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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-71

Les dessous de la Maison Blanche à la mode Fox News - Première partie

Par Jane Mayer, traduit par Jocelyne le Boulicaut

vendredi 9 juillet 2021, par JMT

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Les dessous de la Maison Blanche à la mode Fox News - Première partie

Le 4 mars 2019 Par Jane Mayer

Jane Mayer, la correspondante en chef du New Yorker à Washington, est l’autrice de "Dark Money".

Sean Hannity a récemment rejoint Trump lors d’un rassemblement. Greta Van Susteren, une ancienne animatrice de Fox, qualifie ce geste d’"erreur flagrante". (Illustration de Tyler Comrie ; photo de Getty)

Fox News a toujours été une chaîne partisane. Mais a-t-elle tourné à la propagande ?

En janvier, pendant le plus long shutdown gouvernemental de l’histoire de l’Amérique [Le shutdown se produit lorsque le Congrès n’arrive pas à voter le budget ou que le Président y met son veto,NdT], le président Donald Trump a traversé en cortège le comté de Hidalgo, au Texas, pour finalement s’arrêter sur une falaise herbeuse surplombant le Rio Grande. La Maison Blanche a voulu théâtraliser ce que Trump présentait comme une urgence nationale : la nécessité de construire un mur le long de la frontière mexicaine. La présence de véhicules blindés, de ballots de marijuana confisqués et d’agents fédéraux en gilets pare-balles a renforcé le message.

Cependant, la séance de photos a mis en évidence un autre aspect de l’administration. Après que les journalistes accrédités soient sortis des minibus et se soient dirigés vers l’endroit où le Président allait s’exprimer, ils ont remarqué que Sean Hannity, l’animateur de Fox News, était déjà sur place. Contrairement à eux, il n’avait pas été retenu par les services secrets et se mêlait à des responsables de l’administration, allant jusqu’à embrasser Kirstjen Nielsen, la secrétaire à la sécurité intérieure. Le rapport du groupe de journalistes note que Hannity a été vu en train de « se serrer » contre le directeur de la communication de la Maison Blanche, Bill Shine.

Après la séance photos, Hannity a obtenu une interview exclusive en direct avec Trump. Politico a rapporté plus tard qu’il s’agissait de la septième interview de Hannity avec le Président, et de la quarante-deuxième de Fox. Depuis, Trump a accordé deux autres interviews à Fox. Il n’en a accordé que dix aux trois autres grands réseaux de télévision réunis, et aucune à CNN, qu’il dénonce comme source de « fake news ».

Hannity a été traité au Texas comme un membre de l’administration parce que virtuellement c’est ce qu’il est. On peut dire la même chose du président de Fox News, Rupert Murdoch. Fox a longtemps été un poison pour les libéraux, mais au cours des deux dernières années, de nombreuses personnes qui suivent la chaîne de près, y compris certains anciens de Fox, estiment qu’elle a évolué vers quelque chose qui n’a jamais auparavant existé aux États-Unis.

Nicole Hemmer, professeure adjointe d’études présidentielles au Miller Center de l’université de Virginie et autrice de « Messengers of the Right » , une histoire de l’impact des médias conservateurs sur la politique américaine, déclare à propos de Fox : « C’est ce qui se rapproche le plus d’une télévision d’État. »

Hemmer affirme que Fox - qui, en tant que chaîne câblée la plus regardée aux Etats-Unis, génère environ 2,7 milliards de dollars par an pour sa société mère, 21st Century Fox - agit comme un amplificateur de puissance pour Trump, consolidant son emprise sur le parti républicain et renforçant ses partisans. « Fox ne se contente pas de prendre la température de la base électorale - Fox fait monter la température », dit-elle. « C’est un modèle de radicalisation ».

Tant pour Trump que pour Fox, « la peur est une stratégie commerciale - elle incite les gens à ne pas se détourner de l’écran. » Alors que le Président a été en proie à de nombreux scandales, des auditions au Congrès et même des évocations de destitution, Fox a été à la fois son bouclier et son épée. La Maison-Blanche et la Fox interagissent de manière si harmonieuse qu’il est parfois difficile de déterminer, au cours d’un cycle d’information particulier, laquelle des deux entités suit l’autre.

Toute la journée, Trump retweete des déclarations faites sur la chaîne ; son attachée de presse, Sarah Sanders, a pratiquement cessé de tenir des conférences de presse, mais elle a fait une trentaine d’apparitions dans des émissions telles que « Fox & Friends » et « Hannity. » Trump, constate Hemmer, est « pratiquement devenu un responsable des programmes. »

Les défenseurs de Fox considèrent ces critiques comme infondées et politiquement biaisées. Ken LaCorte, qui a occupé un poste de direction à Fox News pendant près de vingt ans, jusqu’en 2016, et qui a récemment créé son propre service d’information, m’a confié : « Les gens de Fox ont dit la même chose de la presse et d’Obama. »

Le département des relations publiques de Fox offre de nombreux exemples de reporters et d’animateurs de talk-show qui mettent en cause l’administration. Chris Wallace, un intervieweur à forte personnalité et éclectique, a récemment soumis Stephen Miller, un conseiller principal de Trump, à un véritable interrogatoire quant à la nécessité d’un mur à la frontière, étant donné que la quasi totalité des drogues saisies à la frontière sont découvertes aux points de contrôle.

Trump n’est pas le premier président à avoir une organisation médiatique privilégiée ; James Madison et Andrew Jackson ont tous deux été soutenus par des journaux partiaux. Mais de nombreuses personnes qui ont étudié et travaillé sur la question de Fox au fil des ans, y compris certains conservateurs de premier plan, voient d’un mauvais œil le fait que Fox renforce la doctrine de Trump.

Bill Kristol, qui a été un contributeur rémunéré de Fox News jusqu’en 2012 et qui est un fervent « Never Trumper » [ les "Never Trumper" sont des républicains ayant manifesté leur rejet de Trump, NdT], a déclaré à propos de la chaîne : « Elle a beaucoup changé. Avant, elle était conservatrice, mais elle n’était pas délirante. Maintenant, c’est juste de la propagande ».

