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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2020-14

Voilà comment meurent les démocraties

Par Chris Hedges, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 26 février 2020, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Voilà comment meurent les démocraties

le 13 janvier 2020 par Chris Hedges

M. Fish / Truthdig

Léon Tolstoï a écrit que les familles heureuses se ressemblent toutes, mais que chaque famille malheureuse est malheureuse à sa manière. Il en va de même pour les démocraties en déliquescence. Il n’y a pas de voie unique pour la dissolution de la société ouverte, mais les schémas sont familiers, que ce soit dans l’Athènes antique, la République romaine ou l’effondrement des démocraties en Italie et de la République de Weimar en Allemagne qui a conduit au fascisme.

Les maux qui ont frappé l’Allemagne et l’Italie dans les années 1930 nous sont tristement familiers : un système politique inefficace, le repli de vastes pans de la population dans un monde où les faits et les opinions sont interchangeables, la mainmise des banques internationales et du capital financier mondial sur les économies nationales, ce qui a forcé des segments de plus en plus importants de la société à vivre une vie de survie, anéantissant tout espoir pour l’avenir.

Nous aussi, nous souffrons d’une épidémie de violence nihiliste, qui s’est traduite par des fusillades de masse et un terrorisme intérieur. Il existe un militarisme destructeur et incontrôlable. Les citoyens trahis, comme dans les années 1930, nourrissent une haine inassouvie à l’égard d’une élite dirigeante embourbée dans la corruption alors qu’elle profère des platitudes vides de sens sur les valeurs libérales et démocratiques. Il y a un désir désespéré de voir un chef de secte ou un démagogue se venger de ceux qui nous ont trahis et annoncer un retour à un passé mythique et à une gloire perdue.

Il ne s’agit pas d’assimiler Donald Trump à Adolf Hitler ou Benito Mussolini. Cela ne veut pas dire non plus que nous sommes sous le coup des graves traumatismes qui ont affligé l’Allemagne après la première guerre mondiale, avec ses 1,7 million de victimes de guerre et des millions d’autres blessés physiquement et psychologiquement.

Les violences et les bagarres de rue de Weimar, généralement entre les ailes armées du parti nazi et les communistes, étaient très fréquentes et ont fait de nombreux morts. La crise économique qui a suivi la crise de 1929 a été dramatique. En 1932, au moins 40 % de la main-d’œuvre allemande garantie, soit 6 millions de personnes, était sans emploi. Pendant la dépression qui a suivi la crise, les Allemands ont souvent eu du mal à trouver de quoi manger. Mais c’est à nos risques et périls que nous occultons les nombreuses similitudes avec les années 1930.

Les élites économiques en Italie et en Allemagne ont considéré les fascistes comme des bouffons, tout comme Wall Street voit Trump et ses partisans comme un sujet d’embarras. Mais les capitalistes préfèrent avoir Trump comme président plutôt qu’un réformateur tel que Bernie Sanders ou Elizabeth Warren. La primauté du profit des entreprises, tout comme dans l’Allemagne et l’Italie fascistes, rend les élites du monde des affaires délibérément complices de la destruction de la démocratie.

Ces capitalistes sont inconscients du danger que leur accumulation des richesses et du pouvoir représente pour la démocratie. Ils imposent des réductions d’impôts pour les riches et des programmes d’austérité qui exacerbent le désespoir et la rage alimentant l’extrémisme. Ils font la guerre au travail organisé, réduisant les salaires et supprimant les avantages sociaux.

Au début de l’administration Trump, la classe dirigeante dominante traditionnelle, tout comme ses homologues en Allemagne et en Italie, croyait naïvement que le fait d’être au pouvoir modère les dirigeants extrémistes, ou que les extrémistes peuvent être contrôlés par les "adultes dans la salle".

Manif au Congrès US

Cela n’a pas fonctionné en Allemagne ou en Italie ; cela n’a pas fonctionné aux États-Unis. La politique, comme dans l’Italie et l’Allemagne fascistes, a été remplacée par le spectacle et le théâtre politique. Il existe un gouffre infranchissable entre les électeurs ruraux - en grande partie des partisans du nazisme dans la République de Weimar et des partisans de Trump aux États-Unis - et l’électorat urbain.

