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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2020-65

Noam Chomsky : Trump est tout à fait capable d’offrir une "surprise d’octobre".

Par C.J. Polychroniou, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 26 août 2020, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Noam Chomsky : Trump est tout à fait capable d’offrir une "surprise d’octobre".

Publié le 11 août 2020 Par C.J. Polychroniou, Truthout . Cette interview a été légèrement modifiée pour plus de clarté.

C.J. Polychroniou est politologue/économiste, il a enseigné et travaillé dans des universités et des centres de recherche en Europe et aux États-Unis. Ses principaux domaines de recherche portent sur l’intégration économique européenne, la mondialisation, l’économie politique des États-Unis et la déconstruction du projet politico-économique du néolibéralisme. Il contribue régulièrement à Truthout et est membre du Projet Intellectuel Public de Truthout. Il a publié plusieurs livres et ses articles sont parus dans divers journaux, magazines, revues et sites web d’information populaires. Nombre de ses publications ont été traduites dans plusieurs langues, notamment en croate, français, grec, italien, portugais, espagnol et turc. Il est l’auteur de "L’optimisme contre le désespoir : Entretiens avec CJ Polychroniou" , une anthologie d’entretiens avec Chomsky sur le capitalisme, l’empire, le changement social publiée à l’origine chez Truthout et rassemblée par Haymarket Books. [ paru en français chez LUX, NdT].

C.J. Polychroniou

Le président Trump arrive à la Maison Blanche à bord de Marine One le 9 août 2020, à Washington D.C. SAMUEL CORUM / GETTY IMAGES

Nous prenons pour acquis que les États-Unis sont une démocratie, mais il est indéniable que le pays glisse rapidement vers l’autoritarisme depuis l’arrivée au pouvoir de Trump, et ce, en partie grâce à un mécanisme archaïque connu sous le nom de Collège électoral.

La suppression par Trump des chiens de garde indépendants du gouvernement, ses attaques constantes contre les médias, sa rhétorique source de discorde, la façon dont il a géré la pandémie de coronavirus, sa décision d’envoyer des agents fédéraux pour écraser les manifestations et sa proposition de reporter les élections générales de novembre ne sont qu’un petit échantillon de la direction autocratique de Trump, mais ils en disent long sur le nuage noir qui plane sur les États-Unis.

En fait, il est tout à fait concevable que le pire soit encore à venir, déclare le grand intellectuel de premier plan Noam Chomsky. Dans cette interview exclusive pour Truthout, Chomsky affirme qu’une "surprise d’octobre" de Trump ou de ses acolytes ne peut pas être exclue.

C.J. Polychroniou : Depuis son arrivée au pouvoir, Trump a pris diverses mesures pour gouverner comme un autocrate. Sa dernière tactique consiste à envoyer des agents fédéraux dans les villes pour écraser les manifestations. Pouvez-vous nous parler des objectifs politiques qui se cachent derrière les abus de pouvoir de Trump dans l’application de la loi et nous dire si tout cela a un précédent dans l’histoire moderne des États-Unis ?

Noam Chomsky : Le célèbre économiste James Buchanan, l’une des principales figures du "libertarianisme" à l’américaine [Le libertarianisme, aussi appelé libertarisme (à ne pas confondre avec libertarisme de gauche et libertaire), est une philosophie politique, développée principalement aux États-Unis et dans quelques pays anglo-saxons, pour laquelle une société juste est une société dont les institutions respectent et protègent la liberté de chaque individu d’exercer son plein droit de propriété sur lui-même ainsi que les droits de propriété qu’il a légitimement acquis sur des objets extérieurs,NdL], a observé dans son ouvrage majeur "Les limites de la liberté" que la société idéale devrait être en accord avec la nature humaine profonde, ce qui est logique.

Puis vient la question suivante : Qu’est-ce que la nature humaine profonde ? Sa réponse a été très simple : "Dans un esprit strictement personnel, la situation idéale pour toute personne est celle qui lui permet une pleine liberté d’action et qui inhibe le comportement des autres de sorte à forcer l’adhésion à ses propres désirs. C’est-à-dire que chaque personne cherche à maîtriser un monde d’esclaves".

