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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-86

Guerre par drones et cas de conscience

Par Brett Wilkins, traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 16 août 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Guerre par drones et cas de conscience

Le 25 juillet 2021 Par Brett Wilkins, Common Dreams

La lettre de Daniel Hale dans son procès. Il y explique le traumatisme de la guerre et comment sa conscience l’a poussé à informer le peuple américain.

Dans une lettre préalable à sa condamnation, Daniel Hale, lanceur d’alertes concernant la guerre par drones, affirme que c’est une crise de conscience qui a motivé sa décision de divulgation. L’ancien analyste des renseignements de l’armée de l’Air américaine est la première personne à risquer d’être condamnée pour une infraction selon l’Espionage Act de l’administration du président Joe Biden.

Les avocats de Daniel Hale, lanceur d’alertes concernant les drones — qui risque cette semaine d’être condamné après avoir plaidé coupable plus tôt cette année dans une affaire de violation de l’Espionage Act — ont, ce jeudi, soumis au juge Liam O’Grady une lettre dans laquelle l’ancien analyste du renseignement de l’Air Force affirme que c’est une crise de conscience qui l’a poussé à divulguer des informations classifiées sur le programme d’assassinats ciblés des États-Unis.

La lettre manuscrite de 11 pages (pdf) commence par une citation de l’amiral américain Gene La Rocque, qui a déclaré en 1995 que « nous tuons maintenant des gens sans jamais les voir. On appuie désormais sur un bouton à des milliers de kilomètres... Comme tout se fait par télécommande, il n’y a pas de scrupules. »

« Tout le monde sait que je me bats contre la dépression et un syndrome de stress post-traumatique, ce n’est pas un secret, écrit Hale, 33 ans, dans la lettre. La dépression est permanente... Le stress, en particulier celui causé par la guerre, peut se manifester à différents moments et de différentes manières. »

Daniel Hale lors d’une manifestation en faveur de la paix à la Maison Blanche, photo non datée. (Site Web de DIY Roots Action)

La méthode Obama pour compter les victimes

En 2012 – soit, l’année où Hale a été déployé en Afghanistan pour soutenir la Force opérationnelle interarmées des opérations spéciales du ministère de la Défense des États-Unis et où il était chargé d’identifier, de suivre et de cibler les suspects terroristes « de grande valeur » – le New York Times a rapporté que Barack Obama, alors président, qui a considérablement augmenté les frappes par drones américains dans le cadre de la soi-disant guerre contre le terrorisme [La « guerre contre le terrorisme » ou « guerre contre la terreur » est le nom donné par l’administration américaine du président George W. Bush à ses campagnes militaires faites en réplique aux attentats du 11 septembre 2001,NdT], « a adopté une méthode contestée pour compter les pertes civiles, méthode consistant, en fait, à considérer comme des combattants tous les hommes qui, dans une zone de frappe, sont en âge d’être militaires. »

Tir de missile par un drone US (Tayeb MEZAHDIA/Pixabay)

Les détracteurs ont dénoncé cette politique comme étant une tentative de l’administration de réduire artificiellement le nombre de victimes civiles de la guerre, ces dernières se comptaient alors en centaines de milliers, la plupart d’entre elles ayant été tuées pendant le mandat de l’ancien président George W. Bush.

« Bien qu’ils aient été rassemblés paisiblement, ne présentant aucune menace, le sort des hommes qui buvaient alors du thé était pratiquement scellé, poursuit Hale. La seule chose que je pouvais faire, c’était regarder, assis derrière l’écran de mon ordinateur, lorsque tout à coup, une terrifiante déferlante de missiles crachant les feux de l’enfer s’est abattue, projetant des entrailles cristallines de couleur violette sur le flanc de cette montagne matutinale. »

« La seule chose que je pouvais faire, c’était regarder, assis derrière l’écran de mon ordinateur, lorsque tout à coup, une terrifiante déferlante de missiles crachant les feux de l’enfer s’est abattue. »

