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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2020-13

Ce que nous pouvons apprendre des Romains sur la non-prise en compte du changement climatique

Par Kyle Harper, traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 24 février 2020, par JMT

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Ce que nous pouvons apprendre des Romains sur la non-prise en compte du changement climatique

le 9 décembre 2019 Par Kyle Harper,

The World Economic Forum [Le Forum économique mondial ou FEM, souvent appelé forum de Davos]
Kyle Harper est professeur de lettres classiques à l’Université d’Oklahoma

La chute de l’empire romain est considérée comme le plus grand revers de l’histoire de la civilisation humaine. (Reuters/Tony Gentile)

Même si l’histoire ne se résume pas à des leçons de morale, elle peut approfondir notre sens de ce que signifie être humain et nous dire combien nos sociétés sont fragiles, affirme Kyle Harper.

À un moment ou à un autre, il a été demandé à tout spécialiste de l’histoire de Rome de préciser où nous en sommes, aujourd’hui, dans le cycle du déclin de Rome. Les historiens peuvent se tortiller devant de telles tentatives d’utiliser le passé mais, même si l’histoire ne se répète pas, ni ne se présente assortie de leçons de morale, elle peut approfondir notre sens de ce que signifie être humain et nous dire combien nos sociétés sont fragiles.

Au milieu du deuxième siècle, les Romains contrôlaient une immense partie du globe, géographiquement diverse, depuis le nord de la Grande-Bretagne jusqu’aux confins du Sahara, depuis l’Atlantique jusqu’à la Mésopotamie. La population, globalement prospère, a culminé à 75 millions d’habitants.

Progressivement, tous les habitants libres de l’empire en sont venus à jouir des droits de la citoyenneté romaine. Il n’est guère étonnant que l’historien anglais du XVIIIe siècle, Edward Gibbon, ait considéré cette période comme l’âge "le plus heureux" de l’histoire de notre espèce - et pourtant, aujourd’hui, nous sommes plus susceptibles de considérer que c’est l’avancée de la civilisation romaine qui a involontairement semé les germes de sa propre disparition.

Cinq siècles plus tard, l’empire romain était un petit État croupion byzantin contrôlé depuis Constantinople, ses provinces du Proche-Orient livrées aux invasions islamiques, ses terres occidentales constituées d’un patchwork de royaumes germaniques. Le commerce avait reculé, les villes avaient rétréci, et l’avance technologique s’était arrêtée.

En dépit de la vitalité culturelle et de l’héritage spirituel de ces siècles là, cette période a été marquée par une population en déclin, une fragmentation politique, et des niveaux inférieurs de complexité matérielle. Lorsque l’historien Ian Morris, de l’Université de Stanford, a créé un indice universel de développement social, la chute de Rome est apparue comme le plus grand revers de l’histoire de la civilisation humaine.

Les explications d’un phénomène de cette ampleur abondent : en 1984, le classiciste allemand Alexander Demandt a répertorié plus de 200 hypothèses. La plupart des universitaires se sont penchés sur la dynamique politique interne du système impérial ou sur le contexte géopolitique changeant d’un empire dont les voisins ont progressivement rattrapé la sophistication de leurs technologies militaires et politiques.

Mais de nouvelles preuves ont commencé à dévoiler le rôle crucial joué par les changements dans l’environnement naturel. Les paradoxes du développement social, et l’imprévisibilité inhérente à la nature, ont œuvré de concert pour provoquer la chute de Rome.

Le changement climatique n’a pas débuté avec les gaz d’échappement de l’industrialisation, il a été une caractéristique permanente de l’existence humaine. La mécanique orbitale (petites variations de l’inclinaison, de la rotation et de l’excentricité de l’orbite terrestre) et les cycles solaires modifient la quantité et la distribution de l’énergie qui provient du soleil.

Quand aux éruptions volcaniques, elles rejettent des sulfates réfléchissants dans l’atmosphère, avec parfois des effets de longue portée. Si le changement climatique moderne et anthropique est si périlleux, c’est parce qu’il se produit rapidement et en conjonction avec tant d’autres changements irréversibles dans la biosphère terrestre. Mais le changement climatique per se n’est pas nouveau.

