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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2020-115

Pourquoi j’ai dû quitter le Guardian

Par Suzanne Moore, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 30 décembre 2020, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Pourquoi j’ai dû quitter le Guardian

Le 25 novembre 2020 par Suzanne Moore

Suzanne Moore est chroniqueuse et journaliste primée. Elle a reçu le prix Orwell en 2019.

Suzanne Moore

Si vous étiez persécutée par 338 collègues, que feriez-vous ?

Nous sommes en mars 2020. Depuis plusieurs mois maintenant, j’essaie d’écrire quelque chose – n’importe quoi – sur le pseudo « débat trans » dans ma rubrique du Guardian. Mais si toutefois je tente de glisser une ligne sur l’expérience féminine des personnes ayant un corps de femme, et sur la signification de cette expérience, elle est toujours supprimée. Elle disparaît. D’une manière ou d’une autre, cette idée est bloquée, pas explicitement, mais c’est un fait, elle n’est pas publiée. Mes rédacteurs disent des choses comme : « Cela n’apporte rien au débat », ou c’est une « distorsion » du débat.

La diversion a toujours été un mot provocateur pour moi. Dans le bon sens du terme. Ma directrice de thèse m’a dit que j’étais « une femme de trop de distractions, dispersée ». C’était parce que je m’aventurais dans le journalisme, frustrée par la langue morte du monde universitaire. Elle m’a également demandé si le fait d’avoir une bourse faisait une différence. Il se trouve que mes distractions payaient le loyer, comme elles le font depuis lors.

Bien que j’écrive pour eux depuis des décennies, les rédacteurs essaient constamment de m’orienter pour ma chronique vers des sujets « style de vie ». L’un d’eux suggère même que je ne devrais pas du tout toucher à la politique. Et pourtant, j’ai remporté le prix Orwell pour le journalisme politique l’année précédente. C’était entre autres pour des articles sur le Brexit et les souvenirs de guerre.

Peut-être qu’ils me dissuadaient d’aborder certains sujets parce qu’ils pensaient avoir affaire à une vieille folle, ou peut-être qu’ils avaient peur et avaient été endoctrinés dans le culte de la vertu qu’incarne le Guardian. Dans le meilleur des cas, le journal a le mérite de se considérer comme un phare de la gauche, mais ces derniers temps, il a été difficile de définir ce qu’est la gauche au-delà d’une affirmation prétentieuse. Pendant les années Corbyn, le journal avait une tâche difficile à accomplir : soutenir le Parti travailliste mais aussi, pour être honnête, parler des monstrueux échecs de Corbyn et ses copains.

Bien sûr, tous les rédacteurs en chef ne sont pas inquiets, mais l’anxiété suscitée par certaines questions reste tangible. Il en a souvent été ainsi et rien de tout cela n’est nouveau pour moi. Les mauvaises chroniques ne sont pas dues à de mauvaises opinions, mais à un manque de conviction. Les lecteurs le savent instinctivement, et il est donc étrange pour un rédacteur en chef de dissuader les auteurs de traiter de ce qu’ils veulent écrire.

Mais le journalisme se trouve ces derniers temps dans une situation étrange, peu sûr de lui et de ce qu’il devrait faire et se donnant gratuitement. Un cas de manque d’estime de soi, pourrait-on dire, mais pas dans mon journal qui rendrait les journalistes redondants tout en payant des modérateurs pour supprimer les commentaires me traitant de connasse sous une de mes chroniques sur l’indépendance de l’Écosse. J’ai des problèmes ? Plus qu’il n’en faut pour en faire le tour.

Ma relation avec le journal a toujours été un peu étrange, je suppose. J’ai donc enfin pu écrire un article sur les problèmes des trans. Et 338 « collègues » adressent une lettre de réclamation au rédacteur en chef, en faisant allusion à cette rubrique.

Défoncée à pleurer
Aujourd’hui, six mois plus tard, j’ai démissionné. Et j’essaie encore de comprendre pourquoi j’ai été traitée de façon si odieuse. Ma souffrance est évidemment insignifiante par rapport à tout ce qui s’est passé dans le monde. C’est une blessure superficielle et je ne devrais pas en faire tout un plat. Mais est-ce que j’ai l’air d’un paillasson sur lequel est écrit « Bienvenue » ?

Il n’y a pas eu de lettres de mécontentement de ce style envoyées à propos des différentes prises de position controversées des conservateurs (Tory) sur des sujets difficiles que nous publions parfois. Seumas Milne a même reproduit un sermon d’Oussama Ben Laden. Quelle réaction ? Pas un mot. Alors qu’ai-je fait de si terrible ? Je suis sortie de l’orthodoxie.

Sans doute devrais-je replacer la démarche de ma dénonciation dans un contexte plus large. La fin de l’année est le bon moment pour réfléchir, non ?

Lorsque j’ai commencé à travailler au journal, dans les années 1990, il n’y avait aucune femme dans la rubrique Billet d’humeur. Ma chronique figurait dans les « pages féminines », qui étaient considérées comme des « Chroniques ». Le rédacteur en chef de l’époque, Peter Preston, m’a invitée à un déjeuner bizarre après que j’eus remporté le titre de chroniqueuse de l’année aux British Press Awards et il m’a déclaré : « Ça doit être agréable d’être une chroniqueuse femme. Il vous est loisible d’écrire sur la manière de poser du vernis à ongles sur vos orteils. »

Mon intention était de soulever la question d’une éventuelle hausse de salaire, mais je ne savais absolument pas comment aborder la question. Je ne comprends pas le rapport à l’argent des gens de la classe moyenne (non pas que Preston fasse partie de la classe moyenne, mais son environnement était certainement totalement bourgeois). Alors quand il m’a demandé s’il pouvait faire quoi que ce soit pour me rendre plus heureuse, j’ai tout bonnement laissé tomber : « Donne-moi plus d’argent. »

Chez Preston, le silence était la clef du pouvoir. Il avait, après tout, passé du temps dans un poumon d’acier. Sa capacité à ne pas parler était quelque chose, et j’admirais son refus de mettre les autres à l’aise. D’une certaine manière. Mais j’aurais tout aussi bien pu péter bruyamment. J’avais fait un terrible faux pas : demander à être payée à égalité avec des hommes qui n’étaient pas aussi doués que moi. Ça a sonné la fin de mon repas.

Le fait est que j’avais découvert que je gagnais moins de la moitié du salaire de mes homologues masculins. Alors j’ai pris un agent. Elle portait des jupes très courtes et avait une façon de faire cliqueter ses clés de BMW qui semblait décontenancer les hommes. La seule et unique fois où Preston m’a appelée, a été pour me supplier fiévreusement – pas de silence inconfortable cette fois – il n’aurait jamais plus à la revoir. Voilà le résultat.

