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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2020-20

Noam Chomsky : L’Amérique a construit une dystopie mondiale

Par Robert Scheer et Natasha Hakimi Zapata, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 25 mars 2020, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Noam Chomsky : L’Amérique a construit une dystopie mondiale

10 Janvier 2020 par Robert Scheer et Natasha Hakimi Zapata

Noam Chomsky, militant et auteur . (Adel Hana / AP)

Il est presque impossible de vivre dans le monde d’aujourd’hui sans avoir entendu parler du légendaire Noam Chomsky. Son travail de linguiste, d’historien, de militant politique et de philosophe, qui couvre près d’un siècle, a eu un impact incommensurable sur les perceptions du monde contemporain. Non seulement plus d’une centaine de livres sont-ils devenus la référence d’un vaste courant de la pensée moderne, mais il est lui-même devenu une personnalité publique très admirée dont la réflexion sur l’actualité est plus que jamais essentielle dans notre climat sociopolitique de plus en plus hostile et chaotique.

Si lui et Robert Scheer, le célèbre penseur de gauche et rédacteur en chef de Truthdig, sont tous deux bien connus dans les milieux progressistes pour leur travail de toute une vie, travail qui remet en question les systèmes d’oppression et les récits mensongers sur l’exception américaine, ils n’avaient jusqu’à présent jamais pu échanger publiquement. Dans une remarquable interview croisée en deux parties, Chomsky et Scheer se rencontrent pour discuter de sujets allant du type d’avenir dystopique auquel nous sommes confronté jusqu’au succès malencontreux et brutal de l’empire américain.

Fondant sa première question sur l’immense travail de Chomsky, Scheer se concentre sur les textes bien connus d’Aldous Huxley et de George Orwell - "Le meilleur des mondes" et "1984",faisant le postulat qu’il y a "une fusion de ces deux modèles totalitaires et dystopiques qui émergent".

"Je pense que nous pouvons commencer en partant du principe que nous devons nous inquiéter d’un avenir dystopique. Quel modèle voyez-vous émerger ?" demande Scheer.

Chomsky propose une réponse détaillée inspirée du roman "Nous" de Yevgeny Zamyatin et de "L’ère du capitalisme de surveillance" de Shoshana Zuboff, qui, selon lui, offrent la meilleure anticipation et décrivent le système de techno-surveillance qui est déjà en cours d’implantation aux États-Unis et au-delà, alors que des sociétés comme Google, Amazon et autres trouvent des façons novatrices d’exercer un contrôle sur l’humanité.

"Le type de modèle vers lequel la société évolue est déjà largement visible en Chine, où les systèmes de surveillance sont très pesants et où on trouve ce qu’on appelle un système de crédit social", explique Chomsky. "Vous recevez un certain nombre de points, et si vous, disons, vous traversez la chaussée en dehors des passages piétons, si vous enfreignez une règle du code de la route, vous perdez des points. Si vous aidez une vieille dame à traverser la rue, vous gagnez des points. Très vite, tout cela est interiorisé, et votre vie est entièrement dédiée à vous assurer que vous respectez les règles établies. Cela va prendre de plus en plus d’ampleur avec l’arrivée de ce qu’on appelle l’internet des objets, c’est-à-dire que chaque appareil autour de vous - votre réfrigérateur, votre brosse à dents, etc. - recueille des informations sur ce que vous faites, anticipe ce que vous allez faire ensuite, essayant de le contrôler, vous conseillant quand à ce que vous devez faire ensuite."

De façon peut-être encore plus inquiétante, Chomsky affirme que "Huxley avait en quelque sorte raison" en faisant le postulat que "les gens ne voient pas [cette forme de surveillance] comme une intrusion ; ils la voient simplement comme quelque chose qui est habituel dans la vie, tout comme le soleil qui se lève le matin".

Dans la partie peut-être la plus angoissante de l’entretien, Scheer pose à Chomsky une question que beaucoup de gens se posent aujourd’hui, alors que divers facteurs d’origine humaine menacent l’existence même de l’humanité. "Est-ce la fin des temps pour notre espèce ?" demande-t-il. J’ai relu votre livre, "Dominer le monde ou sauver la planète", [et tout d’abord,] vous y mentionnez que la durée de vie moyenne d’une espèce est de 100.000 ans [et] que nous pourrions bien être en train d’arriver à la fin de cette période dysfonctionnelle. Et deuxièmement, la question est de savoir si être intelligent, comme nous le définissons, est un moyen efficace pour éviter les catastrophes et empêcher l’anéantissement de l’espèce.

"La raison pour laquelle cette question est pertinente en ce moment," poursuit Scheer, "est que nous avions les meilleurs et les plus brillants esprits, comme David Halberstam les avait décrits, qui nous ont légué la guerre froide, et le Vietnam, et l’Irak et tout le reste et, vous savez, qui ont transféré l’argent de Main Street à Wall Street [« Main Street » est utilisé dans les discours politiques pour faire référence aux besoins et attentes du peuple américain NdT], et tout ça. Et maintenant, on a quelqu’un que les gens aiment à qualifier de très grossier, vulgaire et mal poli, c’est Donald Trump. Et nous avons le "Trump-washing". D’un seul coup, les gens intelligents, de tendance libérale qui sont à l’origine d’ une grande partie de ces pratiques sont maintenant blanchis, ou Trump-washed, par ce bouffon".

"["Dominer le monde ou sauver la planète"] commence par la remarque du grand biologiste Ernst Mayr, qui [fait remarquer] que l’intelligence semble être une sorte de mutation létale", explique Chomsky. "Si vous observez ce qu’on appelle le succès biologique, ce qui permet aux espèces de survivre et de proliférer, il s’avère que plus on monte dans l’échelle de ce que nous appelons l’intelligence, plus la capacité de survie décline. Ainsi, les espèces qui réussissent le mieux sont les coléoptères, par exemple, qui ont un créneau immuable ; ils ne changent jamais. Tout change, le monde entier change, mais ils s’en tiennent à leur créneau et continuent de se reproduire et tout va bien pour eux. ... Au fur et à mesure que l’on passe à ... de plus gros mammifères, leur capacité de survie décroit. Et quand on en arrive aux humains ? Eh bien, on pourrait dire que... nous sommes en train de confirmer la thèse de Mayr. Pas tellement pour les raisons que vous avez mentionnées, qui sont déjà assez négatives, mais aussi parce que nous sommes lancés dans une course à la destruction de toute vie humaine organisée. Et cela avec la complicité de ceux qui se disent les meilleurs et les plus brillants, et les rustres Trumpiens... tous se précipitent vers le désastre, en toute connaissance de cause, réel témoignage de l’intelligence humaine. Et ce n’est que le début".

