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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2020-74

Ne vous laissez pas berner par les guerres de la « Cancel Culture »

Par Chris Hedges, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 23 septembre 2020, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Ne vous laissez pas berner par les guerres de la « Cancel Culture »

[La cancel culture, ou call-out culture, est une pratique née aux États-Unis consistant à dénoncer publiquement, en vue de leur ostracisation, les individus ou les groupes responsables d’actions ou de comportements perçus comme problématiques,NdL]

13 juillet 2020 Par Chris Hedges, inédit pour Scheerpost

Chris Hedges est journaliste lauréat du prix Pulitzer, il a été pendant quinze ans correspondant à l’étranger pour le New York Times, où il a occupé les fonctions de chef du bureau du Moyen-Orient et de chef du bureau des Balkans. Auparavant, il a travaillé à l’étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et National Public Radio.

Il a publié une chronique hebdomadaire pour le site web progressiste Truthdig pendant 14 ans jusqu’à ce qu’il soit licencié avec toute l’équipe de rédaction en mars 2020. [Hedges et le personnel s’étaient mis en grève au début du mois pour protester contre la tentative de l’éditeur de licencier le rédacteur en chef Robert Scheer, pour demander la fin d’une série de pratiques de travail déloyales et le droit de former un syndicat]. Il est l’animateur de l’émission On Contact de RT America, nommée pour les Emmy Awards.

Porte-voix par MrFish

Le discours politiquement correct et les signes inclusifs, dissociés d’une attaque concertée contre le pouvoir des entreprises, ne changeront rien au système.

La Cancel culture – phénomène qui consiste à retirer ou à annuler des personnes, des marques ou des émissions du domaine public en raison de déclarations ou d’idéologies offensantes – n’est pas une menace pour la classe dirigeante. Des centaines d’entreprises, presque toutes aux mains de cadres et de membres de conseils d’administration blancs, ont diffusé avec enthousiasme des messages sur les médias sociaux pour condamner le racisme et demander justice après que George Floyd ait été étranglé par la police à Minneapolis.

La police, qui, avec le système carcéral, est l’un des principaux instruments de contrôle social des pauvres, s’est mise à genoux, tout comme Jamie Dimon, le directeur général de la JPMorgan Chase, criminelle en série, où seulement 4 % des cadres supérieurs sont noirs.

Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde, dont la société Amazon n’a pas payé d’impôt fédéral sur le revenu l’année dernière et qui licencie les travailleurs qui tentent de se syndiquer et traque les ouvriers des entrepôts comme s’ils étaient des prisonniers, a mis une bannière "Black Lives Matter" sur la page d’accueil d’Amazon.

Vies noires manipulées

L’empressement des élites dirigeantes à proclamer leur solidarité avec les manifestants et à dénoncer la rhétorique et les symboles racistes, qui soutiennent le renversement des statues confédérées et interdisent le drapeau confédéré, sont des attaques symboliques contre la suprématie blanche. À eux seuls, ces gestes ne feront rien pour inverser le racisme officiel qui est inscrit dans l’ADN de la société américaine. Les élites débattront de la race. Elles ne débattront pas de classes.

Nous devons nous défaire de cette idée qui reviendrait à permettre à ceux qui brandissent la menace toxique du racisme, quelles que soient leurs bonnes intentions, de décider qui a une voix et qui n’en a pas. La honte et la dénonciation publiques, comme le sait tout étudiant des révolutions russe, française ou chinoise, sont celles qui mènent à l’absurdité et finalement au despotisme. Des racistes virulents, comme Richard Spencer, existent. Ils sont dangereux.

Mais le racisme ne cessera pas tant que nous n’aurons pas démantelé un système de classes créé pour renforcer l’oppression oligarchique et la suprématie blanche. Le racisme ne cessera pas tant que nous ne démantèlerons pas la police et que nous n’aurons pas aboli le plus grand système d’incarcération de masse du monde. Le racisme ne cessera pas tant que nous n’aurons pas investi dans les personnes plutôt que dans les systèmes de contrôle.

Cela signifie des réparations pour les Afro-Américains, la syndicalisation des travailleurs, des programmes gouvernementaux massifs pour l’emploi, la dissolution et la nationalisation des grandes banques ainsi que des services de santé à but lucratif, du secteur des transports, d’Internet, des services publics privatisés et de l’industrie des combustibles fossiles, ainsi qu’un New Deal vert et la réduction de 75 % de nos dépenses de guerre.

Le discours politiquement correct et les symboles d’intégration, sans une attaque concertée contre le pouvoir des entreprises, ne changeront rien à un système qui, par essence, met de côté les pauvres et les travailleurs pauvres, souvent des gens de couleur – Karl Marx les a appelés "main-d’œuvre excédentaire" – et les force à vivre dans la misère et dans un système brutal et criminel de castes.

