AID Association Initiatives Dionysiennes

Ouv zot zié !

Accueil > Politique > Le lobby des pollueurs tient deux discours bien différents

Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-87

Le lobby des pollueurs tient deux discours bien différents

Par Cole Stangler, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 18 août 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Le lobby des pollueurs tient deux discours bien différents

Le 30 Juillet 2021 par Cole Stangler

Cole Stangler est journaliste, depuis Paris il écrit des articles sur le monde du travail et la politique. Ancien rédacteur à l’International Business Times et à In These Times, il a également publié des articles dans VICE, The Nation et The Village Voice.

Royal Dutch Shell a récemment confirmé qu’elle ferait appel d’une décision d’un tribunal néerlandais qui l’obligerait à réduire plus rapidement ses émissions de carbone. (Guilhem Vellut / Flickr)

Les grands pollueurs européens veulent s’assurer que la législation européenne ne limite pas leur niveau de pollution.

L’Union européenne étudie une importante législation sur le climat visant à réduire les émissions sur le continent. Mais un ennemi bien connu se mobilise pour faire reculer la législation : les lobbyistes des gros pollueurs.

Elle a été saluée comme un potentiel « moment décisif dans l’effort mondial de lutte contre le changement climatique » et une tentative de « donner à l’humanité une chance de s’en sortir ». Mais le nouveau plan d’envergure de l’Union européenne (UE) pour lutter contre le réchauffement climatique pourrait se heurter à un ennemi familier des réformes progressistes à Bruxelles, où se trouve le siège de l’UE : les puissants lobbyistes d’entreprise.

Au début du mois de juillet, la Commission européenne, organe exécutif de l’Union européenne, a finalement présenté un plan attendu depuis longtemps pour atteindre son objectif de réduction des émissions de 55 % d’ici 2030 afin d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, en proposant un ensemble de nouvelles taxes, de normes d’émissions plus strictes et de réglementations plus contraignantes.

Ce vaste ensemble de propositions pourrait avoir des répercussions mondiales : l’UE est la troisième économie mondiale et le troisième émetteur de gaz à effet de serre après les États-Unis et la Chine, générant plus de 7 % des émissions totales de carbone de la planète.

À bien des égards, cependant, la bataille ne fait que commencer. Pour entrer en vigueur, la législation doit être approuvée à la fois par le Parlement européen et par ce que l’on appelle la "majorité qualifiée" des gouvernements nationaux — soit au moins quinze des vingt-sept États membres de l’UE, représentant ensemble au moins 65 % de la population européenne. Au total, le très complexe processus de négociation, vrai labyrinthe devrait durer environ deux ans.

L’Union européenne a annoncé une série de propositions sur le changement climatique visant à la faire progresser vers son objectif de neutralité carbone d’ici 2050. Photo AFP

De nombreux groupes de défense de l’environnement estiment déjà que le plan mis sur la table ne va pas assez loin. Mais alors que les gouvernements et les législateurs s’apprêtent à éplucher les quelque quatre mille pages du texte, le paquet climatique de l’UE pourrait être encore plus édulcoré au cours des prochains mois.

Certaines des industries les plus polluantes d’Europe ont déjà exprimé leur opposition à des mesures clés — et à la différence de leurs homologues du mouvement environnemental, elles disposent de ressources financières considérables et de formidables moyens de lobbying qu’elles peuvent utiliser à leur avantage.

Élargissement des taxes sur les carburants

L’une des propositions du paquet climat prévoit la création d’une nouvelle taxe sur le kérosène, ce qui mettrait fin à l’exemption de longue date du secteur aérien concernant les taxes européennes sur les carburants. Bien que le principal groupe de pression du secteur de l’aviation en Europe, Airlines for Europe, insiste sur le fait qu’il soutient les grands objectifs de l’UE en matière de climat, il a averti, après la publication du plan de la Commission, que « des taxes européennes mal ficelées ne réduiront pas les émissions ».

L’Association internationale du transport aérien (IATA), un autre groupe industriel, a été encore plus explicite quant à son opposition à la suppression de la dérogation. Le jour du lancement du plan climatique, elle a diffusé un communiqué de presse dont le titre était « La taxation n’est pas la réponse pour une aviation durable ».

Toutes deux sont des forces avec lesquelles il faut compter à Bruxelles. Selon les données accessibles au public, Airlines for Europe a dépensé plus d’un million d’euros en efforts de lobbying auprès des fonctionnaires de l’UE l’année dernière, quant à l’IATA, elle a dépensé plus de 900 000 euros de 2019 à début 2020.

À titre individuel, chacun des membres de ces groupes ont également dépensé beaucoup d’argent pour rassembler leurs propres troupes de lobbying. Le constructeur d’avions Airbus a dépensé plus de 1,75 million d’euros en lobbying auprès de l’UE en 2019, année de ses déclarations les plus récentes.

