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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2020-103

Requiem pour l’Amérique

Par Chris Hedges, traduit par Jocelyne le Boulicaut

vendredi 27 novembre 2020, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Chris Hedges : Requiem pour l’Amérique

5 novembre 2020 par Par Chris Hedges ScheerPost.com

Chris Hedges, lauréat du prix Pulitzer, a été pendant 15 ans correspondant à l’étranger pour le New York Times, où il a occupé les fonctions de chef du bureau du Moyen-Orient et de chef du bureau des Balkans pour ce journal. Auparavant, il a travaillé à l’étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et NPR. Il est l’animateur de l’émission « On Contact » de RT America, nominée aux Emmy Awards.

Illustration originale par M. Fish pour Scheerpost

Aussi inéquitable soit-elle par son parti pris, la démocratie capitaliste offrait au moins la possibilité d’une réforme en douceur et fragmentaire. Aujourd’hui, c’est un cadavre.

Eh bien, c’est fini. Pas l’élection, non. La démocratie capitaliste. Aussi partiale soit-elle pour les intérêts des riches et aussi hostile soit-elle vis à vis des pauvres et des minorités, la démocratie capitaliste offrait au moins la possibilité d’une réforme en douceur et fragmentaire.

Aujourd’hui, c’est un cadavre. L’iconographie et la rhétorique restent les mêmes. Mais c’est une émission de télé-réalité creuse, élaborée et financée par les oligarques au pouvoir – 1,51 milliard de dollars pour la campagne Biden et 1,57 milliard de dollars pour la campagne Trump – pour nous faire croire qu’il y a des choix. Il n’y en a pas.

La joute inexistante entre un Président Donald Trump bêlant et un Joe Biden verbalement déficient est destinée à masquer la vérité. Les oligarques gagnent toujours. Le peuple perd toujours. Peu importe qui siège à la Maison-Blanche.

L’Amérique est un État en faillite. « Le rêve américain est à court de carburant, a écrit le romancier J. G. Ballard. La machine s’est arrêtée. Elle ne fournit plus au monde ses images, ses rêves, ses fantasmes. Elle n’existe plus. C’est fini. Elle alimente désormais le monde avec ses cauchemars. »

Nombreux sont les acteurs qui ont tué la société ouverte américaine. Les oligarques des entreprises qui ont acheté le processus électoral, les tribunaux et les médias, dont les lobbyistes rédigent la législation pour nous appauvrir et leur permettre d’accumuler des quantités obscènes de richesses et de pouvoir incontrôlé.

Les militaristes et l’industrie de la guerre qui ont drainé le trésor national pour monter des guerres futiles et sans fin, qui ont dilapidé quelque 7 000 milliards de dollars et nous ont transformés en paria international. Les PDG, qui ont empoché des dizaines de millions de dollars de primes et de compensations, qui ont délocalisé des emplois à l’étranger et laissé nos villes en ruines et nos travailleurs dans la misère et le désespoir, sans revenu durable ni espoir pour l’avenir.

L’industrie des combustibles fossiles qui a fait la guerre à la science et a choisi les profits plutôt que l’extinction imminente de l’espèce humaine. La presse qui a transformé les nouvelles en divertissement insensé et en propagande partisane.

Les intellectuels qui se sont retirés dans les universités pour prêcher l’absolutisme moral de la politique identitaire et du multiculturalisme tout en tournant le dos à la guerre économique menée contre la classe ouvrière et à l’assaut incessant contre les libertés civiles. Et, bien sûr, la classe libérale inepte et hypocrite qui ne fait que parler, parler, parler.

La classe à mépriser

S’il est un groupe qui mérite notre plus profond mépris, ce sont les élites libérales, celles qui se posent en arbitres moraux de la société tout en abandonnant toutes les valeurs qu’elles sont censées défendre dès qu’elles deviennent gênantes. La classe libérale, une fois de plus, a servi de pathétique pom-pom girl et de censeur à un candidat et un parti politique qui, en Europe, serait considéré comme d’extrême droite.

Alors même que les libéraux étaient ridiculisés et rejetés par Biden et par la hiérarchie du parti démocrate, qui a bizarrement investi son énergie politique en faisant appel aux néoconservateurs républicains, les libéraux étaient occupés à marginaliser les journalistes, dont Glenn Greenwald et Matt Taibbi, qui avaient dénoncé Biden et les démocrates.