« Depuis cette époque et jusqu’à ce jour, je continue de me souvenir de plusieurs de ces scènes de violence graphique effectuées depuis le confort froid d’un fauteuil de bureau, a-t-il écrit. Pas un jour ne passe sans que je m’interroge sur la légitimité de mes actes. Selon les règles d’engagement, il aurait peut-être été acceptable que j’aide à tuer ces hommes – dont je ne parlais pas la langue, dont je ne comprenais pas les coutumes et dont je ne pouvais pas identifier les crimes – de la manière macabre dont je l’ai fait. »

« Mais comment pourrait-on considérer comme un acte honorable le fait que je me sois continuellement tenu à l’affût de la prochaine occasion de tuer des personnes sans méfiance qui, le plus souvent, ne présentent aucun danger pour moi ou pour quiconque à ce moment-là ? a demandé Hale. Laissons tomber le concept d’honorable, comment une personne sensée peut-elle continuer de croire qu’il est nécessaire pour la protection des États-Unis d’Amérique d’être en Afghanistan et de tuer des gens, dont aucun de ceux qui y est n’est responsable des attaques du 11 septembre contre notre nation ? Et pourtant, en 2012, soit une année entière après la disparition d’Oussama ben Laden au Pakistan, j’ai participé à la mise à mort de jeunes gens égarés qui n’étaient que des enfants le jour du 9/11 [attaque du 11 septembre sur le World Trade Center,NdT]. »

Il ne s’agissait pas simplement d’hommes

Vérification des différents systèmes après le lancement d’un drone MQ-1 Predator sur la base aérienne de Balad, en Irak. (USAF/Master Sgt. Steve Horton)

Il n’y avait pas que des hommes. Hale poursuit en décrivant ce qu’il appelle le jour le plus éprouvant de sa vie : « Pendant des semaines, nous avions suivi les mouvements d’un réseau de fabricants de voitures piégées vivant autour de Jalalabad... C’est par un après-midi venteux et nuageux que l’un des suspects a été découvert... Une frappe de drone était notre seule chance et déjà, le drone commençait à se mettre en position pour effectuer le tir. Mais le drone Predator, moins perfectionné, avait du mal à voir à travers les nuages et à lutter contre de forts vents contraires. L’unique charge militaire du MQ-1 n’a pas réussi à atteindre sa cible, la manquant de quelques mètres.

Le véhicule, endommagé mais toujours en état de rouler, a poursuivi sa route après avoir évité de justesse la destruction. Le conducteur s’est arrêté, est sorti de la voiture et a vérifié l’état de son corps, comme s’il ne parvenait pas à croire qu’il était encore en vie. Du côté passager est sortie une femme portant une burka, c’était indéniable... Et à l’arrière se trouvaient leurs deux filles, des enfants âgées de 5 et 3 ans... L’aînée a été retrouvée morte suite à des blessures non spécifiées causées par les éclats qui ont transpercé son corps. Sa petite sœur était vivante mais gravement déshydratée.

Chaque fois que je rencontre un individu qui pense que la guerre des drones est justifiée et qu’elle garantit de manière fiable la sécurité de l’Amérique, je me souviens de ce moment là et je me demande comment je pourrais continuer à croire que je suis un homme bien, qui a le droit de vivre et de rechercher le bonheur, écrit Hale, qui dit être devenu de plus en plus conscient que la guerre avait très peu à voir avec la prévention du terrorisme aux États-Unis et beaucoup plus avec la protection des profits des fabricants d’armes et des soi-disant entrepreneurs de la défense. »