Le fait de ne pas connaître ma place m’a également fait demander à être déplacée des pages « Féminines » aux pages « Billets d’humeur ». Ils m’ont proposé un créneau pour le lundi, ce qui signifiait que je devais travailler le dimanche. En tant que seule femme de la section, et parent isolée en outre, je leur ai demandé s’ils avaient déjà entendu parler de l’égalité des chances. Là encore, j’étais non seulement maladroite, mais en plus inacceptable. Il était impossible de faire quoique ce soit. Furieuse, j’ai suggéré qu’Hugo Young soit déplacé. Je n’avais même pas réalisé qu’il était Jésus dans la hiérarchie, planant au-dessus de nous tous.

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La vérité était, et c’est toujours le cas, que je n’ai jamais réussi à me fondre au Guardian. Ce qui est privé devient du politique quand on ne se sent jamais assez propre. D’une certaine manière, j’ai toujours été inadéquate. Comme l’a dit l’anthropologue Mary Douglas, la saleté n’est « pas quelque chose de pertinent. » La question n’est pas à sa place. Je connais ce sentiment. Je le décrirais comme une partie essentielle de ma formation politique, cette certitude que je pourrais me récurer jusqu’au sang et que cela ne serait jamais suffisant.

À l’époque, je passais un peu de temps au bureau, mais on ne m’a jamais donné mon propre bureau et je m’ennuyais alors que je devais subir des conversations sur le cricket et supporter que des mecs m’envoient à la figure les noms de différents collèges d’Oxbridge que je n’avais pas fréquentés. Leur dire que j’étais allée dans une école polytechnique était une information que certains d’entre eux ne pouvaient pas enregistrer.

Les seuls qui étaient sympas avec moi étaient Will Hutton et Richard Gott, que j’aimais beaucoup, bien qu’il se soit révélé qu’il avait accepté « l’or rouge » du KGB et qu’il ait dû démissionner. [Dans les années 70, le KGB recrutait des personnalités de la gauche britannique et se montrait généreux, c’était l’or rouge, NdT] C’est vraiment regrettable, mais c’est quelque chose que je connaissais, car j’avais travaillé à Marxism Today, qui s’est avéré avoir des « problèmes de financement » similaires.

N’abordons pas cette question aujourd’hui. J’aimais bien Richard parce qu’il me racontait des histoires fabuleuses sur la découverte du corps de Che Guevara un jour et le lendemain, il me parlait d’un grand couturier espagnol. Les mecs de la section politique étaient d’un ennui mortel, vivant sur la planète Westminster.De plus ça change [en français dans le texte].

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Quand on quitte la maison
Mais la harpie inconstante et folle de pouvoir que j’étais s’est fait débaucher. J’adore ce mot. Je suis allé voir The Independent, attirée par la fascinante idée d’Andrew Marr, qui veut qu’aucune nouvelle ne fasse la une des journaux. Il n’y avait aucun doute non plus que je ne serais pas sur la page des billets d’humeur. C’était génial de travailler là-bas, j’ai adoré, même si tout ça allait foirer. Pourquoi je vous raconte ça ? Cela a été mon péché originel. On ne quitte pas le Guardian. J’avais quitté la secte.

Journaux

Cela allait encore empirer, car lorsque j’ai quitté l’Independent, je suis allé au Mail on Sunday [The Mail on Sunday est un journal hebdomadaire britannique conservateur. Le premier numéro est paru en 1982. Le journal auquel il est affilié et avec lequel il partage sa ligne éditoriale, le Daily Mail est paru pour la première fois en 1896, NdT]. L’Indy (The Independent) s’effondrait et le Mail on Sunday m’a offert un peu plus d’argent et beaucoup plus de lecteurs. Je pensais qu’il serait intéressant de parler aux gens qui décidaient de l’avenir du pays et j’en avais ras le bol de prêcher des convertis.

De plus, écrire une chronique dans un tabloïd était un défi. C’est beaucoup plus difficile que de longs articles de fond : c’est ce que m’a dit Matthew Parris du Times, qu’il en soit remercié. Les grands et les brillants m’ont dit et redit que je faisais une terrible erreur et que je perdrais ma liberté de parole. Encore une sorte de condamnation. Je me retrouvais de nouveau dans le bureau de la directrice, mâchant mon chewing-gum, et disant à mes professeurs que je n’avais pas besoin d’eux. J’ai quitté l’école à 16 ans parce que je n’en avais rien à faire des règlements. Seule la lecture m’intéressait.

Cette nouvelle idée, cependant, qui consistait à parler aux électeurs indécis a séduit. Sur le plan politique. La grande idée ! Et pourtant, ils étaient ceux qui décidaient de qui était au pouvoir. Ils sont ceux que la gauche méprise encore aujourd’hui alors qu’elle a besoin de gagner. La gauche ne pouvait pas et ne peut toujours pas représenter ceux dont la « mauvaise conscience » les empêche de voir le chemin juste et légitime.

Je ne peux pas dire à quel point je méprise cette façon de penser, ayant grandi dans un foyer ouvrier conservateur. Ne me demandez pas, au nom du socialisme, de haïr ceux que j’aime. Remarquez qu’à un moment donné, c’est clairement ce que j’ai pensé. Je voulais qu’ils soient tous exécutés et c’est dans cet espoir que j’ai rejoint le Parti révolutionnaire des travailleurs. Puis j’ai mûri. Pas tellement, il faut le dire.

Et donc j’étais alors au Mail on Sunday, ma pureté m’avait quittée. Le côté obscur m’avait réclamée. C’était complètement des conneries, mais c’est comme ça qu’une grande partie de la gauche pense, en termes binaires. La politique électorale, qui pourrait être une question de persuasion, devient au contraire une série de jeux guerriers.

Le philosophe marxiste Eric Hobsbawm, notamment, a pensé que ce serait une bonne idée que je parle à la « Middle England ». Ce qu’est la Middle England ? c’est un fantasme dans mon livre. Une communauté que j’ai imaginée. Néanmoins, mon contrat stipulait que je pouvais écrire ce qui me plaisait et cela a été honoré. Quoi qu’il en soit, j’ai supposé que c’était un travail temporaire, comme tous les emplois dans le journalisme. Je n’ai même pas commencé le piratage informatique avant mes 30 ans. J’ai eu une vie avant cela. Dieu merci.

J’ai tenu plusieurs années au Mail on Sunday, même si j’avais envie d’écrire des articles plus longs, ce que je faisais ailleurs. La leçon que j’en ai retenu c’est que je pouvais atteindre les lecteurs du journal pour presque toutes les questions sociales, à l’exception celle de l’immigration, où là je ne pouvais rien changer. Cela allait devenir la clé d’une grande partie de ce qui a suivi depuis. Les faits ne sont pas des sentiments.