Joe Peyronnin, professeur de journalisme à l’Université de New York, a été un des premiers présidents de Fox News, au milieu des années 90. « Je n’ai jamais rien vu de tel auparavant » , dit-il à propos de Fox. « C’est comme si le président avait son propre organe de presse. Ce n’est pas sain. »

Rien n’a plus symbolisé le partenariat entre Fox et Trump que la nomination, en juillet 2018, de Bill Shine, l’ancien co-président de Fox News, comme directeur de la communication et chef de cabinet adjoint à la Maison Blanche. Kristol dit au sujet de Shine : « Quand je l’ai rencontré pour la première fois, il produisait l’émission d’Hannity à la Fox, et les deux étaient extrêmement proches. »

Tous deux sont issus de familles ouvrières blanches de Long Island, et ils sont si proches de leurs enfants respectifs qu’ils se font appeler « Oncle Bill » et « Oncle Sean ». Un autre de leurs anciens collègues dit : « Ils passent leurs vacances ensemble. » Un troisième se souvient : « Il était rare que je sois dans le bureau de Shine et que Sean n’appelle pas. Et j’étais souvent dans le bureau de Shine. Ils se parlaient tout le temps - plusieurs fois par jour. »

Shine a dirigé la division des programmes de Fox News pendant une douzaine d’années, supervisant les émissions d’opinion du matin et du soir, qui additionnées obtiennent les meilleures audiences et caractérisent la stratégie conservatrice de la chaîne. Les informations en direct n’étaient pas de son ressort.

En juillet 2016, Roger Ailes, le cofondateur et PDG de Fox, a été licencié à la suite de nombreuses présomptions de harcèlement sexuel chronique, et Shine est devenu coprésident. Mais dans l’année qui a suivi, il a lui aussi été contraint de partir, au cœur d’une deuxième vague de plaintes pour harcèlement sexuel, certaines visant la plus grande vedette de Fox de l’époque, Bill O’Reilly.

Shine n’a pas été personnellement accusé de harcèlement sexuel, mais plusieurs procès l’ont désigné comme complice d’une culture du travail faite de dissimulations, de pots-de-vin et d’intimidation des victimes.

Shine, qui a nié tout acte délictueux, a fait profil bas à la Maison Blanche, et rejette les demandes d’interview, y compris celle de ce magazine. Mais Kristol soutient que la nomination de Shine à la Maison Blanche est un scandale. « Cela a été incroyablement sous-médiatisé » , a-t-il déclaré. « Il est ahurissant que Shine - le type qui a couvert le comportement horrible d’Ailes - soit le chef de cabinet adjoint ! »

La chroniqueuse du Washington Post Jennifer Rubin, une autre conservatrice Never Trumper, intervenait régulièrement autrefois sur la chaîne, mais ne le ferait plus maintenant. « Fox a été lancée dans un effort de bonne foi pour contrer les préjugés, mais elle s’est transformée en quelque chose qui n’est même pas de l’information » , constate-t-elle.

« C’est simplement le porte-voix du président, qui répète ce que le président dit, peu importe si c’est faux ou contradictoire. » La boucle de rétroaction est si solide, note-t-elle, que Trump « peut même reprendre une erreur commise par Fox » , comme lorsque sur Twitter il a fait la promotion d’un faux reportage de Fox affirmant que l’Afrique du Sud « saisissait les terres des fermiers blancs. » Rubin m’a dit : « C’est drôle que Bill Shine soit en poste à la Maison Blanche. Il aurait pu rester à son ancien poste. La seule différence, c’est le salaire. »

« Et voici ma nièce. Elle a quatre ans. Elle aussi aimerait bien te manger. » (Illustration The New Yorker)

Concernant Shine, les salaires de la Fox et de la Maison Blanche en fait se superposent. Le Hollywood Reporter a obtenu des déclarations de situation financière révélant que la Fox verse des millions de dollars à Shine depuis qu’il a rejoint l’administration.

L’année dernière, il a perçu la première moitié d’une prime de sept millions de dollars qui lui était due après qu’il ait démissionné de la Fox ; cette année, il en percevra le solde. Cette somme s’ajoute à une indemnité de départ de 8,4 millions de dollars qu’il a reçue en quittant la chaîne.

En décembre, quatre sénateurs démocrates ont envoyé une lettre au bureau du conseiller juridique de la Maison Blanche, demandant la preuve que les paiements de Fox à Shine ne violent pas les lois fédérales sur l’éthique et les conflits d’intérêts.

Shine n’est que le plus récent des anciens de Fox News à rejoindre l’administration Trump. Trump a notamment nommé l’ancien collaborateur de Fox Ben Carson au poste de secrétaire au logement et au développement urbain, l’ancien commentateur de Fox John Bolton au poste de conseiller en matière de sécurité nationale et l’ancien commentateur de Fox K. T. McFarland au poste de conseiller adjoint en matière de sécurité nationale. (McFarland a démissionné au bout de quatre mois).

Trump a récemment choisi l’ancienne présentatrice de Fox News, Heather Nauert, pour être ambassadrice auprès des Nations unies, mais elle s’est rapidement retirée de la course, parce que, semble-t-il, sa nounou, une immigrée, n’avait pas de permis de travail.

La porte de la Maison Blanche tourne dans les deux sens : Hope Hicks, la prédécesseure de Shine au poste de directrice de la communication, est désormais pressentie pour devenir la principale responsable des relations publiques de la Fox Corporation.

Plusieurs autres personnes qui ont quitté la Maison Blanche de Trump, dont Sebastian Gorka, un ancien conseiller à la sécurité nationale, apparaissent régulièrement sur Fox. Gorka a récemment insisté, sur Fox Business, sur le fait que l’un des plus grands revers de Trump - sortir du shutdown sans avoir obtenu les fonds pour le mur frontière - était en fait un « coup de maître ».