Il n’est pas facile de trouver de vrais êtres humains qui souffrent de cette pathologie, mais Trump semble être le bon candidat... Lorsque les inspecteurs généraux ont commencé à remplir leur rôle en enquêtant sur le marécage de corruption qu’il a créé, il les a renvoyés. Le procureur américain du district Sud de New York a été sommairement licencié lorsqu’il a commis la même erreur, remplacé par un attaché de presse dans le domaine du capital-investissement.

Ensuite, ça a été le tour des militaires : "La Maison Blanche intensifie ses efforts pour enrôler du personnel du Pentagone faisant preuve d’une allégeance incontestée envers le président Trump... ont déclaré des fonctionnaires actuels et du passé".

Lorsque le Sénat n’a pas, avec célérité, confirmé son choix du général à la retraite Anthony Tata, pour occuper "le poste politique le plus important du Pentagone", Trump l’a simplement nommé sans attendre l’approbation requise du Sénat. Voilà quelle a été la procédure habituelle sous Trump. Pourquoi s’embêter avec cette formalité juridique qu’est la confirmation du Sénat ?

Les pratiques sont à peu près les mêmes lorsque la population ose relever la tête. Ils sont alors menacés avec des "armes de mauvais augure" et des "chiens vicieux", ce dernier terme faisant référence à la répression des manifestants pour les droits civils qui a suscité horreur et ressentiment lorsqu’ils ont été utilisés dans le Sud profond il y a 60 ans.

Les fonctionnaires de l’État et les autorités locales [Trump] ont envoyé des paramilitaires pour attaquer les manifestants à Portland, Oregon, y compris l’unité tactique d’élite de la patrouille frontalière (BORTAC), formée pour utiliser la violence avec peu de supervision contre les misérables réfugiés qui meurent dans l’austère désert de l’Arizona, non loin de chez moi.

Faire face au "Mur des Mamans" de Portland [ Le "Wall of Moms" est un groupe, principalement composé de femmes qui s’identifient en tant que mères, qui ont manifesté lors des manifestations en soutien à George Floyd à Portland, Oregon, NdL] par la force brutale ne plaît pas beaucoup au grand public, même s’il proteste contre le fait que cela ne peut pas se produire ici : Nous ne sommes pas l’Italie de Mussolini !

Le soutien populaire à l’autocratie atteint des niveaux inquiétants. Près d’un quart des Républicains s’entendent pour dire que "le président Trump devrait fermer les principaux médias, comme CNN, le Washington Post et le New York Times".

Le BORTAC a donc été rappelé de Portland et il a repris sa mission qui est de démontrer que tout cela peut se produire et se produit effectivement ici, même si nous choisissons de ne pas regarder. Quelques jours après avoir quitté Portland, des unités lourdement armées du BORTAC ont effectué un raid sur une base d’aide humanitaire pour les réfugiés fuyant dans le désert de l’Arizona, "rassemblant plus de trente personnes qui recevaient des soins médicaux, de la nourriture, de l’eau et un abri face à la chaleur de 38°C.

Dans une démonstration de force massive, la patrouille frontalière, avec le BORTAC, a fait une descente dans le camp avec un véhicule blindé, trois ATVS [quads, NdT], deux hélicoptères et des dizaines de véhicules banalisés et non banalisés," rapporte un bulletin d’information de No More Deaths (Plus de morts).

Il y a bien plus encore. L’une des réactions est que "l’ordre mondial dirigé par l’Occident est en crise. Si les États-Unis réélisent Donald Trump, cela signifiera la crise finale, terminale". Il y a quelques années, on pouvait entendre ce genre de sentiment venant d’une personne debout au coin d’une rue tenant une pancarte indiquant "La fin est proche". Aujourd’hui, c’est ce qu’on lit dans le principal journal économique mondial, le Financial Times de Londres, et ces propos sont tenus par le modéré et très respecté analyste économico-politique Martin Wolf.