Comme je vis au nord de Londres, lorsque j’ai rejoint le Mail on Sunday, la plupart des gens que je connaissais et qui m’avaient lue régulièrement dans le Guardian ou l’Indy pensaient que je venais de mourir. En fait, je suis passée d’un lectorat de 300 000 personnes à deux millions. Certains d’entre nous n’ont pas eu besoin de l’arrivée des médias sociaux pour tout connaître des bulles. Certains d’entre nous ne pouvaient pas voir une bulle sans vouloir la faire éclater. C’est un truc de classe.

À un moment donné, j’écrivais des articles tant pour le Mail on Sunday que pour le Guardian (en fait, aucun des deux lectorats ne l’a remarqué) et finalement un nouveau rédacteur en chef est arrivé au Mail on Sunday et a voulu des changements. C’était de bonne guerre, alors je me suis consacrée au Guardian.

Retour au bercail
Nous voilà de retour dans le monde des vertueux. Dorénavant, dans le terrain de jeu du nord de Londres, d’autres parents me parlaient – je suis redevenue une « écrivaine du Guardian ». Ressuscitée en quelque sorte, absoute, je prenais de plus en plus conscience de la montée des conservatismes, tant politiquement que culturellement.

« Il m’arrive même moins souvent qu’avant d’envoyer chier. »

Nous étions baignés dans un environnement beigeasse. Surtout nous, les femmes. Du temps où j’emmenais mes enfants plus âgés à l’école à la fin des années 1980 et dans les années 1990, nous nous contentions de les déposer et de filer en vitesse pour aller travailler. En 2010, les mères traînaient dans la cour de récréation : « Lattes ou pilates ? » [Façon de socialiser soit devant un café, soit en suivant un cours de Pilate, NdT]. Elles ne travaillaient pas à l’extérieur et s’occupaient en faisant des coussins. Elles avaient des maris, des chiens et des camping-cars. Les leçons de violon c’était une chose et personne ne semblait avoir remarqué que l’école avait connu un nettoyage ethnique. C’était le résultat des prix de l’immobilier. Ils trouvaient que David Cameron avait l’air gentil. C’est, il est vrai, un problème de classe, et c’est quelque chose qu’on ressent tout particulièrement dans mon coin du nord de Londres. Mais il y avait sans aucun doute un courant plus général vers le conservatisme moderne qui poussait les femmes à retrouver le rôle de femmes au foyer.

La coalition électorale qui avait porté le Parti travailliste au pouvoir était en train de s’effondrer. Ce n’est pas de la planète Westminster que je l’ai appris – de toutes mes transgressions, j’ai rencontré et déjeuné avec Cameron – mais c’est du terrain de jeu. Il sera premier ministre, voilà ce que j’ai dit aux politologues du Mail. De façon détestable ils ont mis ça sur le fait qu’il me plaisait bien. Sinon, comment une femme aurait-elle pu savoir ça ?

Pendant le temps que j’ai passé au Mail on Sunday, il n’y avait pas un seul politicien auquel nous n’avions pas accès. Ils savaient qu’ils avaient besoin du soutien du journal. J’ai dîné avec toutes les canailles de la droite et tous les travaillistes chiants que vous pouvez imaginer.

Retourner au Guardian a constitué un autre défi. Qu’étais-je supposée faire ? Je décrirais mon approche comme suit : lancer quelques cocktails Molotov, quelques analyses culturelles et des blagues. Ne pas adhérer à la pensée de groupe et, au final... faire du divertissement. Les gens doivent avoir envie de lire ce que vous écrivez. Je sais que c’est verboten : prendre du plaisir. J’ai choisi de ne pas aller au bureau. Je n’étais toujours pas à ma place, m’étant écartée de la voie véritable et légitime.

Certains débats sont restés les mêmes, d’autres ont changé. Le parti travailliste semblait imploser. Une fois de plus. Je suis donc revenue à ma véritable passion : la politique culturelle et le bon vieux féminisme.

De la nécessité de voir rouge
En 2012, j’ai contribué à une anthologie d’essais éditée par la grande poétesse et journaliste Cathy Galvin. Le thème en était le rouge. Ma contribution portait sur la nécessaire colère féminine et s’intitulait Seeing Red (voir rouge). Le féminisme était devenu beaucoup trop poli et nous étions en recul. Et ça allait vite.

L’essai montrait comment et pourquoi les femmes devraient être en colère. J’y citais la lauréate libérienne du prix Nobel de la paix Leymah Gbowee : « La colère est comme l’eau ; la forme qu’elle prend vient du récipient dans lequel vous la mettez. » Laissez-la couler, avais-je écrit. Comme j’en savais peu. Le livre a été publié, sans marquer et l’année suivante en 2013, mon essai a été réimprimé dans le New Statesman.

On y lisait cette ligne : « Nous nous en voulons de ne pas être plus heureuses, de ne pas être aimées comme nous le devrions et de ne pas avoir le corps idéal – celui d’un transsexuel brésilien. » C’était une erreur – en ce sens que cette phrase datait de son époque. Aujourd’hui, la forme du corps est différente : nichons côtes effacées et cul de Kardashian. Mais bon, il faut vivre avec son temps.

Et d’un seul coup, j’ai été inondée de tweets sur le taux de meurtres de transsexuels brésiliens qui est effroyablement élevé. Beaucoup d’entre eux sont contraints de se prostituer (je préfère le terme de prostitution, mais le nouveau féminisme aime à prétendre que tous les emplois sont égaux alors qu’ils ne le sont clairement pas. « Phoebe a obtenu quatre A à ses exams, mais espère devenir travailleuse du sexe » n’est pas quelque chose que l’on entend souvent). Mais il est exact que j’avais été imprudente en utilisant une certaine expression pour parler des formes alors à la mode pour les femmes : des hanches étroites et des gros seins. Et en effet, on voyait des mannequins transsexuels dans les défilés de mode.

Alors que j’essayais de souligner l’impossibilité pour les femmes de se conformer à des idéaux, j’ai peut-être été irréfléchie. En fait, je n’avais tué personne. Pourtant, le contrecoup qui m’a frappée, en ligne et hors ligne, n’a rien eu de comparable. Et vous devez comprendre que j’ai pourtant été menacée dans le passé par le groupe fasciste Combat 18 pour mes rubriques – sur le multiculturalisme, l’immigration, le fait d’être pour l’avortement et en faveur des droits des homosexuels... Mes crimes, à l’époque, étaient « lécheuse de nègres, lécheuse des pakis et pute. » Parfois, on me traitait de « Juive ». J’ai fait installer une alarme chez moi. Je recevais des menaces téléphoniques à la maison disant qu’ils savaient que j’avais des enfants et donc qu’ils ne me tueraient pas, me rendraient simplement invalide. Comme d’habitude, j’ai simplement continué. Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ?