D’autres anciennes célébrités de Fox News sont pratiquement devenues des membres de la famille Trump. Kimberly Guilfoyle, ancienne co-animatrice de l’émission « The Five » , a quitté la Fox en juillet ; elle travaille désormais pour la campagne de réélection de Trump et sort avec Donald Trump Jr. (Guilfoyle a quitté la chaîne en cours de contrat, après qu’un ancien employé de Fox a menacé de poursuivre la chaîne pour harcèlement et a accusé Guilfoyle de partager des images obscènes, entre autres écarts de conduite ; Fox et l’ancien employé ont conclu un arrangement de plusieurs millions de dollars. Un avocat qui représente Guilfoyle a déclaré que « toute insinuation » selon laquelle elle « a eu une conduite répréhensible à la Fox est un mensonge flagrant »).

Pete Hegseth, l’animateur de Fox News, et Lou Dobbs, l’animateur de Fox Business, ont tous deux été invités à participer à des réunions du Bureau ovale, en conférence téléphonique, pour donner des conseils politiques. Sean Hannity a déclaré à ses collègues qu’il s’entretenait avec le président pratiquement tous les soirs, après la fin de son émission, à 22 heures.

Selon le Washington Post, les conseillers de la Maison Blanche ont pris l’habitude de qualifier Hannity de Secrétaire général du cabinet fantôme. Un expert politique républicain qui a un contrat rémunéré avec Fox News m’a dit que Hannity était pratiquement devenu un « conseiller de l’aile ouest » , attribuant cette évolution, en partie, à « l’effondrement total de tout processus décisionnel normal à la Maison Blanche. » L’expert a ajouté : « Les choses ont complètement déraillé. Il est impossible de mettre en place un système classique d’élaboration des politiques. » En conséquence, dit-il, les personnalités de l’antenne de Fox « remplissent le vide. »

Axios, [un site web d’information américain, NdT], a récemment signalé que soixante pour cent de la journée de Trump est consacrée à un « temps de direction » non défini, dont une grande partie est occupée par la télévision. Charlie Black, un lobbyiste républicain de longue date à Washington, dont l’ancien cabinet, Black, Manafort & Stone, a conseillé Trump dans les années 80 et 90, m’a raconté : « Trump se lève et regarde « Fox & Friends » et pense que ce sont là ses amis.

Il pense que tout ce qui passe sur Fox est sympathique. Mais le problème est qu’il en retire des idées non vérifiées. » Trump a confié à ses proches qu’il avait classé la loyauté de nombreux journalistes, sur une échelle de 1 à 10. Bret Baier, le correspondant politique en chef de Fox News, obtient un 6, Hannity un excellent 10. Steve Doocy, le co-présentateur de « Fox & Friends » , est tellement dévoué que Trump lui donne un 12.

Ce n’est pas la première fois que les barons des médias américains vont au-delà de leurs publications pour tenter d’influencer le cours de la politique. Lors de la convention nationale du parti démocrate de 1960, Philip Graham, le co-propriétaire du Washington Post, a contribué à la conclusion d’un accord qui a conduit John F. Kennedy à choisir Lyndon Johnson comme colistier.

Mais aujourd’hui, il existe un canal direct entre le Bureau ovale et le bureau de Rupert Murdoch, le milliardaire d’origine australienne qui a fondé News Corp et 21st Century Fox. De multiples sources m’ont affirmé que Murdoch et Trump se parlent souvent au téléphone. Un ancien assistant de Trump, qui se trouvait dans le bureau ovale lorsque Murdoch a appelé, déclare : « Il s’agit ici de deux hommes qui se connaissent depuis très longtemps et qui ont des conversations franches. Le président ne fait certainement pas de courbettes à Murdoch, mais Murdoch ne lui en fait pas non plus. Il lui parle de la même manière qu’il l’aurait fait il y a cinq ans. »

Selon le livre de Michael Wolff publié en 2018, « Fire and Fury », Murdoch a tourné Trump en dérision en le qualifiant de « putain d’idiot » après une conversation sur l’immigration. L’assistant dit que Trump sait que Murdoch le dénigre derrière son dos, mais « cela ne semble pas avoir grande importance. »

Plusieurs sources m’ont confirmé que Murdoch régalait ses amis des dernières inepties de Trump. Mais Murdoch, sans doute le magnat des médias le plus puissant du monde, est un allié inestimable pour tout homme politique. Avoir le soutien de Murdoch - et celui de Fox - est essentiel pour Trump, affirme l’assistant : « C’est très important pour la base électorale. »

Murdoch est sans doute encore plus proche du gendre de Trump, Jared Kushner. Des sources bien informées affirment que Kushner, un conseiller de plus en plus apprécié à la Maison Blanche, a travaillé dur pour séduire Murdoch, en lui montrant du respect et en lui demandant des conseils.

Kushner a régulièrement assuré à Murdoch que la Maison Blanche a un fonctionnement sans heurt, alors que de nombreux rapports indiquent qu’elle est chaotique. Kushner a maintenant un rapport presque filial avec Murdoch, qui aura quatre-vingt-huit ans ce mois-ci, et de nombreuses sources m’ont indiqué qu’ils communiquaient fréquemment. « Genre, tous les jours » , a confirmé l’une d’elles.

Murdoch a côtoyé des chefs d’État en Australie et en Grande-Bretagne, et un de ses proches affirme qu’ « il a toujours voulu avoir une relation avec un président - c’est un homme d’affaires et il voit les avantages d’avoir un chef d’État à sa botte. » Murdoch a rencontré tous les présidents américains depuis Kennedy, mais, selon ce proche collaborateur, « jusqu’à présent, aucune relation n’avait été nouée. »

Pourtant, l’amitié de Murdoch avec Trump pourrait avoir un coût. Roger Ailes, durant ses derniers jours à la Fox, aurait averti Murdoch des risques encourus. Selon Gabriel Sherman, un biographe d’Ailes qui a écrit sur la question Fox pour New York et Vanity Fair, Ailes aurait dit à Murdoch : « Trump fait de bonnes audiences, mais si vous ne faites pas attention, il va finir par contrôler totalement Fox News. »

Trump est devenu célèbre, dans une large mesure, grâce à Rupert Murdoch. Après avoir acheté le New York Post, en 1976, Murdoch a été présenté à Trump par une relation commune, Roy Cohn, le tristement célèbre avocat qui, dans sa jeunesse, avait été le principal conseiller du sénateur Joseph McCarthy. Cohn a vu le potentiel de synergie des tabloïds : Trump pourrait atteindre la célébrité dans les pages du Post en tant que magnat play-boy, et Murdoch pourrait vendre des journaux en relatant les exploits de Trump.