La nécessité de comprendre le contexte naturel du changement climatique moderne a été une véritable aubaine pour les historiens. Les spécialistes des sciences de la Terre ont parcouru la planète à la recherche de données paléo-climatiques, d’archives naturelles de l’environnement passé.

L’effort visant à mettre le changement climatique au premier plan de l’histoire romaine est motivé à la fois par des quantités de nouvelles données et par une sensibilité accrue à l’importance de l’environnement physique. Il s’avère que le climat a joué un rôle majeur dans l’essor et le déclin de la civilisation romaine.

Les bâtisseurs d’empire ont bénéficié d’un timing impeccable : un climat caractérisé par la chaleur, l’humidité et la stabilité, données propices à la productivité économique dans une société agraire. Les avantages de la croissance économique ont soutenu les accords politiques et sociaux qui permettaient à l’empire romain de contrôler son vaste territoire. Ce climat favorable, a d’une manière subtile et profonde, infusé la structure la plus intime de l’empire.

La fin de ce régime climatique favorable, cet optimum climatique, n’a pas signé immédiatement, ou dans un simple sens déterministe, le malheur de Rome. Au contraire, un climat moins favorable a conduit à saper sa puissance juste au moment où l’empire était mis en péril par des ennemis plus dangereux - les allemands, et les perses - venus de l’extérieur.

L’instabilité climatique a atteint son apogée au sixième siècle, sous le règne de Justinien. Les travaux en dendrochronologie et ceux des experts en carottes de glace démontrent un énorme regain d’activité volcanique dans les années 530 et 540 de l’ère chrétienne, quelque chose de non comparable à ce qui s’est produit au cours des derniers millénaires.

Cette violente séquence d’éruptions a déclenché ce que l’on appelle aujourd’hui le "petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive", au cours duquel on a connu pendant au moins 150 ans des températures beaucoup plus froides. Cette phase de détérioration du climat a eu des effets décisifs dans l’effondrement de Rome. Elle s’est accompagnée d’une catastrophe d’une ampleur encore plus grande : l’apparition de la première pandémie de peste bubonique.

Les perturbations de l’environnement biologique ont été encore plus importantes concernant le destin de Rome. En dépit de toutes les avancées antérieures de l’empire, l’espérance de vie se situait vers le milieu de la vingtaine, les maladies infectieuses étant la principale cause de décès.

Mais la gamme de maladies dont les Romains étaient la proie n’était pas figée et, là aussi, les nouvelles sensibilités et technologies changent radicalement la façon dont nous comprenons la dynamique de l’histoire de l’évolution - tant pour notre propre espèce que pour nos alliés et adversaires microbiens.

L’empire romain, très urbanisé et fortement interconnecté, était une aubaine pour les habitants microbiens. D’humbles maladies gastro-entériques telles que la shigellose et les fièvres paratyphoïdes se répandaient par la contamination des aliments et de l’eau, et prospéraient dans des villes densément peuplées.

Là où les marécages étaient drainés et les routes aménagées, le potentiel du paludisme a été libéré dans sa pire forme - Plasmodium falciparum - un protozoaire mortel transmis par les moustiques. Les Romains ont également relié les sociétés par terre et par mer comme jamais auparavant, avec pour conséquence non intentionnelle une dissémination de germes telle qu’on ne l’avait jamais connue.
Les tueurs lents comme la tuberculose et la lèpre ont connu leurs heures de gloire dans le réseau de villes interconnectées que le développement romain a favorisé.

(A à D) Évolution de la couverture forestière et de la population d’Europe centrale à partir de (22) (A), ainsi que reproduction d’échantillons de chêne (B), leurs dates de fin historiques à la résolution décennale (C), et exemples de sources d’échantillons archéologiques (gauche), sous-fossiles, historiques et récents (droite) (D).

Cependant, le facteur déterminant de l’histoire biologique de Rome a été l’arrivée de nouveaux germes capables de provoquer des pandémies. L’empire a été secoué par trois de ces événements liés à des maladies intercontinentales. La peste Antonine a coïncidé avec la fin de l’optimum climatique, et a probablement marqué le début mondial du virus de la variole. L’empire s’en est relevé, mais n’a jamais retrouvé sa domination antérieure.