Chomsky évoque l’incroyable échec mondial dans la lutte contre le changement climatique, ainsi que la course aux armements nucléaires, qui tous deux conduisent l’humanité vers un gouffre dont il est peut-être impossible de s’écarter. La conversation passe ensuite à une discussion sur l’empire américain et ce que Chomsky considère comme sa victoire indéniable même si mal comprise. Alors que Scheer aborde la question d’un point de vue militaire, par lequel les États-Unis ont conduit à une série d’échecs bellicistes qui ont entraîné une période marquée par une profonde instabilité mondiale, Chomsky quant à lui adopte une approche économique.

"Le modèle impérial, qui a triomphé, [a] empêché d’autres pays d’évoluer vers un développement indépendant, et a donc conduit à une situation par laquelle les multinationales américaines dominent le monde", affirme-t-il. "C’est ce qui a conduit à une situation dans laquelle [l’empire américain est] principalement conçu au profit du capital américain, qui a réussi au-delà de toute attente.

Écoutez la première partie du remarquable débat entre Scheer et Chomsky, et soyez, la semaine prochaine, à l’écoute de la deuxième partie qui sera consacrée au conflit israélo-palestinien et son impact mondial. Vous pouvez également lire une transcription de l’interview en dessous de la partie média et trouver les épisodes précédents de "Scheer Intelligence" ici (https://www.truthdig.com/av-booth/category/scheer-intelligence/).

- Introduction deNatasha Hakimi Zapata

// AUDIO en anglais 

Robert Scheer : Bonjour, ici Robert Scheer avec une nouvelle émission de "Scheer Intelligence". Et dans ce cas - comme je le dis toujours, l’intelligence est du côté de mes invités ; et plus précisément aujourd’hui, je le dis avec beaucoup de respect et d’admiration. Mon invité est Noam Chomsky. Et il se trouve qu’il s’agit ici de ma première vraie rencontre avec cet homme. Mais il est évident que, comme beaucoup de gens dans le monde entier, je le connais par ses écrits.

Et je suis franchement plutôt intimidé. Et cela m’a conduit à, repenser à un moment précédent de ma carrière journalistique, alors que j’étais rédacteur en chef du magazine Ramparts, et que le New York Times avait violemment attaqué Bertrand Russell pour son travail pacifiste, son engagement au sujet du désarmement nucléaire, et tout particulièrement concernant son opposition à la guerre du Vietnam. Or Russell avait la réputation d’être un grand critique du communisme, et était bien connu pour ça. Cela représentait un réel problème pour des médias qui souhaitaient soutenir cette guerre. Et le New York Times - alors qu’on parle beaucoup de fake news et de véritable information - a lancé la fake selon laquelle Russell avait en quelque sorte perdu sa faculté de raisonnement. Et ils se sont en fait livrés à une véritable attaque de moralité diffamatoire et ce, dans un éditorial et dans des articles.

Je me suis donc dit, bon je vais aller au Pays de Galles, là où il vivait, et il était d’accord pour être interviewé. Et j’y suis allé, et j’ai trouvé un homme [incroyablement] frêle, oui ; il avait alors 94 ans, et proche de ses 95 ans. Nous avons publié ça en 67, donc je l’ai rencontré un mois ou deux avant. Et Norman Rockwell, qui était un grand fan de Russell, avait été tellement blessé par cette attaque diffamatoire qu’il a proposé d’offrir son talent pour faire la couverture de Ramparts, ce magnifique dessin de Bertrand Russell. Et j’ai trouvé cet homme - qui était aussi lucide que vous pouvez l’être ; frêle physiquement, mais incroyablement précis - et nous avons fait une splendide interview .

Maintenant, je suis là [rires] - les gens ont critiqué Noam Chomsky, mais ils l’ont fait quand il était un jeune homme vigoureux, et plus maintenant. Mais je vois le parallèle entre vous et Russell. Vous savez, de grands intellectuels qui étaient disposés, comme vous l’avez été, à être également des militants, ou à jouer un rôle actif, etc.

Love Island

Et je voudrais commencer par une question d’ordre intellectuel. Il s’agit d’une lettre qu’Aldous Huxley a écrite à Orwell à l’occasion de la publication de "1984". Il s’agissait d’une publication post deuxième guerre mondiale, à la fin des années quarante, et [Huxley] avait écrit "Le meilleur des mondes" en 1931. Et j’espère que tous ceux qui écoutent ceci...

Noam Chomsky : vous dites Huxley avait ?

RS : Huxley avait, oui. Désolé. Et j’espère que tous ceux qui nous écoutent connaissent bien sûr ces livres. L’un d’entre eux, celui d’Orwell, est très sombre - décrivant le totalitarisme, le sadisme, etc. de l’État totalitaire ; et Huxley offre un point de vue qui est également un reflet des travaux que Noam Chomsky a écrits sur une société de la publicité, une société manipulatrice, une société de consommation. La fabrique du consentement, l’effet dopant du sport et du consumérisme, ce qui endort les gens les amenant à tout accepter. Et dans sa lettre à Orwell - par un hasard de l’histoire, Huxley avait été, en 1917, le professeur de français d’Orwell à Eton, et le connaissait. Et l’éditeur l’avait envoyée à Huxley en pensant que celui-ci ne ferait que marquer son approbation. Or Huxley a dit des choses gentilles, mais il a ajouté : Je pense que vous n’avez rien compris ; ce ne sera pas aussi flagrant, parce que les classes dirigeantes qui veulent conserver leur pouvoir trouveront que des méthodes plus subtiles, plus manipulatrices, sont beaucoup plus efficaces. Voilà quelle a été la réplique de Huxley à Orwell.

Bien, votre propre travail parle en quelque sorte de tout cela. Et quand je considère la situation actuelle aux États-Unis, il me semble que nous avons un amalgame de ces deux modèles totalitaires et dystopiques qui émergent. Nous, pour reprendre les mots de Neil Postman, nous divertissons les gens jusqu’à la mort, nous les distrayons ; dans vos écrits, vous avez parlé de ces distractions. Mais nous sommes aussi un État militarisé. Nous subissons une surveillance répressive, et nous utilisons la loi sur l’espionnage. Nous avons les ressources ; nous avons 800 bases.