En privé, Murdoch considérait Trump avec condescendance, le voyant comme un escroc de l’immobilier et un gérant de casino véreux. Mais, malgré toutes leurs différences, les deux hommes avaient des points communs essentiels. Ils ont tous deux hérité et développé des entreprises familiales - un journal australien, une société immobilière de la banlieue de New York - mais se sentaient méprisés par les gens plus riches et plus proches des centres de pouvoir.

Comme l’a noté Edward Luce, du Financial Times, les deux hommes ont exploité le ressentiment anti-élitiste pour se rapprocher du public et accroître leur richesse. Trump et Murdoch partagent également une approche transactionnelle de la politique, dénuée de presque toute idéologie en dehors de leur intérêt personnel.

Murdoch n’aurait pas pu prévoir que Trump deviendrait président, mais il était un visionnaire quant au créneau d’audience qui est devenu la base de Trump. En 1994, Murdoch a exposé un plan audacieux à Reed Hundt, le président de la Commission fédérale des communications sous le président Bill Clinton.

Murdoch, qui était citoyen américain depuis moins de dix ans, a invité Hundt à dîner dans sa propriété de Benedict Canyon. Après le repas, Murdoch l’a emmené dehors pour admirer le panorama scintillant du bassin de Los Angeles, il lui a alors confié qu’il prévoyait lancer une chaîne de télévision radicalement nouvelle.

À la différence des trois réseaux de télévision existant, qui se disputent les mêmes téléspectateurs centristes, sa chaîne suivrait le modèle résolument bas de gamme des tabloïds qu’il a publiés en Australie et en Angleterre, et s’adresserait à un public restreint qui lui serait entièrement acquis.

Ses téléspectateurs essentiels, avait-il alors dit, seraient des fans de football ; dans ce but, il venait d’acheter les droits de diffusion des matchs de la N.F.L.. Hundt m’a expliqué : « Ce qu’il voulait vraiment dire, c’est qu’il visait un public ouvrier. Il allait se tailler une base - ce qui allait devenir la base électorale de Trump. »

Hundt se souvient de cette conversation comme étant « accablante ». Il a déclaré : « J’étais dans cette maison plus coûteuse que tout ce que je pouvais imaginer. Cette personne, qui avait laissé une empreinte gigantesque dans deux autres pays, arrivait dans notre pays et disait : « Je vais briser l’oligopole tripartite qui a régi le plus important moyen de communication politique de ce pays depuis la Seconde Guerre mondiale. » C’était comme une scène de « Faust ». L’image qui m’est venue à l’esprit, c’est Méphistophélès. »

Blair Levin, à l’époque responsable du personnel du F.C.C. [Commission Fédérale des Communications, NdT] et aujourd’hui membre de la Brookings Institution, déclare : « La grande perspicacité de Fox n’était pas nécessairement qu’il y avait une grande envie d’un point de vue conservateur. » Des conservateurs plus érudits, dit-il, comme William F. Buckley, Jr. et Bill Kristol, n’auraient pas pu réussir comme l’a fait Fox News. Levin observe : « Le génie a été de voir qu’il existe une réelle attirance pour les politiques basées sur la peur et la colère qui sont en lien avec la classe et la race. »

En 1996, Murdoch a engagé Roger Ailes pour créer un journal télévisé conservateur. Ailes, qui est décédé en 2017, était un maître de la politique d’attaque et des questions litigieuses, ayant été consultant en médias sur plusieurs des campagnes les plus sales et qui ont le plus divisé l’Amérique, y compris celles de Richard Nixon.

Ailes a inventé une programmation, soutient Levin, « qui confirmait tous vos pires instincts - le modèle économique fondamental de Fox News est de susciter la peur. » La formule a fonctionné de manière spectaculaire. En 2002, la Fox a détrôné CNN en tant que média d’information par câble le plus regardé, et elle est restée en tête depuis.

En 2011, à l’invitation d’Ailes, Trump a commencé à faire des apparitions hebdomadaires dans l’émission matinale « Fox & Friends ». Dans le cadre d’un test de ses tactiques de campagne, il a utilisé la chaîne comme une plate-forme pour exploiter les méfiances racistes à l’égard du président Barack Obama, en propageant le doute sur sa naissance en Amérique. (Lors d’un de ses passages, Trump a laissé entendre que la famille d’Obama « ne savait même pas dans quel hôpital il était né ! »).

Comme le perçoit Hundt, « Murdoch n’a pas inventé Trump, mais il a inventé le public. Murdoch allait faire exister un Trump. Et c’est là que Trump arrive, il voit tous ces gens et dit : « Je serai le Monsieur Loyal de votre cirque ! ».

L’arrivée de Trump a marqué un changement de ton important chez Fox. Jusqu’alors, la chaîne s’était largement moquée du birtherisme [théorie selon laquelle Barack Obama serait inéligible à la présidence des Etats-Unis puisque non né sur le sol américain, le birtherisme est né aux Etats Unis pendant la campagne de 2008, NdT], considéré comme une théorie du complot. O’Reilly qualifiait ses tenants de « cinglés » et Glenn Beck, qui présentait également une émission sur Fox à l’époque, les traitait d’« idiots ».

Mais Trump a donné au birtherisme une visibilité nationale et, signe des choses à venir, Hannity a attisé les flammes. Hannity a commencé à dire que, même s’il pensait qu’Obama était né aux États-Unis, les circonstances entourant son certificat de naissance étaient « étranges. »

L’hostilité de Fox envers l’administration Obama est devenue de plus en plus extrême. Sa couverture de la débâcle de Benghazi - une embuscade tragique dans une ambassade qui n’est pas sans rappeler d’autres embuscades qui avaient coûté la vie à des Américains sous les administrations précédentes - s’est transformée en une attaque incessante à l’encontre de la secrétaire d’État Hillary Clinton.

