AID Association Initiatives Dionysiennes

Ouv zot zié !

Accueil > Politique > Burns peut-il changer la CIA ?

Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-25

Burns peut-il changer la CIA ?

Par Ray McGovern, traduit par Jocelyne le Boulicaut

vendredi 26 février 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Burns peut-il changer la CIA ?

Le 12 janvier 2021 Par Ray McGovern, Exclusivité Consortium News

Ray McGovern travaille avec Tell the Word, une maison d’édition de l’Église œcuménique du Sauveur dans le centre ville de Washington. Au cours de ses 27 années d’expérience en tant qu’analyste de la CIA, il a dirigé la Soviet Foreign Policy Branch, préparé/expédié le President’s Daily Brief pour trois présidents, et a travaillé sous la direction de neuf directeurs de la CIA. Lors de la retraite, il a cofondé l’association Veteran Intelligence Professionals for Sanity (VIPS).

Vue aérienne du quartier général de la CIA à Langley, en Virginie. (Carol M. Highsmith, Wikimedia Commons)

Il est à espérer que le diplomate William Burns, sollicité par Joe Biden pour être directeur de la CIA, puisse changer la mentalité à Langley et ne pas se laisser submerger par celle-ci.

En nommant l’ancien secrétaire d’État adjoint William Burns au poste de directeur de la CIA, le président Joe Biden a choisi un diplomate très expérimenté pour diriger une agence véritable hydre à plusieurs têtes.

Mais, si on se réfère au passé, on peut s’attendre à ce que les plus hautes sphères qui dirigent les fiefs fossilisés de la CIA résistent à tout contrôle réel venant du sommet. Ils sont plutôt susceptibles d’essayer de "voler" la direction générale ou de la contourner. Ceci n’est pas nouveau.

La plupart des officiers supérieurs chargés des opérations de la CIA, en particulier, n’ont jamais été à l’aise avec une surveillance significative, de crainte que cela ne limite leurs actions ou empiète sur leurs budgets considérables. Le secret faisant toujours partie du jeu (y compris l’application stricte du principe du « besoin-de-savoir »), Burns aura besoin d’un bon adjoint – de préférence un outsider fort – pour éviter d’être mystifié – ou manipulé. Burns n’a pas d’expérience avérée dans la gestion d’une organisation aussi vaste et tentaculaire que l’agence, aussi le comité s’interroge-t-il sur sa capacité à réussir.

Un défi récurrent est de garantir que les analyses de fond des renseignements ne soient pas entachées par les opérations de la CIA. Ces dernières années, les analystes ont été mis en contact avec des officiers d’opérations, ce qui a leur singulièrement compliqué la tâche de conserver la distance nécessaire pour évaluer objectivement l’efficacité des politiques et des actions dans lesquelles leurs collègues d’opérations de proximité sont pleinement engagés.

Bien loin de la vision de Truman

Le président Harry S. Truman voulait une CIA vers laquelle il pourrait se tourner pour obtenir des rapports impartiaux – « sans traitement », disait-il. Il était devenu très critique à l’égard de l’évolution visible de la CIA. Exactement un mois après l’assassinat de John Kennedy, le Washington Post a publié un éditorial « Limiter le rôle de la CIA au seul Renseignement ».

Publié le 22 décembre 1963, la première phrase en était : « Je pense qu’il est devenu nécessaire de réexaminer les objectifs et les opérations de notre Agence centrale de renseignement. » L’auteur de l’éditorial était Truman lui-même, qui avait été le fer de lance de la création, juste après la Seconde Guerre mondiale, de la CIA, celle-ci devait mieux coordonner la collecte américaine de renseignements.
[Texte complet de l’article de Truman : http://www.maebrussell.com/Prouty/Harry%20Truman%27s%20CIA%20article.html]

Éditorial de Truman sur le Washington Post.

Mais l’agence d’espionnage s’était fourvoyée dans ce que Truman estimait être des directions inquiétantes. Et pas seulement Truman. Malheureusement, les inquiétudes exprimées dans cet éditorial – à savoir qu’il avait involontairement contribué à créer un monstre de Frankenstein – sont aussi valables aujourd’hui qu’elles l’étaient à la fin de 1963, sinon plus.