Alors, partons de là. Je pense que nous pouvons commencer par l’hypothèse que nous devons nous préoccuper d’un avenir dystopique. Quel modèle voyez-vous émerger ?

NC : En fait, je pourrais ajouter un troisième modèle. Le premier de cette série de romans dystopiques a été le livre de Zamyatin "Nous", écrit en 1920, livre russe, qui donne une image très vivante d’une société dystopique qui d’une certaine façon fusionne les sortes de représentations que Huxley et Orwell développaient. Mais nous nous dirigeons très clairement vers une société de surveillance étroite. Il y a un travail intéressant là dessus que vous connaissez probablement, celui de Shoshana Zuboff, professeure à Harvard, qui a écrit un livre "Le capitalisme de surveillance" je crois, qui traite des techniques qui sont développées pour influencer, contrôler les comportements, contrôler les gens grâce à l’utilisation de la technologie moderne.

Donc, comme vous le savez sûrement, quand vous conduisez une voiture, celle-ci recueille une tonne d’informations sur vous, qui sont retransmises au constructeur automobile à une source centrale, qui se trouve nous ne savons pas vraiment où. Et voilà, si vous roulez dans la rue principale de Tucson, où nous nous trouvons actuellement, et que les informations recueillies indiquent que vous aimez les restaurants chinois, alors si vous avez le bon type de gadgets dans votre voiture, il y aura une publicité qui vous dira, voyez, à 800 mètres d’ici, il y a un restaurant chinois qui pourrait vous plaire. Et ce n’est pas seulement utilisé pour vous inonder d’informations, mais c’est aussi fait pour vous contrôler.

Ainsi, par exemple, les compagnies d’assurance observent ce que vous faites, si votre voiture est bien connectée. Et si elles vous voient griller un feu rouge, elles peuvent vous envoyer un message instantané vous disant que vous feriez mieux de faire attention, parce qu’autrement votre tarif d’assurance va augmenter. Ils peuvent même aller jusqu’à verrouiller votre voiture, vous savez. Mais il y a une combinaison de punitions et de formatage, pour essayer de vous orienter dans certaines directions. Vous le réalisez à chaque fois que vous cherchez quelque chose sur Google, vous savez ; et ensuite vous récupérez un tas de machins qui vous disent que vous aimeriez ceci ou cela, ou que vous voulez faire ceci ou cela, et ainsi de suite.

Tout cela va de pair avec, s’oriente vers le contrôle des gens au travail. C’est ainsi que tout ça a commencé - en fait, cela a commencé en Suède, mais ça se développe maintenant chez nous - on a placé des puces intradermiques en y incitant les employés. Si vous acceptez de faire vous faire implanter une puce, vous avez alors, vous savez, un accès gratuit à la machine à café, et vous pouvez faire toutes ces choses intéressantes, donc les gens le font. Mais cela permet aussi de contrôler ce que vous faites. Par exemple, si vous travaillez dans un entrepôt d’Amazon - ce qui est un travail éreintant - ils ont déjà mis en place des systèmes permettant d’établir les itinéraires les plus rapides entre tel et tel endroit.

Et si vous faites partie de ces gens qui font toujours la course pour essayer de respecter un horaire, et que vous vous écartez de l’itinéraire, vous recevez immédiatement un blâme. Si vous prenez un peu de temps pour saluer un ami, vous recevez instantanément un avertissement. UPS utilise ça pour contrôler les chauffeurs de camion. Donc si vous faites une marche arrière quand vous n’êtes pas supposé, vous recevez un avertissement. Si vous vous arrêtez pour prendre une tasse de café alors que ce n’était pas prévu dans votre emploi du temps, vous recevez un avertissement. En fait, ils prétendent avoir augmenté leur efficacité ; les gens intériorisent tout ça, et vous vous précipitez pour respecter les commandes, et ils peuvent prétendre qu’ils arrivent maintenant à faire plus de livraisons avec moins de chauffeurs, etc.

Etoile et caméras

C’est le genre de modèle vers lequel la société se dirige, et qui est déjà largement illustré en Chine, là où ils ont des systèmes de surveillance très pesants - des caméras, vous voyez, les dispositifs qui vous suivent, et tout ça. Et vous obtenez un - ils ont ce qu’ils appellent un système de crédit, système de crédit social. Vous recevez un certain nombre de points, et si vous, disons, vous traversez en dehors des passages piétons, si vous enfreignez une règle du code de la route, vous perdez des points. Si vous aidez une vieille dame à traverser la rue, vous gagnez des points. Très vite, tout cela est intériorisé, et votre vie est entièrement dédiée à vous assurer que vous respectez les règles établies. Cela va prendre de plus en plus d’ampleur avec l’arrivée de ce que l’on appelle l’internet des objets. Cela signifie que chaque appareil autour de vous - votre réfrigérateur, votre brosse à dents, etc. - recueille des informations sur ce que vous faites, anticipe ce que vous allez faire ensuite, essayant de le contrôler, vous conseillant quant à ce que vous devez faire ensuite. Et dans une certaine mesure, Huxley avait en quelque sorte raison. Les gens ne considèrent peut-être pas ça comme une intrusion ; ils le voient simplement comme quelque chose qui est habituel dans la vie, tout comme le soleil qui se lève le matin.

RS : Bien, allons plus loin : la liberté est définie comme la souveraineté du consommateur. Et ils pensent que le choix des chaussures à acheter ou de faire la meilleure affaire - ça c’est le domaine d’Amazon - et c’est une conception très restreinte de la liberté. Parce que si en fait vous pensez à la liberté politique, ou à l’activisme social, ou à l’implication dans la vie morale de votre communauté, alors vous serez un peu réticent quant à la diffusion de ces informations. Mais je voudrais juste faire une remarque à ce sujet. Ce qu’Edward Snowden a plus que quiconque révélé - et je pense que c’est quelque chose que vous savez très bien, ayant vous même été au centre d’une grande partie de cette technologie au MIT pendant tant d’années - c’est qu’il existe un lien étroit entre ce que le secteur privé peut obtenir et ce que le gouvernement possède. Et la grande révélation de Snowden a été qu’il n’y a pas de muraille entre Google et Amazon d’une part et le gouvernement d’autre part. En fait, nous savons maintenant qu’Amazon est en train de développer le cloud pour conserver toutes ces informations pour le gouvernement, pour la CIA, pour les agences de renseignement.