Dans certains cas, cependant, les dirigeants de Fox ont fait respecter les limites journalistiques. La chaîne a annulé l’émission de Beck, en 2011, parce que ses divagations paranoïaques étaient devenues trop embarrassantes. (Entre autres choses, Beck accusait le conseiller scientifique de la Maison Blanche d’avoir proposé d’endiguer la croissance démographique par des avortements forcés et par l’ajout d’ « agents de stérilisation » dans l’eau).

Au plus fort de la rébellion du Tea Party, Ailes a reproché à Hannity d’avoir violé la limite entre le journalisme et la politique. Hannity s’était arrangé pour enregistrer son émission de soirée sur Fox lors d’une collecte de fonds du Tea Party dans l’Ohio. Lorsque Ailes a eu vent du projet, quelques heures seulement avant l’événement, il a exigé que Hannity annule sa venue.

Selon un ancien cadre de Fox, Ailes s’est alors emporté contre Bill Shine, qui avait autorisé le voyage de Hannity. « Roger était livide, et il s’est acharné sur Shine » , raconte l’ancien cadre, qui se souvient qu’Ailes a hurlé : « Personne à Fox ne bosse pour le Tea Party ! » Par la suite, Shine a publié une déclaration critiquant les agissements de Hannity. Et Murdoch, lors d’un débat sur l’actualité, a exprimé un point de vue similaire, en disant : « Je ne pense pas que nous devrions soutenir le Tea Party, pas plus que n’importe quel autre parti. »

« Nous avons une pile de vos livres chez nous. Ils forment un chouette élément de décoration. » (Illustration The New Yorker)

Ces subtilités ne sont plus de mise. En novembre, Hannity a rejoint Trump sur scène lors d’un grand rassemblement pour les élections de mi-mandat. Par la suite, Fox a publié une déclaration peu convaincante disant qu’elle ne « tolérait pas qu’un collaborateur participe à des événements de campagne » et que cette « regrettable distraction » avait « réglée ». De nombreux journalistes de Fox News étaient en colère, et ont fait parvenir des déclarations critiques anonymes aux médias, mais Hannity n’a présenté aucune excuse, disant qu’il avait été « surpris mais honoré » que Trump l’ait appelé sur scène.

Cette réponse était pour le moins loufoque : avant le rassemblement, l’équipe de campagne de Trump avait annoncé la présence de Hannity comme « invité spécial ». Lorsque Hannity a rejoint Trump, il ne s’est pas contenté de le féliciter pour les « promesses tenues » ; il s’est également fait l’écho des attaques du président contre la presse, fustigeant le reste des médias qui couvraient le rassemblement, les qualifiant de « fake news. » La soirée s’est terminée par un « tope-là » entre Hannity et Shine, qui avait récemment commencé à travailler à la Maison Blanche.

Pour Greta Van Susteren, animatrice sur la Fox entre 2002 et 2016, l’apparition de Hannity au rassemblement illustre la différence à la Fox depuis le départ d’Ailes. Malgré tous les défauts d’Ailes, Van Susteren soutient qu’il a exercé un minimum de contrôle. Elle considère qu’il aurait insisté pour garder au moins une certaine distance avec le président Trump, ne serait-ce que pour préserver l’apparence de respectabilité journalistique incarnée par la devise qu’Ailes avait conçue pour Fox : « Juste et équilibré ». (Cette devise a été retirée en 2017.) Van Susteren dit : « ’Hannity’ est une émission d’opinion, mais quand il est monté sur scène avec Trump, il est passé dans le giron de la campagne. C’était une erreur flagrante. C’est allé bien au-delà de la limite. »

Bien qu’Ailes ait occasionnellement fait preuve d’intégrité journalistique, Fox News était loin d’être juste et équilibrée sous sa direction. Gabriel Sherman, dans sa biographie intitulée « The Loudest Voice in the Room », rapporte qu’Ailes était tellement obsédé par l’idée de faire tomber Obama en 2012 qu’il a déclaré à ses collègues : « Je veux élire le prochain président. »

Pourtant, pendant la campagne de 2016, les dirigeants de Fox ont d’abord été mal à l’aise vis-à-vis de la candidature de Trump. Murdoch a tweeté que Trump « mettait ses amis dans l’embarras » ainsi que « le pays tout entier ». Un éditorial du Wall Street Journal, le journal phare de Murdoch, a qualifié la candidature de Trump de « catastrophe ».

Murdoch, lui-même immigré, a été choqué par la xénophobie de Trump. En 2015, lorsque Trump a affirmé que la plupart des immigrants venant du Mexique étaient des criminels et des violeurs, Murdoch l’a corrigé sur Twitter, notant que « les immigrants mexicains, comme tous les immigrants, ont des taux de criminalité beaucoup plus faibles que les nationaux. » Il a également tweeté qu’El Paso était « la ville la plus sûre » d’Amérique.

Le point de vue personnel de Murdoch ne pourrait guère être plus éloigné des diatribes actuelles de Fox sur les hordes d’« étrangers illégaux » qui « envahissent » les États-Unis et tuent des Américains innocents, laissant derrière eux des mamans et des papas en deuil de leurs enfants. Van Susteren m’a avoué qu’elle n’était pas surprise par cette tournure rhétorique. « Ne vous faites pas d’illusions sur son soutien à l’immigration », a-t-elle dit à propos de Murdoch.

« Rupert pense d’abord aux résultats financiers. Ils vont tous jouer devant leur propre public, que ce soit celui de Fox ou celui de MSNBC. » (Après avoir quitté la Fox, Van Susteren a été pendant une courte période animatrice sur MSNBC). La couverture par la Fox, kilomètre après kilomètre de la soi-disant « caravane de migrants » a connu un énorme succès : les audiences d’octobre 2018 ont dépassé celles d’octobre 2016 - à l’apogée de la campagne présidentielle.

L’adhésion de Fox au Trumpisme a pris du temps. Sherman a précisé que, lorsque la chaîne a accueilli le premier débat présidentiel du camp Républicain, en août 2015 à Cleveland, Murdoch a conseillé à Ailes de s’assurer que les modérateurs frappaient fort sur Trump. Cela a mis Ailes dans une position délicate. Trump faisait d’excellentes audiences et avait de fervents partisans, Ailes craignait donc de perdre cette audience au profit de médias rivaux.