Mais cette fois-ci, après l’épisode Seeing Red, la violence est venue de la gauche. C’était un avant-goût de ce qui allait se passer quelques années plus tard au sein du parti travailliste concernant l’antisémitisme.

Quand il y a eu tout le pataquès au sujet de l’antisémitisme, curieusement, ça n’a pas été une surprise ; tout venait finalement de faire surface. J’avais passé assez de temps à étudier l’extrême gauche pour savoir comment les bien- pensants réagissaient. Et ce n’était pas si différent de l’extrême-droite. Au nom des droits des Palestiniens, ce racisme le plus élémentaire était à nouveau permis. La direction travailliste n’a pas démenti cette théorie géante du complot qui se place sur le plan moral. Cela me dégoûte.

Pourtant, les insultes que j’ai reçues à propos de la question des trans étaient différentes et pires que tout ce qui s’était passé auparavant. Les médias sociaux commençaient à faire entendre leur force. C’était un coup de semonce. Twitter était plein de gens m’expliquant comment ils allaient me violer, me décapiter, éjaculer à l’intérieur de mon cerveau, me brûler. Tout cela était en quelque sorte lié à la remarque sur le transsexuel brésilien. La police est venue, mais elle n’a pas vraiment compris ce qu’était Twitter. Ils ont dit des choses comme : « Ne leur réponds pas par e-mail, trésor. » Les menaces les pires venaient de gens qui savaient où j’habitais et qui disaient qu’ils allaient tabasser ma fille de 11 ans.

L’égout s’ouvrait, un torrent de haine se déversait contre les femmes, personne ne semblait pouvoir le contrôler. (Cela aidait-il les transgenres ? Cela venait-il d’eux ? En grande partie, je pense que non.) J’ai fait l’erreur de perdre mon sang-froid et j’ai insulté mes détracteurs en retour. On n’allait quand même pas me donner des leçons de féminisme ou de féminité.

Il y avait un nouveau mot. TERF. Il se présentait comme un acronyme – trans exclusionary radical feminist [Inventé en 2008, il est appliqué par des militantes trans à des féministes qui estiment que les luttes trans invisibilisent les luttes pour les droits des femmes, et adhèrent à des positionnements considérés par certaines comme essentialistes et transphobes, NdT] – mais il était utilisé comme une insulte. Et ça a continué sur cette ligne. L’étiquette « transphobe » aurait tout aussi bien pu être tatouée sur mon front. Ma propre histoire et mon activisme n’avaient aucune importance : mes années avec Act Up, ma campagne autour de la Section 28 [Amendement controversé de 1988 interdisant la promotion de l’homosexualité qui fut abrogé en 2003, NdT], mon engagement de toute une vie à faire campagne pour l’avortement. Nada !

J’ai vu femme après femme dénoncée comme étant TERF. Les femmes comme moi étions rendues responsables des tentatives de suicide de jeunes transsexuels. Le meurtre de trans par des hommes était en quelque sorte imputé aux féministes. La masculinité n’est jamais le problème, voyez-vous. C’est la masculinité qui fixe les règles. Les femmes sont toujours l’autre, les outsiders. Pourtant, les pensées suicidaires sont un problème croissant chez tous les jeunes – j’ai étudié le conseil et la psychothérapie pendant deux ans à cette époque – et le taux de suicide des jeunes femmes augmente également.

Le bon côté de l’histoire
Pourquoi ai-je pris la parole ? Je n’éprouve ni haine ni peur vis à vis des trans. En tant que féministe, je dirais que le genre est une construction sociale, et qu’il peut être déconstruit et reconstruit. Mais sous les apparences du radicalisme, du vitriol et de la stupidité, j’assistais à un nouveau conservatisme, la revanche des stéréotypes de genre. Le rose et le bleu. Des jouets de filles et des jouets de garçons. Les modèles féminins, tels que Sam Cameron et Kate Middleton, étaient muets. La nostalgie était partout, habillée d’ironie.

Pendant la crise du sida, j’étais impliquée dans la politique queer, où les différences étaient débattues à l’infini. Mais nous étions du même côté contre un monde hétéro qui détestait l’homosexualité et les femmes qui voulaient l’égalité. Puis ce monde s’est fragmenté. L’alliance queer était fragile et les théories ont commencé à devenir plus importantes que la pratique. Quand le monde universitaire s’installe, l’activisme s’en va.

Dans le même temps, les femmes progressaient dans le monde du travail en imitant les hommes et en prétendant que les enfants n’interféraient pas avec leur esclavage salarial, désormais défini comme « tout obtenir ». Certaines agissent pour s’en sortir. J’ai essayé et j’ai échoué. J’ai eu trois enfants et j’ai travaillé tout le temps. De toute ma vie, j’ai eu huit semaines de congé de maternité.

Les rôles genrés se sont de plus en plus figés alors même que les militants des droits homosexuels remportaient la « victoire » du mariage pour tous. J’étais d’accord avec David Cameron pour dire que c’était une initiative fondamentalement conservatrice, qui ne coûtait rien et qui donnait aux gens le sentiment que le parti était quelque peu moderne. Les militants des droits des homosexuels et les militantes féministes n’étaient plus les alliés naturels qu’ils avaient été autrefois.

Avec le recul, je constate qu’à la fin des années 80 et au début des années 90, j’avais déjà repéré quelque chose qui me perturbait. Un déni de la biologie féminine, de notre capacité à nommer et à définir notre expérience. Une partie de cela venait de certains courants de la théorie postmoderne qui estime que la réalité objective ne cède le pas qu’à de multiples subjectivités. Une sorte de tourisme de genre est devenu possible. Tout le monde pouvait être tout. Un nouveau type de féminisme est apparu, par lequel les femmes de chair et de sang ainsi que nos désirs sont devenus un peu ternes. Un féminisme sans femmes. Faites grandir un enfant en vous, poussez-le hors de votre corps et dites-moi que c’est une construction. (NB : personne n’est obligé d’avoir des enfants)

Je crois tout simplement que le corps existe. J’étais là quand les bébés sont nés. Et j’étais là quand les gens sont morts. Je sais ce qui se passe quand les corps arrêtent de fonctionner... quel nom allons nous donner à mon point de vue ? Le matérialisme ?

Lorsque l’idéologie trans est apparue, la remettre en question revenait à remettre en question le « droit d’exister » des trans. Comment cela est-il seulement possible ? Ils existent, c’est évident ! Alors qu’en réalité ce qui nous posait question c’était la façon dont nous pensons le genre, et l’oppression, et la complexité de tout ça.