Pour en revenir à ces modèles dystopiques, nous avons en fait une situation dans laquelle les gens, à la manière de Huxley, renoncent à leurs informations parce qu’ils prennent de la drogue,que ce soit sous forme de consumérisme ou autre. Mais nous avons aussi l’image orwellienne de Big Brother qui sait tout, parce que nous savons que la NSA et la CIA et toutes les autres agences récupèrent toutes ces données de Google. Et donc voilà la question que je veux vous poser, est-ce la fin des temps pour notre espèce ? Et est-ce une réflexion - et je sais que cela va sembler alarmiste, mais j’ai relu votre livre, "Dominer le monde ou sauver la planète" qui date, je crois, de 2003. Donc, selon les critères d’Internet, c’est très récent. Et vous y mentionniez que la durée de vie moyenne d’une espèce est de 100 000 ans. C’est ce que j’en ai retiré. Et que nous pourrions bien être en train d’arriver à la fin de cette période dysfonctionnelle, quelle que soit la façon dont cela se produit. Et deuxièmement, la question est de savoir si le fait d’être intelligent, comme nous le définissons, est un moyen efficace pour éviter les catastrophes et empêcher l’anéantissement de l’espèce.

Et vous laissez cette question en suspens. La raison pour laquelle cette question est pertinente en ce moment, c’est que nous avions les meilleurs et les plus brillants esprits, comme David Halberstam les avait décrits, qui nous ont légué la guerre froide, et le Vietnam, et l’Irak et tout le reste, et vous savez, qui ont transféré l’argent de Main Street à Wall Street, et tout ça. Et maintenant, on a quelqu’un que les gens aiment à qualifier de très grossier, vulgaire, mal poli, c’est Donald Trump. Et nous avons le "Trumpwashing". D’un seul coup, les personnes intelligents et de tendance libérale qui sont à l’origine d’une grande partie de ces pratiques sont maintenant blanchies, ou "Trumpwashed", par ce bouffon. Je voudrais donc vous demander, tout d’abord, si nous sommes à la fin des temps dans ce sens ? Et quelle est cette bataille, telle que je la définirais, entre le clintonisme et le trumpisme ?

[partie omise 13:19 - 13:52]

NC : Bien, vous soulevez de nombreux points. Je devrais dire qu’il y a une sorte de structure subtile dans le livre que vous avez mentionné, peut-être trop subtile pour que quiconque le remarque. Il commence, le livre commence par la remarque du grand biologiste Ernst Mayr, qui a souligné que - il a effectivement mentionné que la vie moyenne d’une espèce - cela fait des dizaines de milliards d’espèces - est d’environ 100 000 ans ; ce n’est pas très loin de nous, nous en sommes peut-être à 200 000 ans. Mais ce qu’il voulait dire, c’est que l’intelligence semble être une sorte de mutation létale. Si vous observez ce qu’on appelle le succès biologique, ce qui permet aux espèces de survivre et de proliférer, il s’avère que plus on monte dans l’échelle de ce que nous appelons l’intelligence, plus la capacité de survie décline. Ainsi, les espèces qui réussissent le mieux sont les coléoptères, par exemple, qui ont un créneau immuable ; ils ne changent jamais. Tout change, le monde entier change, mais ils s’en tiennent à leur créneau continuent à se reproduire et tout va bien pour eux. En fait, on a demandé un jour à Julian Huxley, le frère d’Aldous, lui même grand biologiste, ce que la biologie lui avait appris sur Dieu. Il a répondu que ce qu’on lui avait appris, c’est que Dieu aime les coléoptères. Parce qu’il y a un nombre immense d’espèces qui sont partout, et ils s’en sortent très bien. Une autre espèce qui se porte bien, c’est celle des bactéries, la plus stupide de toutes, mais elles mutent très rapidement. Et donc elles s’adaptent à toutes les situations qui se présentent.

Au fur et à mesure que l’on passe à, disons, des mammifères — disons des plus gros mammifères — leur capacité de survie décroit. Et quand on en arrive aux humains ? Eh bien, on pourrait dire que - et c’est, laissez-moi préciser, à la toute fin de ce même livre, il y a une citation de Russell. On demande à Russell quand la paix régnera sur terre ? Et il dit, il y aura la paix sur terre une fois que tous les organismes supérieurs auront disparu, et nous en revenons à la bactérie, et ainsi de suite ; alors, il y aura la paix. C’est ça en gros la structure. Maintenant, si vous y réfléchissez, nous sommes là depuis près de deux cent mille ans, nous sommes censés être l’espèce la plus intelligente - nous sommes en train de confirmer la thèse de Mayr. Pas tellement pour les raisons que vous avez mentionnées, qui sont déjà assez négatives, mais aussi parce que nous sommes lancés dans une course à la destruction de toute vie humaine organisée. Et cela avec la complicité de ceux qui se disent les meilleurs et les plus brillants, et les rustres trumpiens, et... tous s’y précipitent. Je suis donc sûr que les PDG d’ExxonMobil et de JPMorgan Chase en savent autant que nous sur le réchauffement climatique. Mais ils sont conscients - et ils le savent pertinemment, que poursuivre dans la même voie - maximiser l’utilisation des combustibles fossiles, inonder le développement des combustibles fossiles de l’argent des banques - ils savent avec certitude que c’est ça qui va détruire les possibilités de vie humaine organisée, et ça dans un avenir pas très lointain.

Allons jusqu’à l’autre extrême, Trump ne se soucie de rien d’autre que de lui-même. Je ne pense pas qu’il ait une autre idée en tête, juste lui. Qu’est-ce qu’il fait ? Eh bien, il fait ce qui est bon pour lui : garder son principal électorat satisfait, les riches et les puissants, et d’une certaine manière, contrôler les autres. Et une façon de le faire, c’est de dire : maximisons l’utilisation des combustibles fossiles. Utilisons plus de charbon, utilisons plus d’énergie, soyons le plus grand pays du monde. Nous sommes de nouveau le plus grand producteur de fossiles - du pétrole, dépassant l’Arabie Saoudite. C’est magnifique, faisons tous la fête.

