au XXe siècle, dans laquelle il écrit que sa « soif de conquête » avait détruit « la Grande République [...] [parce que] le fait de piétiner de pauvres gens sans défense à l’étranger lui avait appris, par un processus naturel, à supporter avec apathie ce qui se passait d’identique chez elle ; les foules qui avaient applaudi quand on écrasait les libertés des autres ont été condamnées à souffrir de leur erreur. »

Twain savait que les occupations par des pays étrangers, destinées à enrichir les élites dirigeantes, se servent des populations occupées comme de rats de laboratoire pour perfectionner les techniques de contrôle qui ne tardent pas à migrer vers la mère-patrie.

Ce sont les pratiques policières coloniales brutales aux Philippines, qui comptaient un vaste réseau d’espionnage ainsi que la pratique courante de passages à tabac, de tortures et d’exécutions, qui ont servi de modèle à la centralisation de la police et de la collecte de renseignements aux États-Unis. Les industries israéliennes de l’armement, de la surveillance et des drones testent leurs produits sur les Palestiniens.

La sombre ironie de l’histoire est que c’est l’empire américain, dirigé par le conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, qui a engendré le désordre en Afghanistan. Brzezinski a supervisé une opération secrète de la CIA d’un coût de plusieurs milliards de dollars visant à armer, former et équiper les Talibans pour combattre les Soviétiques. Cette action clandestine a mis sur la touche l’opposition laïque démocratique et a permis la domination des Talibans en Afghanistan, tout comme la propagation de leur islam radical en Asie centrale soviétique, une fois les forces soviétiques repliées.

L’empire américain allait, des années plus tard, se retrouver dans une situation où il essayait désespérément de détruire sa propre création. En avril 2017, dans un exemple classique de ce type de retour de boomerang absurde, les États-Unis ont largué la « mère de toutes les bombes » – la bombe conventionnelle la plus puissante de l’arsenal américain – sur un complexe de grottes de l’État islamique en Afghanistan que la CIA avait construit et fortifié à coups de millions de dollars.

Les attentats du 11 septembre 2001 ne constituaient pas une menace existentielle pour les États-Unis. Ils n’étaient pas politiquement significatifs. Ils ne perturbaient pas l’équilibre du pouvoir mondial. Ils ne constituaient pas un acte de guerre. Ils s’agissait d’actes de terreur nihiliste.

La seule façon de combattre les terroristes est de les isoler au sein de leur propre société. J’étais au Moyen-Orient pour le New York Times après les attentats. La majeure partie du monde musulman était consternée et révoltée par les crimes contre l’humanité qui avaient été perpétrés au nom de l’Islam.

Si nous avions eu le courage de nous montrer vulnérables, de comprendre qu’il s’agissait d’une guerre du renseignement et non d’une guerre conventionnelle, nous serions aujourd’hui bien plus tranquilles et en sécurité. Ces guerres de l’ombre, comme ont pu le montrer les Israéliens lorsqu’ils ont traqué les responsables de l’assassinat de leurs athlètes lors des Jeux olympiques de Munich en 1972, demandent des mois, voire des années de travail.

Mais les attentats ont donné aux élites dirigeantes, avides de contrôler le Moyen-Orient, en particulier l’Irak, qui n’avait rien à voir avec les attentats, l’excuse pour commettre la plus grande bourde stratégique de l’histoire américaine —l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak.

Les responsables de cette guerre, dont le sénateur Joe Biden, ne connaissaient pas grand chose concernant les pays qui étaient envahis, ne saisissaient pas les limites de la guerre industrielle et technocratique ni l’inévitable retour de bâton qui verrait les États-Unis honnis dans le monde musulman. Ils pensaient pouvoir implanter par la force des gouvernements clientélistes dans toute la région, utiliser les revenus pétroliers de l’Irak, et puisque la guerre en Afghanistan serait terminée en quelques semaines, pouvoir financer la reconstruction et restaurer comme par magie l’hégémonie mondiale américaine. C’est le contraire qui s’est produit.

La chute de l’Oncle Sam (Illustration originale par Fish)

L’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan, le largage de bombes à fragmentation métallique sur des villages et des villes, l’enlèvement, la torture et l’emprisonnement de dizaines de milliers de personnes, l’utilisation de drones pour semer la terreur depuis le ciel, ont ressuscité les djihadistes radicaux discrédités et se sont révélés être un puissant outil de recrutement dans la lutte contre les forces des États-Unis et de l’OTAN. Nous avons été pour les Talibans et Al-Qaïda ce qui pouvait leur arriver de mieux.

Au sein des structures de pouvoir, il y a eu peu d’objections quant à ces invasions. Par 518 voix Pour et une seule Contre, le vote du Congrès a été en faveur de la décision de donner au président George W. Bush le pouvoir de déclencher une guerre, la représentante Barbara Lee étant la seule dissidente.

Ceux d’entre nous qui avons protesté contre l’idiotie de la soif de sang imminente avons été vilipendés, privés de plate-formes médiatiques et rejetés dans le désert, où la plupart d’entre nous sont restés. Ceux qui nous ont vendu la guerre ont gardé leurs mégaphones, une récompense pour avoir servi l’empire et le complexe militaro-industriel. Peu importe qu’ils aient été cyniques ou stupides.