Une grande partie du monde en a eu plus qu’assez de l’ordre mondial dirigé par l’Occident au cours des siècles passés, mais ne serait guère enclin à accepter ce qui risque de se produire si Trump devait administrer un coup fatal. Y a-t-il des précédents dans l’histoire américaine ? Il faut vraiment chercher pour en trouver. Un des candidats possibles est le héros de Trump, Andrew Jackson, qui aurait déclaré du président de la Cour suprême "John Marshall a pris sa décision, laissez-lui maintenant l’appliquer" lorsque Jackson a défié les ordres de la Cour qui voulait mettre fin à sa campagne d’expulsion brutale des Indiens.

Nous ne devrions pas non plus négliger le fait que le soutien populaire à l’autocratie atteint des niveaux inquiétants. Peu de signes sont plus clairs que l’attitude envers les médias. Près d’un quart des Républicains sont d’accord pour dire que "le président Trump devrait fermer les grands médias traditionnels tels que CNN, le Washington Post et le New York Times". Deux fois plus de Républicains, soit près de la moitié, sont d’accord pour dire que "le président devrait avoir le pouvoir de fermer les médias qui ont un mauvais comportement" et que "les médias sont l’ennemi du peuple américain", et ils ont un mauvais comportement. Les Démocrates ne sont pas si extrêmes, mais les chiffres ne sont pas très rassurants.

Qu’en est-il de sa suggestion de retarder les élections générales de novembre, décision à laquelle il refuse de renoncer ? Étant donné qu’il n’a pas le pouvoir constitutionnel habilité pour faire appliquer une proposition aussi incroyable, comment peut-on l’en empêcher ?

Des manifestations populaires de masse pourraient l’arrêter, peut-être une grève générale, incitant les vrais maîtres à intervenir pour préserver la société dont ils sont en grande partie les propriétaires. S’il s’agit d’une véritable démonstration de force, Trump peut être arrêté par les militaires – s’ils décident de faire respecter la Constitution. En ces jours étranges, beaucoup de gens ont sûrement dû se rendre compte que la tentative de purge du commandement militaire par Trump pourrait avoir été planifié pour faire face à une telle éventualité – ce qui aurait été impensable il y a quelques années.

Il pourrait être utile de prêter attention à certaines analogies dans l’ordre social mondial actuel en déclin. Récemment, la copie conforme de Trump au Brésil, le président Jair Bolsonaro, a voulu licencier les enquêteurs chargés du dossier sur les activités sordides de sa famille. Il a été bloqué par la Cour suprême.

La plus ancienne démocratie parlementaire du monde vacille également, sous le régime du Premier ministre Boris Johnson, qui se distingue en Europe par son incapacité digne d’un Trump à gérer la pandémie. Lorsque Johnson a voulu imposer sa version du Brexit, il a simplement suspendu le Parlement, un acte sans précédent qui a été amèrement condamné par les autorités juridiques britanniques et annulé par la Cour suprême. Les États-Unis sont à la traîne.

Les attaques de Trump concernant le service postal américain se multiplient l’année même d’un scrutin par correspondance. En fait, son nouveau ministre des Postes, Louis DeJoy, a déjà pris des mesures pour ralentir la distribution du courrier, et il est même question de fermer des bureaux de poste dans tout le pays dans un effort apparent pour priver les électeurs de leur droit de vote. Concernant l’état du système politique américain et de la démocratie américaine au XXIe siècle que nous dit la façon dont Donald Trump sape avec succès la gouvernance démocratique ?

Donald Trump et le symbole du Parti Républicain

Dans les manoeuvres mises en place par Trump dans son choix pour miner le service postal, on trouve plusieurs facteurs convergents. L’un d’eux est le point de vue étroit au sujet des élections. Les Républicains savent qu’ils ont un problème. Ils sont le parti d’une minorité qui se réduit.

Ce n’est pas avec leurs politiques au service permanent de la richesse extrême et du pouvoir des grandes entreprises qu’ils peuvent séduire les électeurs, ils doivent donc mobiliser ces derniers sur des "questions culturelles", une position peu sûre.

Pour rester au pouvoir, ils doivent recourir à des moyens tels que la purge massive des électeurs pour s’assurer que les "mauvaises personnes" ne contaminent pas les élections, une histoire incroyable exposée par le journaliste d’investigation Greg Palast. Ralentir le service postal pourrait ouvrir la porte à des contestations de l’élection si celle-ci ne peut pas être volée par d’autres moyens.