Est-ce qu’il sait ce qu’il va se passer ? Eh bien, même lui le sait. Il sait, par exemple, que le niveau de la mer monte, que c’est dangereux. En fait, il a demandé au gouvernement irlandais de l’autoriser à construire un mur - vous savez, il adore les murs - pour protéger son terrain de golf en Irlande de la montée du niveau de la mer. Son administration a produit l’un des documents les plus surprenants de l’histoire de l’humanité. L’administration des transports a publié une longue évaluation environnementale de plusieurs centaines de pages, je crois, qui prévoit que d’ici la fin du siècle, les températures auront augmenté de sept degrés Fahrenheit [13,8 ° Celsius, NdT]. C’est ce que les climatologues qualifient de cataclysmique, c’est environ deux fois le niveau auquel une société humaine organisée peut survivre. Et ils en ont tiré une conclusion. La conclusion est que nous ne devrions pas mettre plus de contrôles d’émissions sur les automobiles et les camions. Pourquoi ? C’est un argument solide. Nous allons de toute façon droit dans le mur, et à toute vitesse, alors pourquoi ne pas nous amuser ?

Voilà vous avez maintenant le tableau, tout le monde se précipite vers le désastre, en le sachant parfaitement, un excellent témoignage de l’intelligence humaine. Et ce n’est que le début. Il y a autre chose, dont - du moins de ça, certains parlent - il y a un autre danger, au moins aussi extrême, dont on parle à peine. Et c’est la menace de guerre nucléaire, qui augmente considérablement. Qui s’accroît immensément. Pas seulement le nucléaire - la nouvelle étude sur la stratégie nucléaire, ce qui est déjà assez grave ; celle d’Obama avant était aussi assez épouvantable. Mais aussi le démantèlement de tout le système de contrôle des armements qui nous a plus ou moins à peine maintenus en vie. Quiconque se penche sur l’histoire de la période des armes nucléaires sait que c’est une sorte de miracle que nous ayons survécu aussi longtemps. Il y avait un système de contrôle des armements. Une partie essentielle de ce système était le traité ABM [Anti-Ballistic Missile NdT], que George W. Bush a démantelé. La deuxième partie importante était le traité FNI [Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire NdT], négocié par Reagan et Gorbatchev, qui a réduit fortement la menace de guerre nucléaire pendant 20 ans. Trump vient de l’abandonner, et on entend presque rien à ce sujet.

Et d’ailleurs, immédiatement après l’avoir abandonné, le Pentagone a effectué un essai, de toute évidence prévu de longue date, d’un missile qui viole le traité. Implorons seulement les Russes et les autres, s’il vous plaît, faites en autant, développez des missiles pour nous détruire. Le traité "Ciel ouvert", initié par Eisenhower - c’était alors un monde différent - est le prochain sur le billot, ne faites pas ça. Le traité New START viendra ensuite ; l’administration a déjà dit qu’elle ne le signerait pas. Cela met fin au système de contrôle des armements ; nous avons maintenant toute liberté pour inventer de plus en plus d’armes destructrices pour bien nous assurer que d’autres en font autant. Si vous lisez les communiqués de Lockheed Martin et d’autres fabricants d’armes, vous constaterez qu’ils sont en extase à l’idée d’obtenir d’énormes contrats pour trouver des moyens de tous nous détruire et pour s’assurer que d’autres le fassent aussi. Pratiquement pas un mot sur ce sujet.

Voilà ça c’est l’intelligence à tous les niveaux, on est d’accord. Alors peut-être qu’Ernst Mayr a raison, et les êtres humains démontreront qu’il est [c’est] faux de penser qu’il vaut mieux être intelligent que stupide. Nous sommes censés être intelligents ; regardez ce que nous faisons. C’est tout à fait différent des systèmes, et de la surveillance et du contrôle dont vous parlez. Ce sont les problèmes majeurs de toute l’histoire de l’humanité. Il n’y a jamais eu un moment dans l’histoire de l’humanité où nous avons dû prendre une décision quant à choisir si l’espèce allait survivre sous une forme reconnaissable. Et d’autres espèces avec elle ; nous sommes actuellement en train de détruire des espèces à un rythme jamais vu auparavant. En fait, nous en arrivons au point où, si vous prenez en considération l’augmentation de la température et le pourcentage de particules de CO2 dans l’atmosphère, nous revenons à des périodes d’il y a des centaines de milliers, voire des millions d’années, un moment où le niveau de la mer était peut-être de 7 ou 9 mètres plus haut. Qu’est-ce que cela nous dit sur la vie humaine ? Que faisons-nous à ce sujet ? Maximiser l’effort avec les États-Unis qui mènent la danse. Tous les autres pays du monde essaient au moins de faire quelque chose ; les États-Unis sont les seuls à s’être retirés de l’accord de Paris, pourtant bien timide, et ils s’emploient maintenant à maximiser ces deux catastrophes simultanées. D’autres pays sont plutôt mauvais, mais nous sommes en tête - le pays le plus puissant et le plus riche de l’histoire. Ca c’est quelque chose - il n’y a pas de mots pour le décrire.

RS : Eh bien, c’est exactement ce qui a conduit Bertrand Russell à être tenu pour sujet de controverse, puis à être sali, lorsqu’il a souligné ce qui était une évidence : la stratégie de destruction mutuelle assurée de la guerre nucléaire - en fait, il a utilisé l’exemple non pas tant des coléoptères, mais de la survie des cafards, une autre espèce stupide. Que si vous aviez cette grande politique issue d’administrations très éclairées, de destruction mutuelle assurée, de guerre nucléaire totale et tout ça, les cafards et les coléoptères seraient les espèces qui survivraient. Et l’intelligence a été introduite là dedans comme un moyen de rationaliser plus efficacement, ou pour utiliser un mot sur lequel vous avez beaucoup écrit, de faire de la propagande auprès du public. C’est très habile. Nous avons donc avancé, nos meilleurs et nos plus brillants, par exemple comme - et c’est intéressant, nous faisons cet enregistrement justement le jour où le Washington Post a révélé que c’est grâce à la loi sur la liberté d’information, qu’ils avaient en gros réussi à révéler les documents du Pentagone concernant la guerre en Afghanistan.

Que cette guerre a été un mensonge, tout comme la guerre du Vietnam. Nous ne l’avons pas fait, nous ne faisons pas ça pour une seule des raisons communiquées au public. Qu’en gros, vous voyez, des vies ont été sacrifiées, et des ressources, tout à fait inutilement. Et comme nous le savons, au Vietnam, l’infamante défaite de la guerre du Vietnam par les États-Unis - ils ont toujours dit "on ne peut pas simplement se retirer" - lorsque nous avons perdu dans ce qui est la plus cuisante défaite, la Chine communiste et le Vietnam communiste sont entrés en guerre, et cela n’a pas en rien accru la menace pour la sécurité des États-Unis.