Les libéraux, que ce soit à The Intercept ou au New York Times, ont ignoré ou discrédité les informations susceptibles de nuire au parti démocrate, notamment les révélations au sujet de l’ordinateur portable de Hunter Biden. On a assisté là à une démonstration impressionnante de carriérisme lâche et de mépris de soi.

La campagne de Biden était totalement dépourvue d’idées et de débats politiques, comme si lui et les démocrates pouvaient remporter les élections en promettant de sauver l’âme de l’Amérique. Les Démocrates et les libéraux qui en font l’apologie n’ont, comme l’a montré l’élection, absolument pas conscience du profond désespoir personnel et économique qui règne dans ce pays. Ils ne représentent rien. Ils ne se battent pour rien.

Événement "OWN Your Vote" avec Oprah, 28 octobre 2020. (Joe Biden, Flickr, (CC BY-NC-SA 2.0)

Le rétablissement de l’État de droit, l’universalité des soins de santé, l’interdiction de la fracturation [pétrolière, NdT], un New Deal vert, la protection des libertés civiles, la création de syndicats, la préservation et l’expansion des programmes de protection sociale, un moratoire sur les expulsions et les saisies, l’annulation de la dette des étudiants, des contrôles environnementaux stricts, un programme gouvernemental d’emploi et de revenu garanti, la réglementation financière, l’opposition à la guerre sans fin et à l’aventurisme militaire ont été une fois de plus oubliés.

Se faire le champion de ces questions aurait entraîné un bouleversement du parti démocrate. Mais depuis que le parti démocrate est une simple succursale des sociétés donatrices, il était impossible de promouvoir toute politique susceptible de favoriser le bien commun, de réduire les bénéfices des sociétés et de restaurer la démocratie, y compris en imposant des lois sur le financement des campagnes électorales.

La campagne de Biden était totalement dépourvue d’idées et de débats politiques, comme si lui et les Démocrates pouvaient remporter les élections en promettant de sauver l’âme de l’Amérique. Les néofascistes ont au moins, le courage de leurs convictions démentes.

Dans une démocratie traditionnelle, la classe libérale fonctionne comme une soupape de sécurité. Elle rend possible une réforme au coup par coup et par étapes. Elle atténue les pires excès du capitalisme. Elle propose des étapes progressives vers une plus grande égalité. Elle dote l’État et les mécanismes du pouvoir de vertus supposées. Elle sert aussi de chien d’attaque qui discrédite les mouvements sociaux radicaux. La classe libérale est une composante essentielle de l’élite au pouvoir. En bref, elle offre l’espoir et la possibilité, ou du moins l’illusion, d’un changement.

La capitulation de l’élite libérale face au despotisme crée un vide de pouvoir que comblent les spéculateurs, les profiteurs de guerre, les gangsters et les tueurs, souvent dirigés par des démagogues charismatiques. Elle ouvre la porte à des mouvements fascistes qui se mettent en avant en ridiculisant et en raillant les absurdités de la classe libérale et les valeurs qu’elle prétend défendre.

Les promesses des fascistes sont fantastiques et irréalistes, mais leurs critiques de la classe libérale sont fondées sur la vérité. Une fois que la classe libérale cesse de fonctionner, elle ouvre une boîte de Pandore emplie de maux qu’il est impossible de contenir.

La maladie du trumpisme

La maladie du trumpisme, avec ou sans Trump, est, comme l’a illustré l’élection, profondément ancrée dans le corps politique. C’est l’expression, au sein d’immenses tranches de population, raillées par les élites libérales comme « déplorables », d’une aliénation et d’une rage légitimes que les Républicains et les Démocrates ont orchestrées et qu’ils refusent maintenant d’aborder. Ce trumpisme n’est pas non plus, comme l’a montré l’élection, limité aux hommes blancs, dont le soutien à Trump a en fait décliné.

Lois Beckett sur Twitter

Pour Fiodor Dostoïevski, le comportement de l’inutile classe libérale russe, qu’il a dénigrée et mise à nu à la fin du XIXe siècle, présageait une période de sang et de terreur. L’incapacité des libéraux à défendre les idéaux qu’ils épousaient a inévitablement conduit, écrit-il, à une ère de nihilisme moral.