Mais il y a des raisons plus profondes dont nous avons déjà parlé. Le parti Républicain moderne ressent une haine viscérale à l’encontre de la poste [américaine], et ce pour de bonnes raisons. C’est une institution gouvernementale très efficace, un fait qui peut donner aux électeurs l’idée subversive que le gouvernement pourrait être un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Elle n’offre aucune possibilité de profit privé et rend bien des services à la population, elle pourrait faire beaucoup plus si elle était délivrée de la malveillance du Congrès. Ce sont là des leçons qu’il faut garder à l’esprit pour les masses dangereuses. Pire encore, les adorateurs des soi-disant pères fondateurs pourraient ne pas être en mesure de continuer à occulter le fait qu’ils ont conçu le service postal comme une subvention à une presse libre et indépendante – c’est un anathème. Les implications pour ce qui reste de la gouvernance démocratique après 40 ans de l’assaut néolibéral, renforcé par le boulet qu’est Trump, n’ont guère besoin d’être élaborées.

Trump a essayé d’utiliser la pandémie de coronavirus d’une manière qui sert ses objectifs de réélection, plutôt que l’intérêt du public américain. Avec des cas de coronavirus atteignant de nouveaux records presque chaque jour, n’est-il pas possible qu’il utilise le COVID comme un moyen de renforcer sa proposition de reporter les élections de novembre ?

Il est assez désespéré pour tenter pratiquement tout. Et il recevra beaucoup de soutien. Les chefs d’entreprise pourraient se plaindre des bouffonneries de Trump. C’est particulièrement vrai pour ceux qui aiment se présenter comme les dirigeants humains et cultivés de "sociétés charitables" selon la rhétorique des années 50, systématiquement revalorisés lorsque c’est nécessaire pour surmonter les "atteintes à la réputation". Mais tant que Trump reconnaît où se trouve le vrai pouvoir et suit les règles, ils le préfèrent à des alternatives incertaines qui risqueraient d’être sujettes à des pressions venant de personnes soucieuses de l’intérêt général.

Donald Trump et Joe Biden

Alors que Joe Biden se plie aux pressions des activistes et que les sondages en sa faveur progressent, l’inquiétude des vrais maîtres de l’univers va grandissante. Les titres des unes nous indiquent que "Les investisseurs commencent à poser des questions : Et si Joe Biden devenait président ? "

Ces articles rapportent que les investisseurs craignent que le bon filon n’en vienne à se tarir si leur champion est expulsé. Les industries des combustibles fossiles sont particulièrement inquiètes. Un titre de la presse texane dit : "Les donateurs venant de l’industrie du pétrole se pressent autour de Trump alors que Biden durcit sa position sur le climat".

On peut y lire qu’ils "font des chèques au président Donald Trump avec bien plus de zèle qu’il y a quatre ans, alors que Biden fait campagne sur un plan climatique qui vise à éliminer les émissions de carbone d’ici le milieu du siècle", peut-être même plus tôt, mais aussi sur son programme de 2000 milliards de dollars pour résoudre certains des nombreux problèmes auxquels il faut s’attaquer – ce n’est pas assez, mais c’est un progrès substantiel.

De nombreux sondages indiquent que Trump est à la traîne de Biden avec un écart d’un nombre à deux chiffres. Que pourrait-il se passer, entre aujourd’hui et Novembre, qui pourrait renverser la vapeur ?

C’est tout sauf une certitude. La falsification des élections est une industrie énorme. Le financement massif des campagnes électorales dans les derniers jours peut avoir un effet majeur, comme cela semble s’être produit en 2016.

Le principal spécialiste en financement des campagnes électorales, Tom Ferguson, a constaté qu’une "double vague d’argent" tant pour le président que pour le Sénat a eu un impact substantiel et probablement décisif dans les derniers jours de la campagne de 2016.

Nous avons déjà envisagé la possibilité que l’ingérence des Républicains dans le vote par correspondance puisse brouiller les cartes. En dehors de tous ces dispositifs visant à saper l’intégrité limitée des élections, Trump est tout à fait capable d’une "surprise d’octobre". Il n’est pas difficile d’évoquer diverses options. Ce n’est pas le moment, séduit par des espoirs douteux, de baisser la garde.

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