Les historiens nomment « micro-militarisme » l’aventurisme militaire autodestructeur des empires défunts. Pendant la guerre du Péloponnèse (431-404 avant J.-C.), les Athéniens ont envahi la Sicile, subissant la perte de 200 navires et de milliers de soldats et déclenchant des révoltes dans tout l’empire.

La Grande-Bretagne a attaqué l’Égypte en 1956 dans le cadre d’un différend concernant la nationalisation du canal de Suez et a été humiliée lorsqu’elle a dû retirer ses forces, renforçant ainsi le statut des nationalistes arabes tels que Gamal Abdel Nasser en Egypte.

« Alors que les empires naissants sont souvent avisés, voire rationnels, dans l’application de la force armée pour la conquête et le contrôle de colonies d’outre-mer, les empires déclinants ont tendance à se lancer dans des démonstrations de puissance irréfléchies, rêvant de coups de maître militaires audacieux qui permettraient de récupérer d’une manière ou d’une autre le prestige et la puissance perdus », écrit l’historien Alfred McCoy dans In the Shadows of the American Century : The Rise and Decline of US Global Power [Les coulisses du siècle américain : la croissance et le déclin de l’Hyper puissance américaine, non traduit en français, NdT] . « Souvent irrationnelles, même d’un point de vue impérial, ces opérations micro-militaires peuvent entraîner des dépenses hémorragiques ou des défaites humiliantes qui ne font qu’accélérer le processus déjà en cours. »

Le coup de grâce à l’empire américain sera, comme l’écrit McCoy, la perte du dollar comme monnaie de réserve mondiale. Cette perte plongera les États-Unis dans une dépression paralysante et prolongée. Elle obligera à une contraction massive de l’empreinte militaire mondiale.

Stars and Stripes (Illustration Truthdig)

Le visage hideux et sordide de l’empire, avec la perte du dollar comme monnaie de réserve, deviendra familier chez nous. Le sinistre paysage économique, accompagné de son déclin et de désespoir, accélérera un éventail de pathologies violentes et autodestructrices, notamment les fusillades de masse, les crimes motivés par la haine, les overdoses d’opioïdes et d’héroïne, l’obésité morbide, les suicides, l’addiction au jeu et l’alcoolisme.

L’État se débarrassera de plus en plus de la fable de l’État de droit pour s’appuyer exclusivement sur une police militarisée, devenant en fait une armée d’occupation de l’intérieur, ainsi que sur les prisons et les établissements pénitentiaires, qui comptent déjà 25 % des prisonniers du monde alors que les États-Unis représentent moins de 5 % de la population mondiale.

Notre disparition sera probablement plus rapide que nous ne l’imaginons. Lorsque les revenus diminuent ou s’effondrent, souligne McCoy, les empires deviennent « friables ». Une économie fortement dépendante des subventions massives de l’État pour produire principalement des armes et des munitions, ainsi que pour financer l’aventurisme militaire, tombera en chute libre et son dollar sera fortement déprécié, chutant à peut-être un tiers de sa valeur précédente.

Les prix augmenteront de façon vertigineuse en raison de la forte hausse du coût des importations. Les salaires en termes réels diminueront. La dévaluation des obligations du Trésor rendra le paiement de nos gigantesques déficits très compliqué, voire impossible. Le taux de chômage atteindra les niveaux qu’il avait connu à l’époque de la grande dépression. Les programmes d’aide sociale, en raison de la contraction du budget, seront fortement réduits ou supprimés.

Ce monde en dystopie alimentera la rage et l’hyper nationalisme qui ont placé Donald Trump à la Maison Blanche. Il engendrera un État autoritaire qui aura pour rôle le maintien de l’ordre et, il faut s’y attendre, un fascisme Chrétien [Le fascisme chrétien dénote l’intersection entre le fascisme et le christianisme et englobe également les aspects fasciste, totalitaire et impérialiste de l’Église chrétienne. On l’appelle parfois « christofascisme », un néologisme inventé par la théologienne de la libération Dorothee Sölle en 1970,NdT].

Les outils de contrôle aux frontières de l’empire, qui font déjà partie de notre existence, deviendront omniprésents. La surveillance à grande échelle, l’abolition des libertés civiles fondamentales, une police militarisée autorisée à utiliser une force létale aveugle, l’utilisation de drones et de satellites pour nous contrôler et nous faire peur, ainsi que la censure de la presse et des médias sociaux, familiers aux Irakiens ou aux Afghans, seront ce qui définit l’Amérique.

Nous ne sommes pas le premier empire à subir ce sort. C’est une fin habituelle. L’impérialisme et le militarisme sont des poisons qui ont pour conséquence de faire disparaître la séparation des pouvoirs, pourtant conçue pour empêcher la tyrannie, et de miner la démocratie. Si ceux qui ont orchestré ces crimes ne sont pas tenus pour responsables, et cela implique l’organisation d’une résistance collective permanente, nous paierons le prix de leur hubris et de leur avidité, et il se pourrait que nous ayons à payer ce prix très bientôt.

Moloch (Illustration Scheerpost)

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