Et ça reste comme ça. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, la morale est entrée dans le débat. Pour être à la hauteur - ie, moderne, on n’interrogeait pas la nouvelle orthodoxie trans. Le sexe n’était plus binaire, mais devenait un éventail, et les gens n’avaient pas besoin de changer de corps pour revendiquer une nouvelle identité. Tout cela ne vous regardait pas et n’avait aucun effet sur votre vie.

Je n’étais pas d’accord. En 2018, l’atmosphère était toxique. Un collègue chroniqueur du Guardian a répondu à un message que j’avais envoyé sur le fait d’être courtois au moment des fêtes de Noël : « Vous avez provoqué la transphobie la plus ignoble, vous ne vous en êtes jamais excusée, vous avez qualifié l’islamophobie de mythe, et vous abusez publiquement des gens de gauche. »

Cette personne a poursuivi en disant que je manquais d’assurance « parce que dans l’opinion publique, une nouvelle génération de jeunes gauchistes a pris le dessus. » Je n’ai même pas compris l’accusation d’islamophobie. Plus largement, je comprenais que la possibilité d’un gouvernement de gauche était stimulante, mais contrairement à la moitié du journal, je ne pensais pas que Corbyn avait en fait gagné en 2017. Je n’aimais pas non plus la culture machiste et brutale qui l’entourait, et était soutenue par les journalistes sur mon lieu de travail.

À l’époque je me suis plainte à mon rédacteur en chef au sujet de cette personne, mais on m’a dit que, comme aucun de nous ne faisait partie du personnel, rien d’officiel ne pouvait être fait. Vraiment ?

Et voilà, on y est. Voici la « nouvelle génération » : la nouvelle Gauche, la même que l’ancienne Gauche. Pétrie de misogynie, de vrais connards et de gens qui ont l’intelligence émotionnelle d’un bovin. La misogynie au nom du socialisme. Encore une fois.

Les dames qui vacillent
À cette époque, j’étais en Arménie pour couvrir un reportage sur la sélection du sexe des fœtus. Les femmes avortaient des fœtus féminins parce qu’elles voulaient des garçons. Le Fonds des Nations unies pour la population y faisait un travail fantastique, sachant qu’à mesure que le taux de fertilité baisse, la sélection du sexe devient de plus en plus répandue. Ce monde était loin, bien loin de ces gens qui pensent que le sexe est juste une question de choix personnel. La conséquence des échographies fœtales à 12 semaines est que des générations de filles « manquent ». En Arménie rurale, j’ai visité des classes qui comptaient 27 petits garçons et 5 filles, alors qu’ici, chez moi, on m’a dit que le sexe est simplement « assigné à la naissance ».

D’autres femmes commençaient à être mal à l’aise, inconfortables, à l’idée que des femmes transsexuelles dotées d’organes génitaux masculins en état de fonctionnement se retrouvaient dans les espaces réservés aux femmes. L’idée qu’une personne trans soit prédatrice n’est pas une idée qui me préoccupe particulièrement, vraiment. Nous ne parlons que d’un minuscule pourcentage d’un minuscule pourcentage de la population. Je ne m’inquiète pas tant que ça des toilettes ou des vestiaires. J’ai passé ma jeunesse dans des clubs gays et avec de merveilleux trans qui s’occupaient de moi à la Nouvelle-Orléans. Des refuges, cependant ? Des prisons ? Cela va sans dire, tout cela peut et doit être régulé.

Non, ce que je détestais et déteste le plus, c’est l’effacement des corps et des voix féminines, de l’expérience féminine et de notre capacité à la nommer.

Ce qui m’importe fondamentalement, c’est le droit des femmes à se réunir dans des espaces réservés à un seul sexe et à s’affirmer en tant que classe, une classe sexuelle - une classe opprimée par un système patriarcal. Par les hommes, même parfois par les hommes bien. Quant aux mauvais, ce sont ceux là qui violent et tuent aussi les transsexuels.

Le féminisme doit pouvoir parler des corps. Nombre des progrès réalisés par les femmes au cours de ma vie – droits relatifs à la procréation, plus de choix sur la façon dont nous donnons naissance, discussions sur les menstruations et la ménopause – dépendent de la biologie, la biologie dont on nous disait maintenant qu’elle n’avait plus d’importance.

Lorsque, l’an dernier, je suis passée devant le lieu de réunion de Woman’s Place à Brighton, lors de la conférence du parti travailliste, les gens frappaient aux fenêtres. Encore des chasseurs de TERF. Cela m’a à peine affectée, j’étais dans un brouillard dû à la détresse causée par l’antisémitisme, et à un de mes amis qui était en train de mourir. Son cancer du poumon et des os n’avait pas été diagnostiqué, on lui avait dit de faire plus de yoga. Les corps nous lâchent à la fin.

Mais pourtant, quel genre de personnes empêcherait les autres de se rencontrer ? Quel bien cela a-t-il fait à la cause des trans, dont certains étaient présents à l’événement ? Pourquoi les féministes ne peuvent-elles pas s’organiser ? Le climat moral était passé de « nous devons discuter des droits des trans et les soutenir de toutes les manières possibles » à un déni de ces droits qui peuvent, à certains moments, entrer en concurrence avec les droits des femmes. Des amies étaient menacées, interdites de débat dans les écoles et les universités si elles remettaient en question ce qui était devenu un ensemble de dogmes inamovibles.

Icône féministe

On a dit aux femmes qui disaient être victimes de menaces de violence qu’elles devaient faire avec, et garder le silence. Toute discussion sur les droits des transgenres s’est transformée en un déni de l’existence de ces personnes et donc en véritable violence.

Le débat est devenu synonyme de meurtre.
Ainsi, alors que moi et beaucoup d’autres étions victimes d’ignobles menaces, nous étions en quelque sorte également responsables de la terrible violence qui est infligée aux transgenres. Les médias sociaux ont brouillé les pistes : très peu de personnes trans sont assassinées en Grande-Bretagne (environ une par an) mais les statistiques américaines sont pires, donc ce sont celles-là qui sont utilisées. En Grande-Bretagne, au moins deux femmes par semaine sont tuées –le chiffre est passé à 3,5 pendant le confinement – mais les femmes ne constituent jamais un groupe marginalisé. Tout est là !

Aux États-Unis, les soins de santé des trans ne sont pas non plus gratuits. Alors, quand les féministes américaines nous disent que nous sommes « en retard » concernant les droits des trans, ça fait un peu grincer des dents. Mettez d’abord de l’ordre chez vous. Nous vivons dans un pays où l’avortement est gratuit et légal et où les soins de santé pour les transgenres, bien qu’imparfaits, sont gratuits ; et nous avons un congé de maternité. Aucun des deux pays n’est parfait.