Dans Notes From Underground [Les Carnets du sous-sol paru en 1864, NdT], il dépeint les rêveurs stériles et vaincus de la classe libérale, ceux qui prônent des idéaux élevés mais ne font rien pour les défendre. Le personnage principal de Notes From Underground porte les idées en faillite du libéralisme à leur extrême logique. Il fuit la passion et le but moral. Il est rationnel. Il s’adapte à une structure de pouvoir corrompue et mourante au nom des idéaux libéraux. L’hypocrisie de l’Homme du sous-sol condamne la Russie comme elle condamne aujourd’hui les États-Unis. C’est la déconnexion fatale entre la croyance et l’action.

« Je n’ai même jamais réussi à devenir quoi que ce soit : ni méchant ni bon, ni canaille ni honnête homme, ni héros ni insecte, a écrit l’Homme du sous-sol. Et maintenant je vis ma vie dans mon coin, me raillant de moi même avec la consolation malveillante et totalement futile que même à un homme intelligent il est impossible de devenir réellement quelque chose, et que seuls les fous deviennent quelque chose. Oui, monsieur, un homme intelligent du XIXe siècle doit être et est moralement obligé d’être avant tout un être sans caractère ; quant à un homme de caractère, un personnage actif – il est avant tout un être borné. »

Le refus de la classe libérale de reconnaître que le pouvoir a été arraché aux citoyens par les entreprises, que la Constitution et les garanties de liberté individuelle qu’elle garantissait ont été révoquées par un décret judiciaire, que les élections ne sont que des spectacles vides de sens mis en scène par les élites dirigeantes, que nous sommes dans la partie perdante de la guerre des classes, que nous l’avons laissé parler et agir d’une manière qui ne correspond plus à la réalité.

« L’idée de la vocation intellectuelle », comme l’a souligné Irving Howe dans son essai This Age of Conformity (Cet époque de conformité) en 1954, « l’idée d’une vie consacrée à des valeurs qui ne peuvent être réalisées par une civilisation commerciale, a progressivement perdu de son attrait. Et, c’est cela, plutôt que l’abandon d’un programme particulier, qui constitue notre déroute. »

La conviction que le capitalisme est le moteur inattaquable du progrès humain, a écrit Howe, « est claironnée par tous les moyens de communication : la propagande officielle, la publicité institutionnelle et les écrits scientifiques de personnes qui, jusqu’à il y a quelques années, étaient ses principaux opposants. »

« Les personnes réellement impuissantes sont ces intellectuels – les nouveaux réalistes – qui s’attachent aux sièges du pouvoir, où ils abandonnent leur liberté d’expression sans acquérir aucune signification en tant que personnalités politiques, a écrit Howe. Car il est crucial pour l’histoire des intellectuels américains de ces dernières décennies – ainsi que pour la relation entre richesse et intellect – que lorsqu’ils sont intégrés dans les institutions accréditées de la société, non seulement ils perdent leur esprit traditionnel de rébellion mais, dans une mesure ou une autre, ils cessent de fonctionner en tant qu’intellectuels. »

Portrait de Fyodor Dostoïevski par Vasili Perov, 1872. (Wikimedia Commons)

Les populations peuvent endurer la répression des tyrans, tant que ces dirigeants continuent à gérer et à exercer le pouvoir de manière efficace. Mais l’histoire humaine a amplement démontré qu’une fois que les personnes aux postes de pouvoir deviennent superflues et impuissantes, tout en conservant les attributs et les privilèges du pouvoir, elles sont brutalement écartées. C’est ce qui s’est passé à Weimar, en Allemagne. Cela s’est révélé exact pour l’ex-Yougoslavie, un conflit que j’ai couvert pour le New York Times.

L’historien Fritz Stern, dans son livre sur la montée du fascisme en Allemagne intitulé The Politics of Cultural Despair[Traduction française : Politique et Désespoir. Les ressentiments contre la modernité dans l’Allemagne préhitlérienne, NdT], a décrit les conséquences de l’effondrement du libéralisme. Selon Stern, les personnes mentalement et politiquement aliénées, celles qui sont mises à l’écart par la société, sont les meilleures recrues pour une politique centrée sur la violence, les haines culturelles et les ressentiments personnels.