Ainsi donc, les meilleurs et les plus brillants - et c’est pourquoi Halberstam a utilisé ce terme - se sont servi de leur intelligence pour mentir de façon plus efficace, pour faire de la propagande et tout ça, et pour dire au public des trucs qu’ils savaient être faux. En fait, le secrétaire d’État sous Trump, qui est maintenant considéré comme un type bien, Tillerson était à la tête d’Exxon. Et il pouvait juste - il voulait être un menteur plus efficace. Ce n’est pas comme si il allait vraiment faire quelque chose au sujet du réchauffement climatique.

Mon propos, en fait, c’est qu’il n’y a pas de différence entre les soi-disant libéraux et les conservateurs. Je veux dire, vous avez le Parti démocrate, qui est maintenant essentiellement un parti va-t-en guerre. Ils veulent être encore plus agressifs. Au lieu de dire - par exemple, c’est Ronald Reagan qui était belliciste, mais il a néanmoins passé un accord avec Gorbatchev. C’est Ronald Reagan qui a dit ça à Reykjavík en Islande : nous pouvons reculer. Vous savez, après les avoir traités de monstres - oh non, on peut. On peut au moins un peu. Et en fait maintenant, pour toutes sortes de raisons non pertinentes, nous voulons une nouvelle guerre froide avec la Russie, nous voulons tirer à boulets rouges mais sans communistes. C’est un exercice de folie. Nous avons renoncé à toute idée de contrôle des armes. Et c’est vraiment ironique, c’est Trump qui de temps en temps fait des commentaires plus sensés sur le fait de s’entendre avec certains de ces gens.

Et au cœur de tout cela, il y a quelque chose sur lequel vous avez écrit de façon très efficace. C’est la notion - je ne sais pas si vous utilisez ce mot - d’innocence américaine, d’exceptionnalisme américain. Et vous savez, ce réchauffement de la planète a commencé quand, il y a longtemps à l’époque où vous écriviez et nous représentions - on disait 6 % de la population mondiale consommant 60 % des ressources. Et le gaspillage qui a accompagné la société de la publicité, et ainsi de suite. Et c’est juste - je pense que si je devais résumer votre pensée en un mot, ce serait : méfiez-vous des gens de pouvoir, et de l’avarice et de la richesse. Parce que plus ils seront intelligents, meilleurs ils seront à déformer la réalité et à nous convaincre que ce qui est bon pour eux est bon pour le monde, alors que c’est tout le contraire.

NC : Vous soulevez un grand nombre de points [Rires]. Merci de les aborder un par un. Mais commençons une minute par les documents du Pentagone. La façon dont les documents du Pentagone sont interprétés, presque universellement, est exactement la même que la vôtre. Le Pentagone - je me souviens d’un article de Hannah Arendt dans le New York Review, qui qualifiait Washington de "cité du mensonge" - les Pentagon Papers ont prouvé qu’ils nous mentaient. Je ne pense pas que c’est ce que les Pentagon papers ont montré. La discussion sur les Pentagon Papers se concentre presque entièrement sur les années 1960. Si vous regardez la sélection du New York Times sur le sujet, c’est les années 1960. Et oui, il y a eu beaucoup de distorsions et de tromperies, et de duplicité etc. dans les années 60. Mais les Pentagon Papers remontent aux années 40. Et si vous regardez la première partie - qui est celle que j’ai considéré lorsque j’ai écrit à l’époque, en fait - vous voyez une image rationnelle.

Et en fait, si vous regardez cette mage, l’idée que les États-Unis ont échoué au Vietnam devient beaucoup plus floue. Pourquoi sommes-nous allés au Vietnam ? Eh bien, revenons aux années autour de 1950. Une [raison, NdT] majeure - à la fin des années quarante, les États-Unis étaient en quelque sorte ambivalents sur la façon de traiter avec les systèmes impérialistes. D’une part, ils voulaient soutenir leurs alliés - en fait, leurs clients, à cette époque - la Grande-Bretagne, la France, la Hollande, etc.ce qui voulait dire soutenir les régimes coloniaux. D’autre part, les États-Unis étaient attachés à ce qu’ils appelaient un monde ouvert dans lequel les multinationales américaines, qui commençaient juste à se développer à l’époque, seraient libres d’exploiter, d’obtenir des ressources, d’investir sans entraves. Donc pas de régions fermées, mais seulement des régions ouvertes, que nous nous attendrions à dominer. Cela signifiait s’opposer aux systèmes coloniaux.

Il y a donc un dilemme. Et des décisions différentes ont été prises dans des cas différents, en réfléchissant à la meilleure façon de faire. Quand nous sommes arrivés au Vietnam, c’était juste après ce que l’on appelle la chute de la Chine. La perte de la Chine, un terme très intéressant ; le postulat est qu’elle est à nous, et nous l’avons perdue. C’était un immense événement qui a conduit au maccarthysme et tout ça. À ce moment-là, la politique américaine à l’égard du Vietnam a changé. Avant cela, elle était ambivalente. Mais la décision a été prise de soutenir la France dans son effort pour reconquérir son ancienne colonie. Et il y avait une raison à cela. C’est la raison qui sous-tend, qui traverse toute l’histoire. Elle est tournée en dérision comme étant la théorie des dominos, mais si elle est ridiculisée, elle n’est jamais abandonnée, parce qu’elle est fondée. C’est pourquoi on y revient, à chaque fois.

L’idée en a été bien exprimée par Henry Kissinger : quand il y a un virus qui répand la contagion - c’est un développement indépendant, hors de contrôle des États-Unis. Si cela propage la contagion à d’autres, nous sommes en difficulté. D’autres suivront la même règle ; le système de domination et de contrôle s’érodera. Comment faire face à un virus qui répand la contagion ? Eh bien, vous tuez le virus et vous vaccinez les victimes pour qu’elles ne soient pas infectées. C’est exactement ce qui a été fait au Vietnam. Le Vietnam a été écrasé. Ce ne sera un modèle pour personne. Les pays tout autour ont été vaccinés grâce à des dictatures militaires odieuses et brutales. Pas d’infection là-bas, ils vont être sous contrôle.