L’objectif de la CIA était alors loin, selon les termes de Truman, de « la raison première pour laquelle je pensais qu’il était nécessaire d’organiser cette Agence [...] et ce que j’attendais d’elle. Elle était chargée de collecter tous les rapports de renseignement de toutes les sources disponibles, et de faire en sorte que ces rapports me parviennent en tant que président sans qu’il y ait eu "traitement, ou interprétation" de la part du ministère ».

Texte complet de l’article de Truman dans le Capital Times.

Alors que la partie opérationnelle de l’agence accumule de plus en plus de fonds et se trouve de plus en plus impliquée dans les opérations paramilitaires, le ciblage par drones entre autres, Burns doit relever un défi formidable pour en prendre le contrôle. Il lui faudra obliger les analystes de la CIA à quitter leur rôle de soutien (qui est dans leurs gènes) de ces opérations, et à s’en tenir à une distance suffisante afin de pouvoir en évaluer objectivement l’efficacité, les retombées et les implications plus larges. Cela permettrait de remettre l’agence sur les rails après des décennies de politisation, et parfois de dérives.

L’Iran

On peut compter sur Burns pour aider Biden à réactiver l’accord nucléaire avec l’Iran, d’autant que Burns a joué un rôle clé dans le lancement des négociations avec l’Iran. Il avait fait valoir que l’accord nucléaire, dont le président Donald Trump s’est retiré, rendait la région entière plus sûre, y compris Israël.Burns sait mieux que quiconque qu’il dispose d’une impressionnante National Intelligence Estimate [Les National Intelligence Estimates (NIE) sont des documents émis par le gouvernement des États-Unis.

Il s’agit d’évaluations officielles du Directeur du renseignement national sur des thématiques de renseignement liées à un sujet particulier relevant de la sécurité nationale, NdT], concernant la situation nucléaire de l’Iran, ce qu’il peut citer comme un modèle du type d’analyse sérieuse et minutieuse qui peut aider à prévenir une guerre inutile.

George W. Bush et Dick Cheney ont déploré le fait que cette NIE particulière, publiée en novembre 2007, ait largement contribué à l’élaboration de leurs plans d’attaque contre l’Iran au cours de leur dernière année de mandat. Cette NIE a unanimement indiqué, avec un degré de confiance élevé, que l’Iran avait cessé de travailler sur une arme nucléaire à la fin de 2003 et que les travaux n’avaient pas repris. Ce jugement a été réaffirmé au cours des années qui ont suivi.

Le secrétaire d’État américain John Kerry s’entretient avec Hossein Fereydoun, frère du président iranien Hassan Rouhani et le ministre des Affaires étrangères Javad Zarif, lors des négociations de l’accord nucléaire le 14 juillet 2015. (Département d’Etat)

Une agence de renseignement sans peur ni favoritisme

Biden a déclaré lundi que Burns « partage ma conviction profonde que le renseignement doit être apolitique... » Il y a quelques premiers signes qui indiquent que Burns aura la rigueur, la compétence et le courage nécessaires pour s’assurer qu’il en sera ainsi dans les rangs des analystes de l’agence.

Ce que nous savons de la carrière de Burns – en particulier en tant qu’ambassadeur en Russie (2005-2008) – laisse entendre qu’il évitera de faire des erreurs, et en conséquence, encouragera les analystes à suivre son exemple et à parler franchement à leurs supérieurs. Les anciens hauts fonctionnaires du Département d’État que j’ai contactés lundi partagent ce point de vue.

Depuis Moscou en toute franchise : Burns, un franc-tireur

Malgré la promesse faite par le secrétaire d’État de l’époque, James Baker, à Mikhaïl Gorbatchev début février 1990, affirmant que l’OTAN ne se déplacerait pas d’"un seul pouce" vers l’est des frontières de l’Allemagne réunifiée, au début de 2008, l’OTAN avait déjà ajouté dix nouveaux membres à l’organisation : la République tchèque, la Hongrie, la Pologne, la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie. Les relations de l’OTAN avec la Russie s’étaient dégradées et rien n’indiquait que les responsables politiques de Washington s’en souciaient.