Diverses personnes qui n’avaient pas participé à la lutte à propos de la Section 28 nous ont dit qu’il s’agissait d’une réédition de cette époque, les trans étant décrits comme des pédophiles et des prédateurs, prenant ainsi la place des hommes gays. (Comme toujours, les lesbiennes étaient quelque peu invisibles. Sauf celles qui voulaient entamer une transition). C’est du révisionnisme. On n’a demandé à personne de renoncer à quoi que ce soit pour que l’article 28 soit abandonné.

Les hommes gays ont choisi la façon dont ils devaient être désignés. Dans le débat sur les trans, cependant, on n’a pas consulté les femmes concernant leur dénomination. Elles sont « Cis ». Et les femmes « Cis » sont plus haut placées dans l’échelle des privilèges que les femmes trans. Nous étions devenues des oppresseuses – un sous-ensemble des hommes.

Et puis est arrivée la montée du « non-binaire ». Ouf ! Enfin ! Selon toutes les définitions du non-binaire, c’est ce que je suis. Le fait de savoir que depuis ma toute petite enfance, mon moi intérieur et mon moi extérieur ne correspondaient en rien. J’avais sciemment renforcé les signifiants de la féminité pour pouvoir utiliser le pouvoir de mon esprit. C’est en cela que j’ai eu des problèmes avec Germaine Greer [Universitaire australienne, figure majeure d’un courant féministe dit de deuxième vague, NdT] : cheveux, talons, nichons. Pour moi, juste une corvée. C’est sans doute pareil pour tout le monde.

La mauvaise chronique
Ce qui nous amène à mars 2020. Finalement, j’ai été autorisée par un grand éditeur à écrire sur la façon dont les femmes critiques à l’égard du genre voulaient faire valoir leurs droits fondamentaux.

Selina Todd, professeur d’histoire de la classe ouvrière à Oxford, a été désinvitée d’un événement. J’ai noté, en me référant à cet incident, que ce sont les femmes à nouveau, jamais les hommes, qui perdaient leur emploi, leurs revenus et leurs tribunes publiques si elles élevaient la voix. Beaucoup d’entre elles m’ont envoyé des courriels : pas d’un camp ou d’un autre, mais généralement inquiètes. J’ai écrit que je croyais que le sexe biologique était une réalité et que comprendre la science fondamentale n’était pas transphobe. À mon avis, la chronique était assez modérée.

Elle a été publiée. Et puis, d’un seul coup, il y a plein de gens sur les réseaux sociaux qui me remercient d’avoir dit ce qui devait être dit. Et puis il y a l’autre côté, ceux qui disent : « va crever dans un fossé TERF », me disant bizarrement de crever dans un fossé. Encore une fois.

Sept ans de ce genre d’abus à ce jour, et personne du Guardian ne m’en avait jamais parlé. Je n’ai fait que continuer. Est-ce qu’ils s’en soucient ? Pourquoi le devraient-ils ? Eh bien ils devraient s’en préoccuper, s’ils veulent vraiment plus de « diversité » dans le journalisme, mais ça, c’est un mensonge que se racontent les libéraux. Comment pouvez-vous faire appel à des écrivains de la classe ouvrière si vous les vouez aux gémonies parce qu’ils ne connaissent pas les codes qui régissent les médias ? Si vous ne tolérez pas les hérésies des outsiders ? Si – excusez du peu – ils ne sont pas allés à Oxbridge ?

Dans la nouvelle orthodoxie, quelle est mon rôle ? Quelle est ma place dans la série de cases à cocher des croyances de gauche ? J’ai été Brexiter, bien que j’aie voté Remain. Je veux l’indépendance de l’Écosse et une Irlande réunie. Je veux que l’Angleterre soit l’Angleterre. Je ne crois ni à la monarchie ni au Royaume-Uni. Je suis convaincue que le sexe biologique est une réalité ... Je n’ai jamais celé quelqu’une de ces convictions.

D’après mon expérience, j’ai été plus souvent censurée par la gauche que par la droite et cela ne me procure aucun plaisir de l’avouer. La paresse intellectuelle est ma grande crainte, cette adhésion irréfléchie à quelque orthodoxie simpliste. Existent des valeurs, existe l’expérience et existent des gens. Des connards compliqués, tous autant que nous sommes. Le Guardian. Soutien au Labour, sauf pour son Lib Dem Blip en 2010. [Allusion à l’épisode du Parlement suspendu, où les Libéraux-Démocrates ont soutenu les Conservateurs alors qu’ils avaient promis de soutenir Blair, NdT]. Infiniment « bien ». Oui, c’est vrai.

On a parlé de moi lors de la « conférence », la réunion matinale du journal ouverte à tous : rédaction, numérique, publicité, tout le monde. (Cela ressemble à l’égalité, mais certaines personnes s’assoient par terre tandis que d’autres ont des sièges). Je ne vais jamais au bureau, ni n’assiste à la conférence, mais il a été rapporté qu’une développeuse trans, qui avait déjà démissionné quelques semaines auparavant, a de nouveau démissionné ce matin-là, à cause de mes paroles en opposition aux droits des femmes.

Il semble bien que mon collègue chroniqueur Hadley Freeman m’ait défendue et je lui en suis reconnaissante. Il semble aussi que cela ait été un incident extrêmement perturbant pour toutes les parties concernées. Je suis désolée que cela se soit produit. Personne ne le croira, mais c’est pourtant le cas.

La lettre
Et puis est venue la lettre au rédacteur en chef, exprimant la consternation que le Guardian soit une publication « hostile aux droits des trans et aux employés trans », puisque trois personnes trans avaient apparemment démissionné au cours de l’année précédente. C’était quelque chose que j’apprenais. Bien que je n’aie pas été nommée dans la lettre, c’était très clairement une réponse à mon billet. Trois cent trente-huit personnes l’ont signée.

La lettre au rédacteur en chef. Crédit : Buzzfeed

En tant qu’employés du Guardian, nous sommes profondément bouleversés par la démission d’un autre collègue trans au Royaume-Uni, le troisième en moins d’un an. Nous pensons qu’il est essentiel que le Guardian fasse davantage pour devenir un lieu de travail sûr et accueillant pour les personnes trans et non-binaires.

Nous sommes également déçus par la décision répétée du Guardian de publier des points de vue anti-trans. Nous sommes fiers de travailler dans un journal qui soutient les droits humains et donne la parole aux personnes sous-représentées dans les médias. Mais la publication de contenus transphobes a entravé notre travail et a confirmé notre réputation de publication hostile aux droits des trans et aux employés trans.

Nous soutenons fermement l’égalité des trans et nous voulons que le Guardian se montre à la hauteur de ses valeurs et en fasse de même.Nous sommes impatients de travailler avec les dirigeants du Guardian pour trouver une réponse à ces préoccupations urgentes et nous demandons une réponse avant le 11 mars.
Vous trouverez ci-dessous la liste des 338 employés du Guardian dans le monde premiers signataires de cette lettre au moment de sa rédaction.