Et cela a fonctionné. En fait, l’élément révélateur a été l’Indonésie. Ils ne se souciaient pas beaucoup du Vietnam, mais l’Indonésie leur tenait à cœur ; très riche en ressources et tout ça. Lorsque Suharto a pris [le pouvoir] en 1965, il ne s’agissait que de tuer des centaines de milliers de personnes, d’instituer un régime odieux de torture et de meurtre, le tout décrit de manière plutôt précise, avec une certaine euphorie. C’était un "rayon de lumière en Asie", comme l’a décrit James Reston, correspondant libéral du Times. Vous savez, de l’espoir là où il n’y en avait pas, et ainsi de suite. Pourquoi ? Parce que cela mettait fin à la menace de contagion. En fait, dans les années qui ont suivi, McGeorge Bundy, qui était conseiller à la sécurité nationale pour Kennedy et Johnson, a estimé qu’ils auraient probablement dû mettre fin à la guerre en 1965, la guerre du Vietnam. Parce qu’elle avait déjà été gagnée. Le Vietnam était déjà écrasé. Les pays environnants étaient alors à l’abri.

Et ce qui les préoccupait vraiment en 1950, c’était le Japon. L’historien John Dower, célèbre spécialiste de l’Asie, a appelé le Japon le super domino. Ils craignaient que si l’Indonésie, la Birmanie et la Thaïlande empruntaient le chemin vers l’indépendance, le Japon pourrait rejoindre ce système en tant que centre industriel et commercial, et ils seraient, le reste de l’Asie du Sud-Est et l’Asie de l’Est seraient la zone de ressources environnante. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est ce que le Japon a essayé de construire pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est le nouvel ordre en Asie. En 1950, les planificateurs américains n’étaient pas prêts à perdre la guerre du Pacifique. C’était une planification honteuse, mais rationnelle. Et si vous pensez aux conséquences, ça a plutôt bien marché.

Maintenant, prenons l’Afghanistan, les articles qui sont sortis ce matin - remarquez sur quoi ils se concentrent. L’incompétence. Des décisions stupides. Nous ne savions pas ce que nous faisions, etc. Si on revient en arrière - prenons la Russie au début des années 1980. Si nous avions des documents internes de la Russie au début des années 80, je suis sûr que nous trouverions les généraux, les analystes politiques disant que ce que nous faisions en Afghanistan relevait de l’incompétence. Nous ne savons pas ce que nous faisons. C’est une erreur, nous devrions le faire différemment, etc. Est-ce le même problème avec l’invasion russe en Afghanistan ? Non. Est-ce le même problème avec la destruction de l’Indochine par les Américains, qu’il y a eu des mensonges et que c’était de l’incompétence ? Non. Tout cela est de la propagande bien ancrée, intériorisée. Nous regardons dans la mauvaise direction, parce que cela vient conforter l’innocence américaine. Si vous dites que nous avons été stupides, que nous avons fait des erreurs, etc. - eh bien, nous pouvons continuer d’être l’endroit le plus idéaliste et le plus merveilleux du monde ; n’importe qui peut faire des erreurs. Si vous regardez la programmation actuelle, et le raisonnement - qui n’était pas stupide, et qu’ en fait on répète encore et encore. La phrase de Kissinger que j’ai citée concernait Allende. Il a dit que la social-démocratie chilienne est un virus qui pourrait créer une contagion, une épidémie. Comment y faire face ? En installant la dictature de Pinochet pour la tuer en son sein, pour tuer le virus. En installant des dictatures militaires brutales et vicieuses dans toute la région. C’est à peu près la répétition du même raisonnement.

Et vous pouvez donner exemple après exemple. Et cela remonte à bien avant dans l’histoire de l’impérialisme ; vous remontez au roi George III, à l’époque de la révolution américaine. Sa préoccupation était que cette montée de l’esprit républicain dans les colonies britanniques pourrait être un virus qui conduirait à un appel au républicanisme ailleurs, et que l’ensemble de l’Empire britannique s’effondrerait. C’est l’histoire impériale standard. Nous sommes en plein dedans. Ce n’est pas un exceptionnalisme américain. C’est la conformité américaine à l’histoire impériale standard, qui accompagne la propagande de l’innocence, l’exceptionnalisme, etc. Et il est intéressant de noter que les meilleurs et les plus brillants acceptent la propagande. C’est ce sur quoi ils se concentrent. Pas sur la planification impériale rationnelle, mais sur sa mise en œuvre, qui malheureusement marche plutôt bien. Plusieurs millions de personnes paient pour ça. C’est à ça que nous devrions réfléchir.

RS : OK, vous allez devoir y aller, et nous allons devoir faire le lien. Mais je veux en venir à ce dont nous allions parler au début, la question d’Israël. Je vais donc écourter. Je ne suis pas en désaccord avec quoi que vous ayez dit. Et au fait, la valeur des Pentagon Papers a été qu’ils montraient que nous avions menti sur la raison même de notre présence, et sur le fait d’avoir installé Diệm -

NC : Ils n’ont pas menti à ce sujet. Si vous regardez, sur les premières années, c’est décrit avec précision. Dans les années 60, ils mentaient à ce sujet, c’est vrai. Parce qu’ils étaient coincés et ne savaient pas quoi faire.

Tir à la corde URSS-USA

RS : OK, mais quand ils ont - je ne veux pas passer en revue toute l’histoire, mais quand ils ont vu Tom Dooley et les catholiques fuir, et qu’ils ont présenté le Vietnam comme un pays entièrement catholique - je veux dire, on peut dérouler tout le tissu des mensonges. Mais je veux marquer un point ici, je ne veux pas laisser tomber, et je pense que c’est un point intéressant. Si nous pensons, oui, que l’impérialisme est un modèle dépassé, ou que c’est un modèle difficile à défendre, ce n’est pas le modèle que, disons, Tim Cook d’Apple favoriserait, ou Sergey Brin de Google, ou beaucoup de gens qui sont sortis du MIT ou de Stanford ou d’autres endroits. Ils croient, en fait, en une sorte de capitalisme triomphant, y compris en une domination dans certaines industries, etc.