La compagnie aérienne Air France-KLM, quant à elle, a doublé ses dépenses de lobbying au cours de l’année dernière, déboursant plus de 900 000 € alors qu’elle a négocié avec succès un énorme plan de sauvetage de 10 milliards d’euros auprès des gouvernements français et néerlandais, qui nécessitait le feu vert de la Commission européenne.

La compagnie aérienne allemande Lufthansa a dépensé plus de 300 000 euros en lobbying auprès des fonctionnaires européens, tandis que le géant des vols à bas prix Ryanair a déboursé plus de 200 000 euros, selon leurs déclarations annuelles les plus récentes.

L’écran de fumée climatique (Corporate Europe Observatory)

Selon le plan climatique de l’UE, serait aussi prévue la suppression de l’exonération des taxes sur le carburant pour le secteur de la navigation maritime — une mesure qui a déjà suscité la colère du lobby industriel. Dans une déclaration faisant suite à la publication de la proposition, les associations d’armateurs de la Communauté européenne ont fait valoir que « la suppression de l’exonération fiscale actuelle sur le carburant n’est pas une solution cohérente. »

Le groupe, qui a déclaré plus de 500 000 euros de dépenses de lobbying dans ses déclarations les plus récentes, a déclaré qu’il se félicitait « d’entamer un dialogue constructif avec les responsables politiques de l’UE afin de garantir le respect des ambitions en matière de climat et la sauvegarde de la compétitivité du transport maritime européen ».

Élargir le système de plafonnement et d’échange

Un autre pilier du plan climatique est l’expansion du marché carbone de l’UE. Connue sous le nom de système d’échange de quotas d’émission, la réglementation actuelle fixe des plafonds aux émissions de carbone et oblige les entreprises à acheter des crédits si elles polluent au-delà de ces limites. Alors que le système actuel ne s’applique qu’aux industries les plus polluantes, comme la sidérurgie ou la production d’électricité, l’UE entend étendre ces règles à l’ensemble de l’économie, en fixant pour la première fois un prix pour le carbone dans des secteurs tels que les transports et les bâtiments.

Certains experts estiment que ces programmes de plafonnement et d’échange sont inadaptés et sujets à des manipulations politiques, donc vulnérables. Mais comme pour la taxe proposée sur le kérosène, l’industrie aéronautique a déjà exprimé son opposition à ce dispositif.

Selon les demandes d’information du groupe de surveillance des entreprises Influence Map, tant Air France-KLM que Lufthansa ont critiqué auprès de la Commission européenne les propositions d’extension des crédits carbone. Dans un courriel envoyé en janvier 2021 au commissaire européen Frans Timmermans, qui dirige la politique climatique européenne, Lufthansa a fait valoir qu’une extension du système d’échange de quotas d’émission « affecterait unilatéralement les coûts des compagnies aériennes européennes ».

Les multinationales pétrolières et gazières dépensent des millions en lobbying auprès de l’UE (Friends of the Earth Europe)

L’industrie européenne des combustibles fossiles se méfie également de la proposition. FuelsEurope, le principal lobby des raffineurs de pétrole et de gaz — un groupe qui compte BP, ExxonMobil, Shell, TotalEnergies et le géant norvégien de l’énergie Equinor — a directement critiqué la proposition de la Commission européenne d’étendre le système de plafonnement et d’échange.

Sur son site, le lobby affirme que « l’intégration du transport routier dans [le système d’échange de quotas d’émission] a peu de chances d’être efficace » et appelle plutôt à la création d’un marché du carbone distinct et « sur mesure » pour le transport automobile.

À elle seule, FuelsEurope a déboursé plus de 3,25 millions d’euros pour faire du lobbying auprès de l’UE en 2020, soit environ 1 million d’euros de plus qu’en 2019. Comme aux États-Unis, les entreprises du secteur de l’énergie figurent parmi les entreprises qui dépensent le plus dans la politique européenne.

BP, ExxonMobil et Shell figurent toutes parmi les dix entreprises ayant les dépenses de lobbying les plus élevées au sein de l’UE. Chacune d’entre elles a déclaré plus de 3 millions d’euros de frais annuels de lobbying, selon les données disponibles les plus récentes.

Les fournisseurs de gaz naturel sont également puissants. Leur groupe de pression Eurogas — qui compte également certains membres de FuelsEurope — a déclaré qu’il était opposé à une extension immédiate du système de plafonnement et d’échange, lui préférant une transition plus progressive.

Dans un mémorandum publié en juin, Eurogas, qui a dépensé plus de 400 000 euros en lobbying au cours de l’année de sa déclaration la plus récente, a noté que « les coûts de substitution varient d’un secteur à l’autre et leur inclusion immédiate dans le [système d’échange de quotas d’émission] existant sans étapes intermédiaires pourrait dans un premier temps risquer d’augmenter la pression sur les secteurs actuels du [système d’échange de quotas d’émission] ».

À l’instar d’autres industries, les lobbies du pétrole et du gaz affirment soutenir l’objectif plus large de l’UE, qui est d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Mais comme le souligne Myriam Douo, militante de l’association environnementale Friends of the Earth Europe, ce sont les agissements même du secteur qui compromettent régulièrement cette ambition.