Aucun d’entre eux n’a eu la courtoisie de me téléphoner. Le Guardian devrait-il être un lieu de travail accueillant pour les transgenres ? Oui, bien sûr, il devrait sacrément l’être. Devrait-il être un lieu où l’on discute de questions compliquées ? De nouveau, oui.

La lettre m’a fait comprendre de façon évidente que ce n’étaient pas seulement les activistes des réseaux sociaux qui voulaient me voir expulsée du journal. Mes collègues m’ont poignardée dans le dos : il est temps de passer le relais à la jeune équipe de Corbyn, qui passe sa vie à se moquer des grands médias institutionnels, mais qui rêve d’en faire partie. Seraient-il capables de rédiger une phrase correcte ? De dire quelque chose qui vient du cœur ? Est-ce que cela compte ? Apparemment non, il s’agit seulement de penser juste.

Une fuite a ensuite permis de transmettre la lettre à Buzzfeed, et puis les noms ont été rendus publics. J’ai été anéantie de découvrir ce qu’avaient fait des gens que j’aimais bien et avec qui j’avais travaillé. En 30 ans de journalisme, j’ai souvent été en désaccord et eu des querelles avec des personnes, mais aucune ne s’est jamais montrée sournoise au point d’essayer de faire virer quelqu’un à cause d’une unique chronique.

J’ai posté sur Twitter la liste des noms de mes dénonciateurs. J’ai lu que l’un d’entre eux disait que je les avais doxés [Le doxing, ou doxxing, est une pratique consistant à rechercher et à divulguer sur l’Internet des informations sur l’identité et la vie privée d’un individu dans le dessein de lui nuire, NdT], ce qui n’est pas le cas puisque les noms étaient déjà du domaine public.

J’ai écrit une lettre désespérée et chargée d’émotion aux personnes que je connaissais, leur demandant comment elles avaient pu faire cela. Quel genre de victoire avaient-elles remportée ? Je me sentais sacrément mal. Comment vous sentiriez-vous si 338 collègues vous malmenaient ? Mais je suis allée à Amsterdam pour faire une pause champignons [hallucinogènes, NdT] parce que la vie continue.

Par erreur, je pensais que mes rédacteurs en chef me défendraient parce que ça avait été le cas dans d’autres journaux ; ou bien ils pourraient faire une déclaration publique. Ils ne l’ont pas fait. Il y a eu un vague courriel interne, et j’ai entendu dire que ça avait été discuté au Scott Trust, qui est à la tête du journal. Ce que cela veut dire, je n’en ai strictement aucune idée. Pas plus que je ne comprends ce que veut dire aujourd’hui indépendance éditoriale. Le comprennent-ils ? Selon moi, non.

Pour moi, c’était d’une lâcheté totale. Ne devriez-vous pas soutenir vos auteurs ? Mais sur cette question, le Guardian a pris peur. Je soupçonne que c’est en partie dû aux sensibilités du Guardian US et en partie au fait que le journal reçoit le parrainage de la fondation Open Society, qui promeut les droits des transgenres. Cela pourrait aussi expliquer l’absolu charabia de genre que nous avons lancé sur la façon dont la HRT [Hormone Replacement Therapy, NdT] a appris à quelqu’un à pleurer et que toutes les catégories sont poreuses. Peu importe.

En tant que féministe, je n’ai qu’un intérêt limité pour tout ça, pour les failles dans lesquelles d’autres personnes mettent ou ne veulent pas mettre leur grain de sel. Désolée, c’est plutôt ennuyeux. Je suis en phase avec Foucault dans la mesure où je ne crois pas que la sexualité soit l’âme ou la vérité essentielle d’un individu. Je ne m’intéresse à cette question que pour les droits des femmes et le bien-être des enfants.

Une si grande partie de la discussion porte sur les femmes transgenres, mais le mal être des adolescentes doit nous interroger. Nous savons depuis 2017 – même avant en fait – qu’il y a eu une énorme augmentation du nombre d’adolescentes qui veulent entreprendre une transition.

Se présentant au Tavistock [Institut divisé en plusieurs branches qui étudient le comportement, NdT] avec des problèmes d’automutilation, des troubles alimentaires ou des idées suicidaires, ces jeunes filles peuvent se retrouver sous traitement hormonal bloquant la puberté, puis subir une opération. Et pour certaines d’entre elles, c’est peut-être la bonne chose à faire. Pour d’autres, en revanche, ce n’est manifestement pas le cas, et se poser la question ce n’est pas être phobique de quoi que ce soit, c’est se soucier de l’autre.

Pourquoi, en tant que féministes, ne pouvons-nous pas parler de cette épidémie de jeunes femmes qui ne peuvent plus supporter leur corps et l’idée même de ce qui leur arrive : les seins, les règles, la sexualité non désirée, les organes ? Pourquoi ne peut-on pas être une jeune lesbienne butch [d’allure masculine, NdT] de nos jours ?

Dans un monde idéal, les sentiments de masculinité ou de féminité pourraient être atteints sans chirurgie ou hormones susceptibles de provoquer l’infertilité. Nous sommes loin d’un tel monde et je respecte les décisions des adultes qui entreprennent ce long et difficile processus dans des circonstances souvent impossibles. Des gens courageux, très courageux.

Mon argument vis à vis de mon journal, cependant, a toujours été que si nous n’avions pas cette discussion, alors la droite l’aurait, ce qui a été le cas. Le Spectator et le Times ont couvert des sujets que nous n’avons pas abordés, et c’est dans le Telegraph que j’ai dû écrire ce que je voulais. Le journalisme d’investigation signifie aller dans des zones interdites. Pourquoi ne pouvons-nous pas le faire ? La gauche libérale n’a rien de vertueux ici, elle semble bien naïve.

Des sujets moins sexy comme le taux étonnamment bas de condamnations pour viol, la pandémie de Covid qui fait que les femmes perdent leur emploi et sont contraintes de retourner à la maison, l’absence totale de services de garde d’enfants... tous ces sujets sont laissés de côté lorsque les principales discussions concernant le féminisme semblent être menées par des hommes qui nous disent qu’ils peuvent simplement se déclarer femmes, et que si nous disons le contraire, nous méritons de subir toutes les menaces de viol qui nous sont faites. Il n’y a pas de véritable interrogation sur le genre et je dis cela en tant que personne qui a écrit et étudié ce sujet pendant des décennies. Il y a simplement un système de croyances.

Les sorcières qu’ils ne peuvent pas brûler
Pour avoir eu de telles pensées, j’ai été dénoncée, aux côtés de personnes plus nobles et meilleures comme JK Rowling. Les mots « compassion » et « gentillesse » sont souvent utilisés par les militants trans. Ne pouvons-nous tous être plus gentils ?