Breitbart, le site Web d’extrême droite dirigé par Stephen K. Bannon, générait un trafic énorme en prenant fait et cause pour Trump. De plus, Ailes et Trump avaient d’excellentes relations. « Ils se parlaient tout le temps » , affirme un ancien cadre de la Fox. Ils ont déjeuné ensemble peu de temps avant que Trump n’annonce sa candidature, et Ailes lui a donné des conseils politiques pendant les primaires. Ken LaCorte affirme qu’Ailes a pris note du « comportement insensé de Trump » ; mais la force politique croissante de Trump était également flagrante. Selon l’ancien dirigeant de Fox, Trump rendait Ailes « nerveux » : « Il pensait que Trump était un joker imprévisible. Quelqu’un qu’Ailes ne pouvait pas tyranniser ou intimider. »

Anthony Scaramucci, un ancien animateur de Fox Business qui a été brièvement le directeur de communication du président Trump, m’a dit en 2016 que les dirigeants de la chaîne avaient « pris une décision commerciale » pour donner aux stars de l’antenne du « jeu » pour choisir leurs candidats. Hannity était un partisan de Trump de la première heure ; O’Reilly était neutre ; Megyn Kelly restait sceptique.

Trump s’était emporté contre Kelly après qu’elle eut diffusé un reportage sur son divorce avec Ivana Trump en 1992, dans lequel il était indiqué qu’Ivana avait signé une déclaration sous serment affirmant que Trump l’avait violée. (Ivana a plus tard assuré qu’elle n’avait pas voulu parler de viol au sens « criminel » du terme).

C’est dans ce contexte tendu que, lors du débat de Cleveland, Kelly a posé à Trump la fameuse question délicate. « Vous avez traité les femmes que vous n’aimez pas de « grosses truies » , de « chiennes », de « traînées" et d’ « animaux dégoûtants » , » a-t-elle dit. Trump l’a interrompue avec une boutade sournoise : « Seulement quand il s’agit de Rosie O’Donnell ! » L’audience a éclaté de rire et a applaudi.

Kelly a continué de faire pression sur Trump : « Vous avez dit une fois à une participante de « Celebrity Apprentice » [émission de télé-réalité, dont Trump a été l’un des animateurs, NdT] que la voir à genoux ferait une belle image. Est-ce que cela vous semble être le comportement d’un homme que nous devrions élire pour président ? » Mais il avait déjà conquis les téléspectateurs républicains. (Fox a reçu un afflux de courriels, presque tous hostiles à Kelly.)

L’épreuve de force a contribué à façonner l’image d’un Trump sans complexe et insubmersible. Elle a également donné le coup d’envoi d’une querelle entre Trump et la Fox, au cours de laquelle Trump a brièvement boycotté la chaîne, ce qui a fait baisser son taux d’audimat et a forcé Ailes à se coucher. Quatre jours après le débat, Trump a tweeté qu’Ailes « venait de l’appeler » et « lui avait assuré que « Trump » serait traité équitablement. »

Trump a fait de ce débat un objet de fierté. Il s’est récemment vanté auprès du Times de l’avoir remporté malgré son statut de novice et malgré la « question saugrenue de Megyn Kelly ». La Fox, cependant, a peut-être donné un petit coup de pouce à Trump. Deux initiés de la Fox et une source proche de Trump pensent qu’Ailes a averti la cellule de campagne de Trump concernant la question de Kelly.

Deux de ces sources affirment qu’elles ont été informées par un prétendu témoin oculaire. En outre, un ancien assistant de campagne de Trump affirme qu’un contact à la Fox l’avait avisé d’une autre question prévue lors de ce débat, quant au soutien des candidats pour le candidat républicain, quel que soit le vainqueur. L’ancien assistant affirme que l’information a été transmise à Trump, qui a été le seul candidat à déclarer qu’il ne soutiendrait pas automatiquement le candidat du parti - une position qui a renforcé son image d’outsider.

Ces affirmations sont difficiles à vérifier : Ailes est maintenant décédé, et elles sont en contradiction avec des rapports substantiels indiquant que le clivage entre Trump et Fox était profond. Un ancien collaborateur de la campagne est catégorique : Trump était réellement surpris et furieux de la question de Kelly. Un porte-parole de la Fox a fermement démenti ces allégations et a décliné les demandes d’interview avec des employés impliqués dans le débat.

Kelly s’est également refusée à tout commentaire, mais elle a abordé le sujet dans ses mémoires publiées en 2016, « Settle for More ». Elle écrit que la veille du débat, Trump a appelé les dirigeants de Fox pour se plaindre, disant qu’il avait entendu dire que Kelly prévoyait de poser « une question très acerbe dirigée contre lui. »

Elle souligne « les gens commençaient à s’inquiéter pour Trump - son niveau d’agitation ne collait pas avec les circonstances. » Lorsque ce passage a suscité la controverse, Kelly a tweeté que son livre « ne laisse pas entendre que Trump a été informé à l’avance des questions prévues au débat, et je ne crois pas non plus qu’il l’a été. » Pourtant, son récit laisse vraiment à penser que Trump était suffisamment au courant pour être contrarié, et qu’il a contacté Fox avant le débat.

Plus tard dans la campagne, WikiLeaks a publié des courriels dérobés à Donna Brazile, alors présidente par intérim du Comité National Démocrate et collaboratrice de CNN. À l’insu de CNN, elle avait alerté le cabinet de campagne d’Hillary Clinton sur les questions que la chaîne prévoyait de poser lors d’un événement télévisé.

CNN a licencié Brazile, et Trump a cité l’incident comme preuve que CNN était « totalement mensongère ». En avril dernier, dans un entretien sur "Fox & Friends", il a déclaré : « Pouvez-vous imaginer, au passage, si vous me donniez les questions d’un débat ? Ils vous mettraient sur la paille ».