La cancel culture, avec ses manoeuvres d’humiliation publique sur les médias sociaux, est l’activisme de boutique des élites libérales. Elle permet à de faux étudiants radicaux de traquer et d’attaquer ceux qui sont jugés racistes ou transphobes, avant que ces "radicaux" n’obtiennent leur diplôme pour travailler dans des entreprises telles que Goldman Sachs, qui a payé l’année dernière 9 millions de dollars d’amendes pour mettre fin à des allégations fédérales de préjugés raciaux et sexistes en matière de rémunération.

Les soi-disant marxistes de l’académie ont été évincés des départements d’économie et ont refait surface en tant que critiques culturels et littéraires hors sujet, employant un jargon si abscons qu’il en est illisible. Ces théoriciens "radicaux" investissent leur énergie dans des acrobaties linguistiques et le multiculturalisme, avec des branches telles que les études féministes, les études queer et les études afro-américaines.

L’inclusion de voix souvent exclues du canon académique traditionnel enrichit certainement l’université. Mais le multiculturalisme, l’absolutisme moral et les dénonciations publiques des apostats offrent trop souvent, à eux seuls, des échappatoires pour ne pas critiquer et attaquer les structures de classe et les systèmes d’oppression économique qui excluent et appauvrissent les pauvres et les marginaux.

Je suis de gauche

Les gestionnaires de fonds spéculatifs, les oligarques et les PDG d’entreprises qui siègent aux conseils d’administration des universités ne se soucient pas des critiques marxistes à l’encontre de Joseph Conrad. Ils se soucient de savoir si les étudiants apprennent à disséquer les mensonges de l’idéologie néolibérale utilisée comme couverture pour orchestrer le plus grand transfert de richesse de l’histoire américaine vers le haut .

La cancel culture, dénuée de politique de classe, est le jeu de société des suréduqués. Si nous n’examinons pas, comme l’a écrit Theodor Adorno, le "jeu sociétal des forces qui opèrent sous la surface des formes politiques", nous serons perpétuellement confrontés à la malédiction d’une forme de contrôle des entreprises plus impitoyable et plus sophistiquée, bien que sensible sur le plan linguistique et politiquement correcte.

"Dépouillés d’un idiome radical, privés d’un espoir utopique, les libéraux et les gauchistes battent en retraite au nom du progrès pour célébrer la diversité", écrit l’historien Russell Jacoby. "Avec peu d’idées sur la façon dont un avenir devrait être façonné, ils embrassent toutes les idées. Le pluralisme devient un fourre-tout, l’alpha et l’oméga de la pensée politique. Déguisé en multiculturel, il est devenu l’opium des intellectuels désabusés, l’idéologie d’une époque sans idéologie".

Différent

La matraque du racisme, comme j’en ai fait l’expérience, est un outil efficace pour clore le débat. Les organisations "Students for Justice in Palestine", qui comptent presque toujours des étudiants juifs, sont interdites sur les campus universitaires au nom de la lutte contre le racisme. Les militants de ces groupes illégaux se voient souvent interdire d’occuper des postes de direction dans les campus. Les professeurs qui osent contrer le discours sioniste, comme le chercheur palestinien américain Steven Salaita, ont vu leurs offres d’emploi annulées, ont été licenciés ou se sont vu refuser leur titularisation et ont été renvoyés.

Norman Finkelstein, l’un des plus importants chercheurs sur le conflit israélo-palestinien, a été impitoyablement pris pour cible par le lobby israélien tout au long de sa carrière, ce qui l’a empêché d’obtenir sa titularisation ou des postes universitaires. Et qu’il soit non seulement juif mais aussi le fils de survivants de l’Holocauste importe peu. Dans ce jeu, les juifs sont qualifiés de racistes, et les véritables racistes, comme Donald Trump, parce qu’ils soutiennent le refus d’Israël de reconnaître les droits des Palestiniens, sont présentés comme des amis du peuple juif.

Je suis depuis longtemps une cible du lobby israélien. Le lobby, qui travaille généralement au travers des Maisons Hillel sur les campus universitaires, et qui ne sont que des avant-postes du Comité des affaires publiques américaines en Israël (AIPAC), n’essaie aucunement de répondre à mon énumération des crimes de guerre commis par Israël, et dont j’ai la plupart du temps été témoin, du mépris flagrant d’Israël pour le droit international, exacerbé par les plans d’annexion de 30 % de la Cisjordanie, ou du dossier historique ignoré et déformé par le lobby pour justifier l’occupation juive d’un pays qui, depuis le 7e siècle jusqu’en 1948, était musulman.

Le lobby préfère ne pas s’inquiéter du monde des faits. Il utilise abusivement l’argument de l’antisémitisme pour s’assurer que ceux qui défendent les droits des Palestiniens et dénoncent l’occupation israélienne ne sont pas invités à des événements sur le conflit israélo-palestinien, ou ne sont pas invités à prendre la parole après l’envoi des invitations, comme cela m’est arrivé à l’université de Pennsylvanie, entre autres.