Politique et Désespoir. Les ressentiments contre la modernité dans l’Allemagne préhitlérienne

Une grande partie de cette rage, à juste titre, est dirigée contre une élite libérale qui, tout en parlant le langage « je comprends votre douleur » du libéralisme traditionnel, nous trahit.

« Ils ont attaqué le libéralisme, écrit Stern à propos des fascistes émergeant à l’époque en Allemagne, parce qu’il leur semblait que c’était là la principale prémisse de la société moderne ; tout ce qu’ils redoutaient semblait en découler : la vie bourgeoise, le manchestèrisme [laisser-faire économique, NdT], le matérialisme, le parlement et les partis, le manque de direction politique. Plus encore, ils voyaient dans le libéralisme la source de toutes leurs souffrances intérieures. Ils éprouvaient un ressentiment de solitude ; leur seul désir était d’avoir une nouvelle foi, une nouvelle communauté de croyants, un monde avec des normes fixes et sans le moindre doute, une nouvelle religion nationale qui lierait tous les Allemands ensemble. Tout cela, le libéralisme le niait. C’est pourquoi ils détestaient le libéralisme, lui reprochant de les transformer en parias, de les déraciner de leur passé mythique et de leur foi. »

Nous en sommes à ce stade. Le système de soins de santé à but lucratif, conçu pour gagner de l’argent – et non pour prendre soin des malades – n’est pas équipé pour faire face à une crise sanitaire nationale. Les sociétés de soins de santé ont passé les dernières décennies à fusionner et à fermer des hôpitaux, et à couper l’accès aux soins de santé dans les communautés à travers le pays pour augmenter les bénéfices – ceci, alors que près de la moitié de tous les travailleurs de première ligne restent inéligibles aux indemnités de maladie et que quelque 43 millions d’Américains ont perdu l’assurance maladie financée par l’employeur.

Sans un système de soins de santé universel, que Biden et les Démocrates n’ont nullement l’intention de mettre en place, la pandémie continuera de faire rage de manière incontrôlée. Trois cent mille Américains seront morts d’ici décembre. Quatre cent mille d’ici janvier. Et d’ici à ce que la pandémie s’essouffle ou qu’un vaccin soit disponible en toute sécurité, des centaines de milliers, voire quelques millions de personnes seront mortes.

Une agitation inévitable

L’inévitable agitation sociale verra l’État, quel que soit l’occupant de la Maison Blanche, utiliser ses trois principaux instruments de contrôle social – la surveillance généralisée, les prisons et la police militarisée – renforcés par un système juridique qui viole régulièrement l’habeas corpus et les procédures régulières, pour écraser impitoyablement la dissidence.

Les retombées économiques de la pandémie, le sous-emploi et le chômage chroniques – près de 20 % si on inclut dans les statistiques officielles les personnes qui ont cessé de chercher du travail, celles qui sont mises à pied sans perspective de réembauche et celles qui travaillent à temps partiel mais restent en dessous du seuil de pauvreté – entraîneront une dépression sans précédent depuis les années 1930.

La faim chez les ménages américains a déjà triplé depuis l’année dernière. La proportion d’enfants américains qui ne mangent pas à leur faim est 14 fois plus élevée que l’année dernière. Les banques alimentaires sont débordées. Le moratoire sur les saisies et les expulsions a été levé alors que plus de 30 millions d’Américains sans ressources risquent d’être jetés à la rue.Il n’y a plus aucun contrôle sur le pouvoir des entreprises.

On blâmera les gens de couleur, les immigrants et les musulmans, ils seront attaqués par nos fascistes de souche comme étant la cause du déclin de la nation. Les quelques personnes qui continuent à défier le parti démocrate en dénonçant les crimes de l’État de droit et de l’empire seront réduites au silence.

La stérilité de la classe libérale, qui sert les intérêts d’un parti démocrate qui les méprise et les ignore, alimente le sentiment généralisé de trahison qui a vu près de la moitié des électeurs soutenir l’un des présidents les plus vulgaires, racistes, ineptes et corrompus de l’histoire américaine.

Une tyrannie américaine, habillée du vernis idéologique d’un fascisme Chrétien, va, semble-t-il, caractériser cette époque de dérive impériale vers l’insignifiance.

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