Selon elle, l’un des coupables les plus éhontés est Royal Dutch Shell, dont le siège est aux Pays-Bas et la société au Royaume-Uni. En plus d’avoir produit près d’un milliard de barils de pétrole et de gaz l’année dernière, Shell a récemment confirmé qu’elle ferait appel d’une décision d’un tribunal néerlandais qui l’obligerait à réduire plus rapidement ses émissions de carbone.

« Une entreprise qui se préoccupe vraiment de changement climatique et qui s’engage réellement à modifier son activité ferait-elle appel d’une décision qui l’oblige à modifier son activité ? », demande Douo. « Il y a un écart énorme entre leur discours et ce qu’ils font réellement ».

Dépenses annuelles des multinationales pétrolières et gazières pour influencer les décisions de l’Union Européenne (Friends of the Earth Europe)

Suppression progressive des voitures à essence et diesel

L’Union européenne demande également la disparition progressive des voitures à essence et au diesel. La proposition actuelle de la Commission prévoit, d’ici 2030, une réduction de 55 % des émissions de carbone des voitures et des camionnettes vendues dans l’UE, suivie d’une réduction de 100 % d’ici à 2035 — ce qui ouvrirait la voie à une interdiction effective de la vente de voitures fonctionnant aux carburants fossiles.

Si l’industrie automobile européenne se félicite du passage aux véhicules électriques, qui représentent une part croissante des ventes, elle est beaucoup plus réticente à l’idée de mettre un terme à la vente des voitures à essence et diesel. « Interdire une technologie particulière n’est pas une solution rationnelle à ce stade », a déclaré l’Association des constructeurs européens d’automobiles (ACEA) dans un communiqué publié après la publication du plan de l’UE.

L’ACEA a dépensé plus de 2,5 millions d’euros en lobbying l’année dernière, et ses principaux membres sont par eux-mêmes de gros dépensiers : Volkswagen a dépensé 3 millions d’euros en lobbying en 2019 ; Daimler, propriétaire de Mercedes, a dépensé plus de 2 millions d’euros en 2020 ; BMW a dépensé plus de 1,25 million d’euros sur la même période ; et Toyota, qui a mené une campagne mondiale pour promouvoir les véhicules à hydrogène et a résisté à une transition totale vers les voitures électriques, a dépensé plus de 400 000 euros d’avril 2020 à mars 2021.

Le lobbying à domicile

Comme c’est souvent le cas pour l’Union européenne, le plan climatique sera négocié sur deux fronts. En plus des tractations à Bruxelles, les gouvernements nationaux peuvent contribuer à faire ou à défaire certains aspects de l’accord — en soutenant certaines propositions ou en poussant à des modifications et en refusant tout soutien si ils le jugent souhaitable.

En parcourant les milliers de pages de texte du plan, ils entendront très certainement s’exprimer les lobbies d’entreprises. Comme InfluenceMap l’a noté dans un rapport publié au début du mois de juillet, les lobbies d’affaires intersectoriels des plus grandes économies européennes — Allemagne, France, Italie et Espagne — ont tous fait part de leurs inquiétudes quant à divers aspects du plan climatique.

Comme la Chambre de commerce des États-Unis, ces lobbies nationaux ont tendance à défendre les positions de leurs membres les plus pollueurs au nom de l’industrie dans son ensemble, adoptant ce que l’organisme de surveillance a appelé une « approche du plus petit dénominateur commun ».

D’une manière plus générale, le soutien officiel de l’industrie aux objectifs de réduction de l’UE ne correspond pas tout à fait à son opposition aux propositions actuelles sur la table — un écart qui sera probablement mis en évidence lorsque les discussions s’intensifieront au cours des prochains mois.

« C’est du greenwashing », déclare Douo, des Amis de la Terre Europe. « Ils essaient de se faire passer pour des alliés du climat et c’est complètement faux ».

327 rencontres de haut-niveau entre la Commission Européenne et les multinationales pétrolières et gazières (Friends of the Earth Europe)

Bien qu’ils aient également des critiques à formuler à l’égard du plan climatique de l’UE et qu’ils espèrent le voir évoluer — quoique dans une direction très différente — les groupes écologistes sont loin d’égaler l’influence du lobby des combustibles fossiles.

Confrontées à des ressources limitées, les principales ONG environnementales d’Europe ont récemment formé une coalition de leur cru : les Green 10. En 2019, le groupe a déclaré plus de 25 000 € de dépenses de lobbying, soit moins de 1 % de ce que FuelsEurope a dépensé l’année dernière.

« Dans un premier temps nous devons nous regrouper pour obtenir cet accès, ensuite, il nous faut obtenir une réunion avec dix organisations en même temps », explique Douo à propos de l’action de proximité du groupe auprès de la Commission européenne. « C’est une approche complètement différente ; on ne peut absolument pas comparer avec ce dont dispose l’industrie".

Version imprimable :