« Tout autour de moi je pouvais en voir la preuve mise à nu », a-t-il écrit. « Dans la guerre la plus longue ou la plus avancée technologiquement de l’histoire américaine, les mercenaires sous contrat étaient deux fois plus nombreux que les soldats en uniforme et gagnaient jusqu’à dix fois leur salaire. Pendant ce temps, peu importe qu’il s’agisse, comme je l’avais vu, d’un fermier afghan explosé en deux, mais miraculeusement conscient et essayant vainement de ramasser ses entrailles sur le sol, ou qu’il s’agisse d’un cercueil drapé du drapeau américain mis en terre dans le cimetière national d’Arlington au son d’une salve de 21 coups de canon. » « Bang, bang, bang. Les deux ont servi à justifier la circulation facile de capitaux au prix du sang – le leur et le nôtre, a-t-il déclaré. Quand j’y pense, je suis affligé et j’ai honte de moi-même pour ce que j’ai fait pour les soutenir. »

« J’en suis venu à croire que la politique d’assassinat par drone était utilisée pour tromper le public en lui faisant croire qu’elle nous protège, a poursuivi Hale, et quand j’ai finalement quitté l’armée, qui continuait toujours ce dont j’avais fait partie, j’ai commencé à le faire savoir, estimant que ma participation au programme de drones avait été quelque chose de profondément mal. »

« Votre Honneur, le truisme le plus vrai que j’en suis arrivé à comprendre sur la nature de la guerre est que la guerre est un traumatisme, a-t-il écrit. Aucun soldat ayant la chance de rentrer de la guerre ne le fait sans être blessé. Le nœud du trouble de stress post-traumatique (TSPT) est qu’il s’agit d’une équation morale qui inflige des blessures invisibles à la psyché d’une personne à qui on fait porter le poids de l’expérience pour avoir survécu à un événement traumatique. La façon dont le TSPT se manifeste dépend des circonstances de l’événement. Alors comment l’opérateur de drone est-il supposé gérer cela ? »

« Ma conscience, qui avait été tenue à distance, est revenue en force, a déclaré Hale. Au début, j’ai essayé de l’ignorer. Souhaitant plutôt que quelqu’un, mieux placé que moi, vienne me prendre ce trophée. Mais ça aussi c’était insensé. Confronté à la décision d’agir, je me suis contenté de faire ce qui était juste en accord avec Dieu et ma propre conscience, a-t-il conclu. La réponse m’est venue : pour arrêter le cycle de la violence, je devais sacrifier ma propre vie et non celle d’une autre personne. Alors, j’ai contacté un journaliste d’investigation, avec qui j’avais déjà été en relation, et je lui ai dit que j’avais quelque chose que le peuple américain devait savoir. »

Hale a été inculpé en 2019, sous l’administration Trump, après avoir divulgué les documents top secrets à un journaliste, qui, selon les documents judiciaires, correspondent à la description qu’en fait le rédacteur fondateur de The Intercept, Jeremy Scahill.

Il est la première personne qui risque d’être condamnée dans une affaire de violation de l’Espionage Act sous l’administration du président Joe Biden. Les avocats de Hale font valoir que ses motifs humanitaires et l’absence de préjudice résultant de ses actions justifient une peine clémente.

Les avocats de la défense Todd Richman et Cadence Mertz ont déclaré que Hale « a commis cette infraction pour attirer l’attention sur ce qu’il pensait être une conduite immorale du gouvernement commise sous le couvert du secret et contraire aux déclarations publiques d’alors du président Obama concernant la soi-disant précision du programme de drones de l’armée américaine. »

L’accusation affirme, quant à elle, que les fuites de Hale étaient plus graves que celles de Reality Winner, l’ancien lanceur d’alerte de la NSA libéré le mois dernier après avoir purgé quatre ans d’une peine de 63 mois – la plus longue jamais infligée pour avoir divulgué des informations gouvernementales classifiées aux médias.

Ils affirment qu’une peine appropriée pour Hale serait « nettement plus longue » que celle de Winner. [Le parquet pourrait également faire valoir que l’Espionage Act ne permet pas une défense basée sur l’intérêt public, ici, un accusé qui expliquerait ses motivations comme Hale dans sa déclaration manuscrite.]

Le 27 Juillet 2021, Daniel Hale a été condamné à 45 mois de prison.

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