Durant l’été 2016, deux semaines avant que Trump ne décroche l’investiture Républicaine, Gretchen Carlson, l’ancienne co animatrice de « Fox & Friends » , a poursuivi Ailes pour harcèlement sexuel. Dans sa plainte, elle affirme qu’il lui a fait des avances lors d’une réunion, qu’il a dit avoir le pouvoir de « tout faire » si elle « voyait ce qu’il voulait dire » et « qu’il y a longtemps qu’ils auraient dû avoir une relation sexuelle. » En quelques semaines, la Fox a forcé Ailes à démissionner en lui offrant une indemnité de départ de 40 millions de dollars. La chaîne s’est excusée auprès de Carlson et lui a versé une compensation de 20 millions de dollars.

Murdoch a mis du temps à comprendre la gravité de l’accusation de harcèlement sexuel, mais ses deux fils - James, le PDG de 21st Century Fox, et Lachlan, son président exécutif - ont été plus réactifs. Lors d’une réunion du conseil d’administration ayant eu lieu après l’annonce de la plainte de Carlson, James, politiquement le plus indépendant des deux, a encouragé l’ouverture d’une enquête juridique externe.

Son exigence a forcé la société à agir, dans la mesure où les notes de la réunion constituaient une trace écrite accessible au public. Le cabinet d’avocats externe de la Fox, Paul, Weiss, Rifkind, Wharton & Garrison, a ouvert une enquête et a mis en évidence une culture effroyable de harcèlement sexuel, d’intimidation, de pots-de-vin et de dissimulation au sein de la Fox.

Ailes, quant à lui, a rejoint l’équipe de débat de Trump, effaçant encore un peu plus la démarcation entre Fox et les politiciens conservateurs. Ailes a également commencé à élaborer un plan pour faire des affaires avec Trump. Le dimanche précédant l’élection, Ailes a appelé Steve Bannon, le directeur de campagne de Trump, pour lui dire qu’il avait discuté avec ce dernier du lancement de Trump TV, chaîne concurrente nationaliste de Fox.

Ailes était si enthousiaste qu’il était prêt à renoncer à son indemnité de départ de Fox, qui était soumise à un accord de non-concurrence. Il a demandé à Bannon de se joindre à ce projet et de commencer à le préparer dès que Trump aurait perdu l’élection.

« De quoi parlez-vous ? » Bannon se souvient avoir répondu. « Nous allons gagner. » « Arrêtez ces foutaises, » a répliqué Ailes. « Ça va être un fiasco. A vingt heures, ce sera terminé. »

Tout espoir de voir Fox faire le ménage après le départ d’Ailes s’est envolé le 12 août 2016, lorsque la Fox a nommé deux fidèles d’Ailes comme coprésidents : Jack Abernethy, un cadre qui gérait les antennes locales de Fox, et Bill Shine. La partialité vers laquelle Shine avait conduit Fox News l’avait emporté, tout comme son ami Sean Hannity.

Pendant des années, Ailes a été la cible des critiques des libéraux, et donc quand Fox l’a évincé, beaucoup de gens ont pensé que la chaîne allait changer. Ils avaient raison. Le problème, selon les détracteurs de Fox, est qu’elle est devenue une plateforme pour l’autoritarisme de Trump.

« Je sais que Roger Ailes était honni » , a déclaré Charlie Black, le lobbyiste. « Mais il produisait des débats entre les deux camps. Maintenant, Fox, c’est juste Trump, Trump, Trump. » Murdoch ne doit pas être trop préoccupé par cette évolution : en 1995, il déclarait à ce magazine : « La vérité est - et nous, Américains, n’aimons pas l’admettre - que les sociétés autoritaires, ça peut marcher. »

« Cela me fait chaud au cœur de voir leur regard plein de l’espoir que nous ne pourrons tout simplement pas acheter ça en ligne. » (Illustration The New Yorker)

Greta Van Susteren estime que le départ d’Ailes a représenté un immense défi pour ses successeurs : « C’est comparable à ce qui se passe lors de la chute d’un dictateur. Si vous prenez un exemple dans l’histoire, lorsque vous vous débarrassez d’un Saddam en Irak, ou d’un Kadhafi en Libye, le pays s’effondre. »

Les animateurs vedettes qui font grimper l’audimat avec leurs émissions d’opinion se sont retrouvés sans contrôle et sans opposition. Hannity, en tant que vedette la plus écoutée et la mieux payée de la chaîne, a été particulièrement privilégié - et Trump avec lui.

Après l’éviction d’Ailes, Murdoch, alors âgé de 85 ans, a endossé le rôle de PDG par intérim de Fox News et s’est installé dans le bureau d’Ailes, au deuxième étage du siège de News Corp à Manhattan. Lachlan et James souhaitaient que leur père engage une personne extérieure ayant une expérience journalistique pour diriger la chaîne, mais Murdoch, qui se considère toujours comme un journaliste dans l’âme, a été incapable de résister à l’envie d’occuper lui-même le poste de direction.

L’hiver suivant, Murdoch a glissé sur le yacht de Lachlan, se blessant gravement au dos. Selon des proches de la famille, il est resté pendant des mois en convalescence chez lui à Los Angeles, très mal en point. Ken LaCorte, ancien cadre de la Fox, affirme qu’il ne faut pas sous-estimer Murdoch en raison de son âge : « Il a certainement toutes ses facultés, et il est alerte à 100%.

Lorsqu’il est question de chiffres, comme l’audimat, les revenus, la croissance du PIB - tout ce que vous voulez - c’est un expert. En général, si vous faisiez une erreur sur un chiffre, il la repérait et la corrigeait. » Mais un initié de Fox m’a dit que Murdoch « avait souvent des absences » , ajoutant : « Il se fait vieux. Il aime l’idée qu’il dirige, mais les fous ont pris le contrôle de l’asile. »

Lorsque Shine a pris les commandes de Fox, la campagne de 2016 touchait à sa fin, et Trump et Clinton étaient pratiquement à égalité. Cet automne-là, une journaliste de FoxNews.com a écrit un article qui a mis à rude épreuve l’intégrité journalistique de la chaîne. Diana Falzone, qui couvrait régulièrement l’industrie du spectacle, avait obtenu la preuve qu’en 2006, Trump avait eu une relation sexuelle avec une actrice de films pornographiques se faisant appeler Stormy Daniels.