Peu importe si j’ai passé sept ans au Moyen-Orient, ou si j’ai été le chef du bureau Moyen-Orient du New York Times, vivant pendant des semaines dans les territoires occupés par Israël. Peu importe que je parle arabe. Ma voix et celle de ceux, en particulier des Palestiniens, qui documentent les violations des droits civils palestiniens sont annihilées par l’accusation mensongère selon laquelle nous serions racistes. Je doute que la plupart des administrateurs des universités qui acceptent de bloquer nos apparitions pensent que nous sommes racistes, mais ils ne veulent pas non plus de la controverse. Le sionisme est la cancel culture sous stéroïdes.

George Orwell

Le lobby israélien, dont l’ingérence dans notre processus électoral éclipse celle de tout autre pays, y compris celle de la Russie, tente maintenant de criminaliser les activités de ceux qui, comme moi, soutiennent le mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS). Le lobby, avec son énorme poids financier, pousse les assemblées législatives des États, au nom de la lutte contre l’antisémitisme, à utiliser les lois et les décrets anti-boycott pour punir les entreprises et les individus qui font la promotion du BDS. Vingt-sept États ont jusqu’à présent adopté des lois ou des politiques qui pénalisent les entreprises, les organisations et les individus qui soutiennent le BDS.

Le débat sur les excès de la cancel culture a récemment été enflammé par une lettre publiée par 153 écrivains et intellectuels éminents et largement privilégiés, dans le Harper’s Magazine, une publication à destination des libéraux blancs éduqués. Les critiques de la lettre affirment, à juste titre, que "nulle part dans cette lettre les signataires ne mentionnent comment les voix marginalisées ont été réduites au silence pendant des générations dans le journalisme, le monde universitaire et l’édition".

Ces critiques soulignent également, à juste titre, que parmi les signataires figurent ceux qui, comme le chroniqueur du New York Times David Brooks et Malcolm Gladwell, ont accès à d’énormes plateformes médiatiques et ne risquent pas d’être réduits au silence. Ils notent enfin que certains des signataires sont les plus féroces partisans de la cancel culture sioniste, notamment le rédacteur en chef du New York Times, Bari Weiss, qui, alors qu’il était à l’université de Columbia, a mené des campagnes pour détruire la carrière de professeurs arabes ; le littéraire Cary Nelson, qui a été l’un de ceux qui ont dénoncé le savant palestinien américain Salaita comme raciste ; et le politologue Yascha Mounk, qui a accusé le député Ilhan Omar d’antisémitisme.

Je trouve la cancel culture et ses dénonciations publiques aussi détestable que les signataires de la lettre. Mais ces critiques se battent contre un monstre de leur propre création. Le pouvoir institutionnel et professionnel des personnes visées par la lettre du Harper est insignifiant, surtout si on le compare à celui des signataires ou du lobby israélien. Les personnes visées par l’attaque ne représentent qu’une faible menace pour les systèmes de pouvoir en place, que les signataires représentent ironiquement, et dont ils sont d’ailleurs plus souvent les victimes. Je soupçonne que c’est la raison de cette colère généralisée que la lettre a provoquée.

Les menaces les plus inquiétantes pour la liberté d’expression et le débat public ne viennent pas de la cancel culture de la gauche, qui parvient rarement à écarter ses cibles du pouvoir, malgré quelques licenciements très médiatisés, comme celui de James Bennet, qui a supervisé une série de décisions éditoriales sans nuances en tant que rédacteur en chef des pages d’opinion du New York Times. Ces forces corporatistes, qui nous assurent que Black Lives Matter, comprennent que les chasses aux sorcières de la gauche sont une diversion inoffensive.

Magazine Harpers

Les entreprises ont pris le contrôle de l’industrie de l’information et l’ont rendue burlesque. Elles ont corrompu les bourses d’études. Elles font la guerre à la science et à l’État de droit. Elles ont utilisé leur richesse pour détruire notre démocratie et la remplacer par un système de corruption légalisée. Elles ont créé un monde de maîtres et de serfs qui luttent pour leur subsistance et sont victimes d’un endettement écrasant qui les paralyse.

La marchandisation du monde naturel par les entreprises a déclenché un écocide qui pousse l’espèce humaine de plus en plus vers l’extinction. Quiconque tente d’énoncer ces vérités et de riposter a été, il y a longtemps, chassé du courant dominant et relégué aux marges de l’Internet par les algorithmes de la Silicon Valley. Avec la cancel culture, le pouvoir des entreprises fait passer le lobby israélien pour des amateurs.

L’obsession actuelle de la pureté morale, dépourvue de vision politique et inculquée par des universitaires auto-référents et des élites instruites, est facilement cooptée par la classe dirigeante qui est prête à tout dire, tant que les mécanismes de contrôle des entreprises restent intacts.

Nous avons des ennemis. Ils dirigent la Silicon Valley et siègent aux conseils d’administration des entreprises. Ils constituent les deux partis politiques au pouvoir. Ils gèrent l’industrie de la guerre. Ils bavardent sans cesse sur les médias privés à propos de futilités et de ragots sur les célébrités. Nos ennemis nous inondent maintenant de messages politiquement corrects. Mais tant qu’ils ne seront pas renversés, tant que nous n’aurons pas repris le pouvoir des mains des propriétaires d’entreprise, les formes les plus insidieuses de racisme en Amérique continueront à prospérer.

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