Au milieu des rumeurs selon lesquelles l’Ukraine et la Géorgie seraient bientôt en attente d’adhésion à l’OTAN, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergey Lavrov, a appelé l’ambassadeur Burns le 1er février 2008 pour lui passer un savon.

Le sujet du câble CONFIDENTIEL #182 de Burns du 1er février, dans lequel il rapportait à Washington les propos de Lavrov, montre que Burns avait joué franc jeu, choisissant de ne pas édulcorer ses mots ou ceux de Lavrov : « Niet ça veut dire niet : c’est la ligne rouge de la Russie quant à l’élargissement de l’OTAN », a-t-il écrit. (Ce câble de l’ambassade de Moscou fait partie de ceux que Chelsea Manning a transmis à WikiLeaks. Les médias occidentaux l’ont largement ignoré.)

Burns écrivait : « Après une première réaction discrète quant à l’intention de l’Ukraine de demander un plan d’action pour son adhésion à l’OTAN lors du sommet [à venir] de Bucarest , le ministre des Affaires étrangères Lavrov et d’autres hauts fonctionnaires ont rappelé leur forte opposition, soulignant que la Russie considérerait une nouvelle expansion vers l’est comme une menace militaire potentielle.

L’élargissement de l’OTAN, en particulier à l’Ukraine, demeure une question sensible et névralgique pour la Russie, mais des considérations de politique stratégique sous-tendent également une forte opposition à l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN.

En Ukraine, il s’agit notamment de la crainte que cette question ne divise potentiellement le pays en deux, ce qui entraînerait des violences ou même, selon certains, une guerre civile, ce qui obligerait la Russie à décider si elle doit intervenir. […] » [C’est nous qui soulignons].

Il a fallu un certain courage pour dire à la secrétaire d’État de l’époque, Condoleezza Rice, que la Russie était en droit d’avoir des « préoccupations de politique stratégique », et que Moscou pourrait être amené à décider d’intervenir.

Ce n’est donc pas comme si la secrétaire d’État Rice et d’autres responsables politiques américains n’avaient pas été avertis, en termes très précis, de la ligne rouge pour la Russie au sujet de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.

Néanmoins, le 3 avril 2008, la déclaration finale du sommet de l’OTAN à Bucarest affirmait : « L’OTAN se félicite des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie à l’adhésion à l’OTAN. Nous avons convenu aujourd’hui que ces pays deviendront membres de l’OTAN. »

Peu avant que Lavrov ne mette Burns au tapis, l’ancien sénateur Bill Bradley, un expert de longue date de la Russie et analyste politique modéré, a déclaré qu’il était profondément inquiet de l’expansion inexorable de l’OTAN.

Lors d’un discours prononcé le 23 janvier 2008 devant le Carnegie Council for Ethics in International Affairs, il a exprimé sa consternation, décrivant l’expansion de l’OTAN comme « une chose terriblement triste, [...] une erreur aux proportions monumentales. [...] »

Alors que les tensions avec la Russie se sont accrues, Bradley a ajouté : « En ce moment, nous sommes confrontés à quelque chose qui aurait pu facilement être évité. » Il y a fort à parier que Burns a également été inquiet. Le fait qu’il l’ait exprimé clairement – même si de façon diplomatique – le distingue des ambassadeurs patelins.

// VIDEO

Le coup d’État en Ukraine

Six ans plus tard, le 22 février 2014, les États-Unis soutenaient un putsch en Ukraine. La réaction de la Russie était prévisible – en fait, plutôt largement annoncée (si quelqu’un a lu le câble de Burns) par les Russes eux-mêmes – et n’aurait pas dû surprendre Washington.

Mais pour les médias occidentaux, l’histoire ukrainienne commence le 23 février 2014, lorsque Poutine et ses conseillers ont décidé d’agir rapidement pour contrecarrer les plans de l’OTAN concernant l’Ukraine et reprendre la Crimée où se trouve la seule base navale en eau tempérée de Russie depuis l’époque de Catherine la Grande.