Une grande partie de la population, accablée par le désespoir, s’est coupée d’un monde basé sur les faits et adhère à la magie, aux théories du complot et à la fantasmagorie. L’armée et les organismes de sécurité de l’État sont divinisés. Les criminels de guerre sont considérés comme des patriotes injustement persécutés par l’État profond détesté et la classe libérale.

Les normes, le décorum, la courtoisie et le respect mutuel qui sont essentiels au bon fonctionnement de la démocratie sont remplacés par la vulgarité, les insultes, l’incitation à la violence, le racisme, le sectarisme, le mépris et le mensonge. Ces maux des États-Unis d’aujourd’hui reflètent la pourriture politique et morale de l’Italie et de l’Allemagne à la veille du fascisme.

L’historien Fritz Stern, un réfugié de l’Allemagne nazie, m’a dit qu’en Allemagne, il y avait eu "un désir ardent de fascisme avant que le mot "fascisme" ne soit entendu". Il a mis en garde contre le danger mortel pour notre démocratie que représente notre libéralisme en faillite, lequel a abandonné les travailleurs et les travailleuses et a refusé de reconnaître sa responsabilité dans la création d’un terrain fertile pour le fascisme en faisant des autres des boucs émissaires - l’exemple le plus récent étant la tentative du Parti démocrate de blâmer la Russie pour l’élection de Trump.

Stern a vu dans notre aliénation spirituelle et politique - exprimée par les haines culturelles, le racisme, l’islamophobie, une diabolisation des immigrants et les ressentiments personnels - les germes d’un fascisme américain. Ce fascisme, a-t-il dit, a trouvé son expression idéologique dans la droite chrétienne.

"Ils ont attaqué le libéralisme", a écrit Stern à propos des fascistes allemands dans son livre “The Politics of Cultural Despair,” [Politique et désespoir : Les ressentiments contre la modernité dans l’Allemagne préhitlérienne NdT] parce que cela lui semblait être le facteur principal à l’origine de la société moderne ; tout ce qu’ils redoutaient a semblé en découler ; la vie bourgeoise, le capitalisme de Manchester [le capitalisme du laisser-faire], le matérialisme, le parlement et les partis, le manque de leadership politique.

Plus encore, ils ont vu dans le libéralisme la source de toutes leurs souffrances intimes. Ils vivaient un profond sentiment de solitude ; leur seul désir était de trouver une nouvelle foi, une nouvelle communauté de croyants, un monde avec des normes fixes et exempte de doutes, une nouvelle religion nationale qui rassemblerait tous les Allemands. Tout ceci, le libéralisme le refusait. C’est pourquoi ils détestaient le libéralisme, lui reprochant de les exclure, de les arracher à leur passé imaginaire et à leur foi".

Le Parti républicain américain, qui réplique les partis fascistes des années 1930, est un culte de la personnalité. Ceux qui ne s’inclinent pas de manière obséquieuse devant le leader et ne se soumettent pas aux exigences de ce dernier sont bannis. Les institutions chargées de défendre la moralité, notamment les institutions religieuses, ont échoué lamentablement aux États-Unis, tout comme elles avaient échoué en Italie et en Allemagne.

Un fascisme christianisé se fait le champion de Trump en tant qu’agent de Dieu alors que l’église traditionnelle refuse de condamner comme hérétiques et imposteurs les extrémistes évangéliques de droite. Comme l’a dit le social-démocrate allemand Kurt Schumacher, le fascisme " en appelle constamment au porc qui sommeille en chaque être humain ". Il mobilise la "bêtise humaine", ce que l’écrivain Joseph Roth appelait "l’auto-da-fé de l’esprit".