Et ce modèle - tout comme le communisme s’est avéré ne pas être nationaliste, s’est avéré être très - je veux dire, s’est avéré être très nationaliste, pas internationaliste. Les Vietnamiens se souciaient vraiment du Vietnam et ils avaient leurs propres griefs contre la Chine ; le différend sino-soviétique était une réalité qui remontait aux années 1920. Tito était vraiment le modèle que nous aurions dû étudier plutôt que, vous savez, une certaine notion de l’impérialisme communiste, qui est une fiction. Et en fait, les communistes ont finalement prouvé que Karl Marx avait raison : le capitalisme était l’étape qui précède le socialisme. Il ne remplace pas le socialisme, et il met fin à l’arriération de la vie rurale et construit de grandes villes, etc. comme il l’a dit dans le manifeste.

La véritable question était donc de savoir si la guerre froide était nécessaire. Aurions-nous pu avoir une domination économique et un commerce américains, etc., dans une société plus franchement ouverte, où ils auraient pu y arriver sous une forme ou une autre, et avec un degré ou un autre d’implication de l’État - et la Chine en est un parfait exemple. La Chine est aujourd’hui un pays capitaliste, il s’agit d’un capitalisme d’État, qui a réussi, au point où il en est aujourd’hui ; le Vietnam suit le mouvement. Et donc tout ce que je dis, c’est qu’ils ont été irrationnels en essayant de s’accrocher à un modèle impérialiste au moment même où l’Angleterre et la France savaient que ce système n’était économiquement pas viable, et qu’il fallait l’abandonner. Donc, mais en laissant cela de côté...

NC : Je ne suis pas d’accord avec ça. L’Angleterre et la France essayaient de maintenir leur modèle impérial. Et en fait, le modèle impérial qui a été développé était couronné de succès. Supposons que les États-Unis aient vraiment, dans les années quarante et cinquante, permis aux pays de suivre leur propre voie. Supposons qu’ils aient dit : "OK, Vietnam, vous voulez vous développer de façon indépendante, hors de notre contrôle - allez-y, faites-le ; vous réussirez. La Thaïlande aurait suivi, la Birmanie aurait suivi, l’Indonésie aurait suivi, le Japon aurait rejoint le mouvement et serait devenu le centre de ce système. Les multinationales américaines seraient-elles capables de dominer le monde ? Regardez le monde d’aujourd’hui, OK.

Il y a une sorte de - quand on regarde le pouvoir national, ce que les gens regardent généralement c’est le PIB, le produit intérieur brut. Et vous regardez la part américaine du PIB - elle a diminué. Elle était peut-être de 40 % en 1945, puis de 25 % en 1970, et de 17 % aujourd’hui. Cela ressemble à un déclin. Mais prenons un autre indicateur. Jetez un coup d’œil sur le - ici je cite un travail très intéressant d’un jeune économiste politique, Ken Starrs. Supposons que vous considériez la domination de l’économie par les multinationales basées aux États-Unis. C’est spectaculaire. Les multinationales américaines contrôlent environ 50 % de l’économie mondiale, qu’elles possèdent à 50 %. Dans presque tous les domaines - fabrication, vente au détail -

RS : C’est ce que je veux dire. Je pense que c’est un modèle plus efficace que l’envoi de troupes -

NC : Non, c’est le modèle impérial, qui a réussi. Il a empêché d’autres pays d’évoluer vers un développement indépendant, et a donc conduit à une situation dans laquelle les multinationales américaines dominent le monde. S’ils étaient passés à un développement indépendant, nous verrions exactement ce que nous voyons avec la Chine aujourd’hui. Elle s’oriente vers un développement indépendant ; les États-Unis tentent de l’en empêcher. Les politiques, des politiques partagées par les deux partis, visent à empêcher le développement [indépendant] de la Chine. Donc si la Chine, par exemple - vous savez, le mantra est "la Chine vole nos emplois". La Chine nous vole-t-elle nos emplois ? Ils n’ont pas mis un pistolet sur la tempe de Tim Cook, en lui disant d’investir chez eux. Les multinationales américaines nous font perdre nos emplois. Mais nous ne voulons pas que la Chine se développe en tant qu’économie.

C’est pourquoi les programmes des deux partis, républicains et démocrates, visent à empêcher la Chine de faire les choses qui font le succès de l’économie, comme une politique industrielle, avoir une politique industrielle d’État. Nous voyons que ça marche ; nous voulons qu’ils y mettent un terme. C’est plutôt intéressant, parce que les économistes et autres, s’ils croient un seul mot de ce qu’ils disent, devraient s’en réjouir. Selon leurs théories, si l’état intervient dans l’économie, cela va nuire à l’économie. Mais tout le monde sait que c’est le contraire qui est vrai. En fait, nous avons nous-mêmes une politique industrielle étatique de grande ampleur. C’est pourquoi vous avez des choses comme les ordinateurs et l’Internet, etc..., c’est principalement un financement public. Mais nous ne voulons pas que la Chine ait cela, parce qu’ils vont réussir, nous ne pourrons plus les contrôler ; et ça, nous ne le voulons pas. C’est le genre de préoccupation qui existait dans les années 50. Je pense donc que le modèle impérial a été un réel succès. Il a conduit à une situation dans laquelle il est principalement conçu au profit du capital américain, qui a réussi au-delà de toute attente.

RS : Je pense que c’est tout à fait vrai. La question est de savoir si dans ce monde multinational - et encore une fois, je dois aborder ces autres points - mais si - et nous verrons ; c’est un véritable test avec tout le débat pour empêcher la Chine d’avancer. Parce que en ce qui concerne les entreprises individuelles, Apple gagne beaucoup d’argent avec la Chine. La Chine fournit une main-d’œuvre docile ; vous savez, elle est stable. Et donc, le modèle chinois soi-disant communiste s’est avéré être bien meilleur que si nous avions conquis la Chine ou rendu le pouvoir à Tchang Kaï-chek, qui le contrôlait.

NC : C’est vrai. Mais dès que les choses commencent à échapper à tout contrôle, il y a un accord des deux partis, soutenu par le capital, pour essayer d’empêcher leur développement. Maintenant, à une échelle beaucoup plus restreinte, ce qui s’est passé au Vietnam, s’est passé au Chili. Cela s’est produit à maintes reprises, et même avec la Grenade si on veut y jeter un coup d’œil. Et c’est un modèle impérial standard qui remonte à bien avant que nous nous en saisissions. Et dans l’ensemble, c’est plutôt un succès. Il y a eu des choses qui n’ont pas fonctionné. Mais pour les principaux moteurs de la politique américaine, je parle ici de la concentration du capital, le système a été assez efficace.

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