Eh bien, oui... Je n’ai jamais été et ne serai jamais méchante avec quelqu’un à cause de son identité de genre. Je me réserve cependant le droit de ne pas me prosterner devant certains mecs. Ce que j’aimerais, c’est un peu de gentillesse envers les femmes, un peu d’empathie en ce qui concerne nos peurs et nos préoccupations, mais je n’en vois guère. Qu’avez-vous fait pour nous récemment ?

Depuis que j’ai été dénoncée, en privé et venant de toutes parts, y compris de beaucoup d’employés du journal qui ont maintenant peur de perdre leur emploi, je n’ai reçu que soutien. Je n’ai pas arrêté d’écrire, j’ai continué. « Ne parle pas de la guerre, Suzanne. » C’était assez schizophrène, l’écart entre la vague de fond des femmes qui pensent comme moi et le manque de soutien de l’institution pour laquelle je travaille.

La censure continue et c’est quelque chose que je ne peux pas supporter. Chaque jour que dieu fait, des femmes perdent leur emploi et on brûle une sorcière sur Twitter. Ce ne sont pas les trans qui me font peur mais cette idéologie qui signifie la négation des femmes – pas seulement le mot, mais notre capacité à nommer et à décrire notre expérience. On nous appelle maintenant personne ayant un col de l’utérus, parent accoucheur, personne à menstrues.

Sur les dernières affiches d’Amnesty en soutien à la grève des femmes en Pologne, la traduction littérale du polonais parlant des milliers de femmes qui manifestaient contre le terrible durcissement des lois sur l’avortement était : « Je soutiens le peuple polonais. » Quel peuple ? Des femmes contraintes de donner naissance sur une bâche de plastique à un enfant mort né ayant des déficiences fœtales ? Alors bon sang, dites-le.

Pas plus ne puis-je souscrire à l’idée que tout est une question purement générationnelle. C’est en partie vrai, mais il peut parfois s’agir d’une question de misogynie assumée et d’une incapacité à comprendre que nombre de droits des femmes sont des acquis assez récents et qui continuent d’être contestés.

La gauche – enfin, je suppose que je veux dire le parti travailliste avec sa folle exigence de conformisme – a tout simplement cessé d’écouter. Lorsque le projet Corbyn s’effondrait, la bataille culturelle autour des questions trans devenait une guerre par procuration aux dimensions démentielles. Les candidats à la direction du parti travailliste ont reçu l’ordre de signer un engagement qui qualifiait Woman’s Place de « groupuscule de haine ». À l’exception de Keir Starmer, ils l’ont signé. « Transphobe » était désormais une insulte à balancer à quiconque ne respectait pas la ligne. Vous perdez votre électorat, et alors que se passe-t-il ? Est-ce que vous y réfléchissez ?

Non, apparemment muni d’un Gramsci mal interprété et d’un soupçon de Chomsky, vous décidez de redéfinir le sens commun sans pour autant convaincre les gens qui sont dans votre camp. Traiter tous ceux qui ne sont pas convaincus par votre politique d’homophobes racistes comme stratégie électorale n’a jamais été ma tasse de thé. Appelez-moi mignonne. L’échec total du vote populaire nous l’a dit, assurément ? Le haut [en francais dans le texte] score des Remain a surtout été dû au fait de dire aux électeurs du Leave qu’ils étaient des crétins.

De même, le fait de s’aliéner les femmes qui ont toujours soutenu le Parti travailliste, en raison de leur refus de renoncer à ce qu’elles estiment être leurs droits durement acquis, est un geste théâtral dont je doute qu’il apporte quelque « gain » réel à qui que ce soit. Pourtant, cette question insignifiante en est venue à dominer tous les débats actuels sur le féminisme. C’est barbant. Il y a quelque chose ici qui a terriblement dérapé. On a perdu quelque chose et je m’y suis perdue.

Il y a évidemment des problèmes plus importants que la libération des femmes. Il y en a toujours. Ma tristesse d’avoir été expulsée de communautés auxquelles je n’ai jamais appartenu n’est pas de l’apitoiement sur mon propre sort. Cela disparaît dès que j’ai la liberté de dire ma vérité.

Les choses dont je veux parler – la profonde insatisfaction des femmes, le corset étouffant de la masculinité, les inégalités toujours croissantes et inquiétantes, la baisse des taux de fertilité qui fera que les filles ne viendront pas au monde, le viol comme arme de guerre, les Mutilations Génitales Féminines – ces choses sont déjà assez difficiles à traiter de toute façon. Comprendre que les corps des femmes sont utilisés et abusés, quelle que soit la manière dont celles-ci sont perçues, n’est pas chose aisée. Notre relation avec notre corps n’est pas évidente. Je suis convaincue que c’est la même chose pour bien des hommes.

Maintenant que j’ai personnellement fait ma transition – mon utérus ne fonctionne plus, mon taux d’ œstrogènes a chuté –J’envoie même moins chier qu’avant. Vous pouvez me dénoncer autant que vous voulez, mais vous ne pouvez pas nier le fait que j’ai passé ma vie à vivre comme j’ai pu, enfermée dans ce corps de femme. Vous ne pouvez pas me dire que comme dit Facebook "c’est ce n’est pas réel.

Ça ne pourrait pas être plus réel. Il s’agit donc de l’histoire d’une femme journaliste qui a « réussi », qui n’a jamais pensé que ce serait facile. C’est l’histoire d’une féministe qui a commencé à voir les choses régresser et a voulu le dire au monde. Ce n’est pas du tout une histoire de trans. Vraiment pas. C’est une histoire de non appartenance. De ne pas savoir où je me situe.

Bien sûr, je comprends le cliché qui voudrait qu’en politique, en vieillissant, on passe de la gauche à la droite. En fait, je dirais que pour moi, ce n’est pas le cas : la politique de classe devient de plus en plus pertinente pour moi, et pas le contraire. En ces temps réactionnaires effrayants, je n’aurai pas peur, je ne serai pas réactionnaire, mais je placerai toujours les femmes, les enfants et les perspectives de liberté, comme je l’ai toujours fait, au cœur de mon travail.

Les retombées de cette situation ont été pénibles dans une année éprouvante. Le soutien, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du journal pour lequel j’écris, a été immense et j’en suis reconnaissante. Je reste ininflammable. Alors tout ça ne serait qu’une petite histoire sur le fait d’avoir reçu un avertissement pour la fermer. Et de mon refus de me taire. Toute ma vie j’ai reçu de tels avertissements. L’histoire sera connue.

C’est juste une chose que je voulais vous raconter au sujet d’une femme qui a dit non. Et des différentes façons dont nous disons non. Ce n’est que ça. Voilà le hic. Il n’en faut quelques fois pas plus.

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