Benjamin Carter Hett, dans son livre "The Death of Democracy : Hitler’s Rise to Power and the Downfall of the Weimar Republic" [ La mort de la démocratie : la montée au pouvoir d’Hitler et la chute de la république de Weimar. Livre non traduit NdT], écrit : "Penser à la fin de la démocratie de Weimar de cette façon - comme étant le résultat d’un grand mouvement de protestation qui se heurte à des modèles complexes d’intérêt égoïste de l’élite, dans une culture de plus en plus encline à la création agressive de mythes et à l’irrationalité - c’est se priver de l’aspect exotique et étrange des bannières à croix gammée et des Stormtroopers marchant au pas de l’oie. Soudain, tout cela semble proche et familier. Accompagnant la brutalité d’une grande partie de la politique allemande des années Weimar, il y avait une candeur saugrenue ; peu de gens pouvaient imaginer les pires éventualités. Il était impossible qu’une nation civilisée vote pour Hitler, pensaient certains. Néanmoins, lorsqu’il est devenu chancelier, des millions de personnes s’attendaient à ce que son mandat soit bref et peu opérant. De toute évidence, l’Allemagne était une terre de culture et respectueuse des lois. Comment un gouvernement allemand pourrait-il systématiquement brutaliser son propre peuple ?"

Hett et d’autres historiens, dont Stern, Ian Kershaw, Richard J. Evans, Joachim E. Fest et Eric Voegelin, ont expliqué en détail comment la destruction délibérée des normes et des procédures démocratiques en Allemagne s’est généralement faite au nom de l’opportunisme ou de l’exigence fiscale. En 1933, les nazis et les communistes détenaient ensemble une faible majorité des sièges au Parlement, ou Reichstag. Ils étaient dans l’impasse sur toutes les questions importantes, à l’exception de la déclaration d’une amnistie pour leurs partisans emprisonnés. Cette majorité "négative" rendait toute gouvernance impossible.

La démocratie allemande s’est grippée. Le leader socialiste Friedrich Ebert, président de 1919 à 1925, puis Heinrich Brüning, chancelier de 1930 à 1932 et allié du président Paul von Hindenburg, avaient déjà commencé à gouverner par décret pour contourner ce chaotique parlement, s’appuyant sur l’article 48 de la constitution de Weimar. Article qui donnait au président le droit de promulguer des décrets en cas d’urgence, c’était ce que Hett appelle "un piège par lequel l’Allemagne pouvait sombrer dans la dictature". L’article 48 était l’équivalent des décrets abondamment utilisés par le président Barack Obama et maintenant Trump.

Comment meurent les démocraties

Le Congrès, à certains égards, est encore plus dysfonctionnel que ne l’était le Reichstag. Les communistes allemands, au moins, se battaient au nom des travailleurs. Les républicains et les démocrates au Congrès s’opposent sur les questions qui ne comptent pas, unis dans leur soutien à un système économique et politique contrôlé par des sociétés (corporatocratie) et contre la classe ouvrière.

Ils approuvent chaque année d’immenses dépenses pour l’armée et les services de renseignement afin d’alimenter les guerres sans fin. Ils soutiennent les mesures d’austérité, les accords commerciaux et les réductions d’impôts exigés par les grandes entreprises, ce qui accélère les attaques contre la classe ouvrière. Dans le même temps, les tribunaux, comme c’était le cas pendant le fascisme en Allemagne et en Italie, se retrouvent envahis par les extrémistes.

La réponse des nazis à l’incendie du Reichstag en février 1933, probablement perpétré par les nazis eux-mêmes, a été le recours à l’article 48 pour faire adopter le décret présidentiel d’urgence "Pour la protection du peuple et de l’État".

Il a instantanément étouffé l’État démocratique. Il a légalisé l’emprisonnement sans procès de toute personne considérée comme une menace pour la sécurité nationale. Il a aboli la liberté d’expression, d’association et de la presse ainsi que la confidentialité des communications postales et téléphoniques. Peu d’Allemands ont compris toutes les ramifications du décret à l’époque, tout comme les Américains n’ont pas compris toutes les ramifications du Patriot Act.

La Chambre contrôlée par les Démocrates a mis en accusation Trump pour deux violations constitutionnelles relativement mineures. Elle n’a pas touché aux violations bien plus préjudiciables qui ont été banalisées sous les administrations Obama et Bush. Des guerres illégales, jamais décidées par le Congrès ainsi que l’exige la Constitution, ont été engagées par George W. Bush et poursuivies par Obama.