Les responsables américains (et le New York Times) ont pris l’habitude de blanchir le coup d’État de Kiev et de commencer l’histoire européenne récente au moment de la réaction immédiate de la Russie, présentant ainsi sans relâche ces événements comme une simple « agression russe », comme si c’était la Russie qui était à l’origine de la crise, et non les États-Unis.

« F____ l’Union Européenne » (et la Russie aussi)

Jusqu’à présent, les propos de la secrétaire d’État adjointe de l’époque, Victoria Nuland, semblaient vouloir donner une nouvelle dimension au rôle proverbial de « cookie pusher » des diplomates américains [Le terme d’argot des cookies est appliqué aux diplomates en général, et aux membres du service extérieur des États-Unis en particulier, décrivant le fait de flatter les autres pour son propre bénéfice, NdT].

Rappelez-vous la photo montrant Nuland,sur la place, avant le putsch, dans une image métaphorique exagérée, alors qu’elle est penchée au dessus d’un grand sac en plastique pour distribuer des biscuits (cookies !) aux manifestants antigouvernementaux.

Plus important encore, rappelez-vous l’amateurisme et la stupidité qui la montre, utilisant un téléphone ouvert pour comploter un changement de régime en Ukraine, avec Geoffrey Pyatt, néoconservateur et ambassadeur américain de l’époque.

On peut écouter cette grossière ingérence américaine dans les affaires ukrainiennes dans cette conversation interceptée, postée sur YouTube le 4 février 2014 – 18 jours avant le coup d’État, dans laquelle elle dit que Biden jouerait un rôle central dans l’installation du gouvernement putschiste.

// VIDEO

Nuland serait le choix de Biden pour le poste de sous-secrétaire d’État aux Affaires politiques. Sa langue de bois ne risque pas de faire dérailler sa nomination, pas plus que son rôle dans l’orchestration du coup d’État. Si elle est confirmée, il y a fort à parier qu’elle cherchera d’autres capitales pour y promouvoir ses « cookies » [diplomates, NdT]. Comment Burns réagira-t-il lorsqu’elle demandera le soutien des gens de la CIA pour l’aider quand il s’agira de mettre les choses au clair– comme à Kiev en 2014 ?

Quelqu’un qui sait écouter

Mes contacts au sein du département d’État m’ont dit que le discret Burns avait une bonne réputation et qu’il était très à l’écoute. J’ai eu l’occasion de constater cela de près lorsque j’ai participé à une séance d’information sponsorisée par le Carnegie Endowment et animée par James Clapper, lors de la séance de questions et réponses alors que Burns en était le modérateur. Burns est le président de la fondation. Clapper vendait son livre de mémoires.

Clapper avait été en charge de l’analyse des images satellites avant l’attaque de mars 2003 sur l’Irak, je lui ai donc demandé comment il se faisait qu’aucune arme de destruction massive n’ait été trouvée. La réponse se trouvait là, dans son livre.

Clapper avait écrit : « La faute en revient aux agents de renseignement, dont je fais partie, qui voulaient tellement aider [l’administration à faire la guerre à l’Irak] que nous avons trouvé ce qui n’était pas vraiment là. » [C’est nous qui soulignons.] Burns n’a pas utilisé sa position de modérateur pour se porter au secours de Clapper et interrompre le dialogue, mais il nous a plutôt permis de débattre à deux pendant plusieurs minutes.

// VIDEO

Mise en garde

Ceux qui se souviennent de l’optimisme que j’ai exprimé il y a 12 ans, lorsque Leon Panetta a été nommé à la tête de la CIA, peuvent prendre avec une pincée de sel mes attentes optimistes, mais prudentes, quand au choix de William Burns comme directeur de la CIA.

J’écrivais alors : « En choisissant Leon Panetta pour prendre la tête de la CIA, le président élu Barak Obama a montré qu’il est déterminé à mettre un terme radical à l’anarchie et à la duperie avec lesquelles l’administration de George W. Bush a corrompu les opérations et les analyses des services de renseignement. »

Selon toutes les apparences, Panetta s’est plié à la culture dominante, devenant l’avocat de l’agence plutôt que son chef. On espère que William Burns changera la culture à la CIA, et que ce n’est pas lui qui en sortira changé.

Version imprimable :