Falzone travaillait sur cette affaire depuis mars, et en octobre, elle l’avait validée avec Daniels par l’intermédiaire de sa manager de l’époque, Gina Rodriguez, et avec l’ancien mari de Daniels, Mike Moz, qui avait fait part de multiples appels de Trump. Falzone avait également rassemblé des e-mails échangés entre l’avocat de Daniels et l’avocat de Trump, Michael Cohen, décrivant en détail une proposition de règlement en espèces, accompagnée d’un accord de confidentialité. Falzone avait même vu le contrat.

Mais l’histoire de Falzone n’a pas été publiée - elle passait sans cesse d’un rédacteur en chef à un autre. Après avoir reçu l’une après l’autre des réponses peu enthousiastes de la part de ses rédacteurs en chef, Falzone a eu le fin mot de l’histoire par LaCorte, qui était alors à la tête de FoxNews.com.

Falzone a raconté à ses collègues que LaCorte lui avait révélé : « Bon reportage, ma petite. Mais Rupert veut que Donald Trump gagne. Alors laisse tomber. » LaCorte nie avoir dit cela à Falzone, mais l’un des collègues de Falzone confirme avoir, à l’époque, entendu son récit .

Malgré les déconvenues, Falzone a continué à enquêter et a découvert que Daniels avait négocié un accord « catch and kill » [référence au livre de Ronan Farrow intitulé Les faire taire (Catch and Kill), le livre du fils de l’actrice Mia Farrow et du cinéaste Woody Allen « dévoile les systèmes implacables mis en place par les prédateurs pour faire taire leurs victimes »,NdT] avec le National Enquirer, en partenariat avec Trump, dans lequel le journal achèterait les droits exclusifs de son histoire afin de l’enterrer.

Falzone a également proposé cette histoire à Fox, mais ça n’a abouti à rien. La vérité sur l’argent versé par Trump pour faire taire Daniels, et les tentatives criminelles de Cohen de les dissimuler sous forme de frais juridiques, sont restées inconnues du public jusqu’à ce que le Wall Street Journal publie l’histoire, un an après que Trump soit devenu président.

En janvier 2017, Fox a mis Falzone au placard sans explication. En mai, elle a poursuivi la chaîne en justice. Son avocate, Nancy Erika Smith, a refusé de faire des commentaires, mais a reconnu qu’un accord avait été conclu ; il comprend un accord de confidentialité qui interdit à Falzone de parler de son travail à la Fox.

Après la parution de l’article du Wall Street Journal, Oliver Darcy, journaliste principal de CNN, a publié un article révélant que la Fox avait étouffé l’histoire de Stormy Daniels. LaCorte, qui avait alors quitté Fox mais était toujours payé par la société, a déclaré à Mediaite qu’il avait pris cette décision sans en parler à ses supérieurs.

L’histoire n’avait tout simplement pas "passé la barre", a-t-il affirmé, ajoutant : « Ce n’est pas pour protéger Donald Trump que j’ai fait ça. » Nik Richie, un blogueur qui avait été le premier à révéler l’histoire de Daniels, a tweeté : « C’est de la pure connerie. Ken, tu es un vrai menteur. Cette histoire a été enterrée par @FoxNews au plus haut niveau. Je le sais, car j’étais l’une de tes sources ».

Richie m’a dit, « Fox News était fautive. J’ai voté pour Trump, et j’aime Fox, mais ils ont fait leur propre ’catch and kill’ sur l’histoire pour le protéger. » Il a ajouté qu’il avait travaillé en étroite collaboration avec Falzone sur l’article, et qu’« elle a fait ses devoirs - elle les possédait. » Il dit l’avoir prévenue que Fox ne publierait jamais, mais « quand ils l’ont étouffé, elle était dévastée ». Richie pense que l’histoire « aurait influencé l’élection ».

La plupart des vedettes de l’antenne qu’il dirigeait appréciaient Shine ; elles le décrivaient comme bien organisé et franc. Shine, qui a l’air d’un dur, au visage empâté et cabossé, est le fils d’un policier de New York. Après avoir brièvement travaillé dans une chaîne de télévision de Long Island, il est devenu le producteur de Hannity et a suivi ses traces à la Fox, devenant l’adjoint, le complice et le soutien de Ailes.

Ses collègues disent que Shine savait comment coacher les talents pour qu’ils passent bien à la télévision, et comment faire de l’audience. En 2001, il a fait intervenir des médiums dans des émissions de la Fox pour qu’ils donnent leur avis sur des meurtres non élucidés et, en 2007, il a défendu la Fox contre ce qu’il a appelé de "fausses accusations de racisme", après que O’Reilly ait exprimé à l’antenne son étonnement de voir que les habitants de Harlem dînaient dans de bons restaurants sans "aucune sorte de désordre", tout comme dans "une banlieue entièrement blanche".

Angelo Carusone, président de Media Matters for America, un groupe de vigilance libéral qui critique régulièrement Fox News, affirme que Shine est devenu « un expert dans la constitution et l’application du soft power , ajoutant : Il était responsable des collaborateurs à l’antenne pour les programmes, donc en fin de compte vous auditionniez pour Bill Shine. C’est lui qui vous octroyait le contrat lucratif. Et c’est ainsi qu’il contrôlait le récit. »

Néanmoins, certaines personnes à Fox l’appelaient Bill le majordome, tant il était soumis à Ailes. Un ancien co-animateur de Fox estime : « Il est parfait pour le poste à la Maison Blanche. C’est un yes-man. » Un autre ancien de la Fox dit : « Son seul talent était de suivre les ordres, de faire de la lèche au pouvoir et de couvrir les arrières pour les gens ».

L’ancien cadre de Fox m’a raconté qu’au quatorzième étage du siège de la chaîne, Ailes disposait d’une salle "Black Ops", où lui et d’autres personnes recueillaient des informations sur des ennemis présumés.

Ils auraient ainsi constitué un dossier sur Gabriel Sherman, qui travaillait à sa biographie sur Ailes, et obtenu les relevés téléphoniques d’un autre journaliste, Joe Strupp, dans le but de découvrir qui lui fournissait des informations.

(à suivre)

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