Le peuple américain subit une surveillance gouvernementale généralisée en violation directe du quatrième amendement. La torture, l’enlèvement et l’emprisonnement de personnes soupçonnées de terrorisme dans des sites clandestins, ainsi que les assassinats ciblés, qui visent désormais de hauts dirigeants étrangers, sont devenus monnaie courante.

Quand Edward Snowden a communiqué des documents indiquant que nos services de renseignement surveillent et espionnent presque tous les citoyens et qu’ils téléchargent nos données et paramètres dans les ordinateurs du gouvernement où ils seront stockés à perpétuité, rien n’a été fait.

Obama a utilisé à mauvais escient l’autorisation d’utiliser les forces armées de 2002 pour effacer les procédures légales et donner à la branche exécutive du gouvernement le droit d’agir comme juge, jury et bourreau dans l’assassinat de citoyens américains, à commencer par le religieux radical Anwar al-Awlaki et, deux semaines plus tard, son fils de 16 ans.

Obama a également promulgué la section 1021 de la loi d’autorisation de la défense nationale, annulant ainsi la loi de 1878 sur le Posse Comitatus, qui interdit l’utilisation de l’armée comme force de police nationale. Obama et Trump ont violé des clauses de traités ratifiés par le Sénat. Ils ont violé la Constitution en procédant à des nominations sans demander la confirmation du Sénat. Ils ont contourné le Congrès en abusant des décrets exécutifs.

Ce sont des outils bipartites très dangereux entre les mains d’un démagogue. Cette érosion constante de la démocratie, comme en Allemagne et en Italie, a ouvert la porte au fascisme. La faute n’en revient pas à Trump mais aux élites politiques au pouvoir qui, comme leurs prédécesseurs l’ont fait dans les années 1930, ont abandonné l’État de droit.

Ci-gît la démocratie à cause des mensonges politiciens

Peter Drucker, qui était journaliste en Allemagne pendant la période de Weimar, a observé avec une grande justesse que le fascisme avait réussi en dépit des mensonges récurrents propagés par les nazis, et non pas par leur faute. La montée des nazis, un peu comme celle de Trump, s’est produite en dépit d’ "une presse hostile, une radio hostile, un cinéma hostile, une église hostile, et un gouvernement hostile qui a inlassablement mis en évidence les mensonges nazis, l’incohérence nazie, leur incapacité à tenir leurs promesses, et les dangers et la folie de leur parcours".

Drucker, dans une remarque que nous devrions interpréter comme un avertissement grave, a noté que personne "n’aurait été nazi si la croyance rationnelle dans les promesses nazies avait été une condition préalable". Comme l’écrit Hett, une telle hostilité envers la réalité se traduit "par le mépris de la politique, ou plutôt par le désir d’une politique qui d’une certaine manière n’était pas politique : une chose qui ne pourra jamais exister".

"Le peuple est las de la raison, las de la pensée et de la réflexion", a écrit le dramaturge de gauche Ernst Toller à propos des Allemands de la République de Weimar. "Ils se demandent à quoi a servi la raison ces dernières années, ce que les idées et le savoir nous ont apporté de bon".

Lorsque les élites dirigeantes sont incapables de protéger les droits et les besoins des citoyens, ou n’ont plus envie de le faire, elles deviennent jetables. Un public furieux considère comme un allié toute figure politique ou tout parti politique prêt à attaquer et à rabaisser les élites dirigeantes traditionnelles.

Plus l’attaque est grossière, irrationnelle ou vulgaire, plus les personnes privées de leurs droits se réjouissent. Le mensonge et la vérité n’ont plus d’importance. C’était ce qui séduisait chez les fascistes. C’est ce qui séduit chez Trump. La démocratie ne s’est pas éteinte en 2016 lorsque Trump a été élu. Elle a été lentement étranglée jusqu’à la mort par les partis républicain et démocrate au nom de leurs dirigeants maîtres d’entreprise.

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