Puis, au milieu du IIIe siècle, une mystérieuse maladie d’origine inconnue, appelée la peste de Cyprien, a fait basculer l’empire. Bien que ce dernier ait rebondi, il en a été profondément modifié - avec une nouvelle sorte d’empereur, une nouvelle sorte de monnaie, une nouvelle sorte de société, et bientôt une nouvelle religion connue sous le nom de christianisme.

Plus spectaculaire encore, au sixième siècle, un empire renaissant dirigé par Justinien a fait face à une pandémie de peste bubonique, prélude à la peste noire médiévale. Le bilan en a été incalculable - il est possible que la moitié de la population ait été décimée.

La peste de Justinien est une véritable étude de cas dans la relation extraordinairement complexe entre les systèmes humains et naturels. Le coupable, la bactérie Yersinia pestis, n’est pas une Némésis particulièrement ancienne. Évoluant il y a seulement 4 000 ans, presque certainement en Asie centrale, elle était une nouvelle-née en évolution lorsqu’elle a causé la première pandémie de peste.

La maladie est présente de façon permanente dans les colonies de rongeurs sociaux et fouisseurs comme les marmottes ou les gerbilles. Cependant, les pandémies historiques de peste ont été des événements gigantesques, des débordements impliquant au moins cinq espèces différentes : la bactérie, le rongeur réservoir, l’hôte d’amplification (le rat noir, qui vit près des humains), les puces qui propagent le germe, et les personnes prises entre deux feux.

Les preuves génétiques suggèrent que la souche de Yersinia pestis ayant généré la peste de Justinien était originaire de quelque part près de la Chine de l’ouest. Elle est apparue pour la première fois sur la rive sud de la Méditerranée et, selon toute vraisemblance, a été introduite clandestinement via les réseaux commerciaux maritimes du sud qui transportaient la soie et les épices jusqu’aux consommateurs romains. C’était un des effets des débuts de la mondialisation. Une fois que le germe a atteint les colonies grouillantes de rongeurs commensaux, engraissés sur les gigantesques réserves de céréales de l’empire, la mortalité était inéluctable.

La pandémie de peste a été un événement d’une étonnante complexité écologique. Elle a nécessité des conjonctions purement fortuites, tout particulièrement si l’épidémie initiale au-delà des rongeurs réservoirs en Asie centrale a été déclenchée par les importantes éruptions volcaniques dans les années qui l’ont précédée.

Elle résultait également des conséquences inattendues de l’environnement humain construit - tels que les réseaux commerciaux mondiaux qui ont amené le germe jusqu’aux côtes romaines, ou encore la prolifération des rats à l’intérieur des frontières de l’empire. La pandémie rend difficile la distinction entre structure et hasard, entre modèle et contingence.

C’est là une des leçons de Rome. Les humains façonnent la nature - et avant tout les conditions écologiques dans lesquelles se déploie l’évolution. Mais la nature reste aveugle à nos intentions, et les autres organismes et écosystèmes n’obéissent pas à nos règles. Le changement climatique et l’évolution des maladies ont été les jokers de l’histoire de l’humanité.

Notre monde actuel est bien différent de la Rome antique. Nous avons des systèmes de santé publique, nous connaissons la théorie des microbes et avons découvert les antibiotiques. Nous ne serons pas aussi impuissants que les Romains, si nous sommes assez sages pour reconnaître les graves menaces qui nous entourent et pour utiliser les outils à notre disposition pour les atténuer.

Mais la position prééminente de la nature dans la chute de Rome nous donne des raisons de repenser le poids de l’environnement physique et biologique pour faire pencher la balance en ce qui concerne l’avenir des sociétés humaines. Nous pourrions peut-être en arriver à voir les Romains non pas tant comme une ancienne civilisation, faisant face à un gouffre infranchissable par rapport à notre époque moderne, mais plutôt comme les artisans de notre monde actuel. Ils ont construit une civilisation où les réseaux mondiaux, les maladies infectieuses émergentes et l’instabilité écologique ont été des forces décisives qui ont forgé le destin des sociétés humaines.

Les Romains, eux aussi, pensaient avoir le dessus sur la versatilité capricieuse et rageuse de l’environnement naturel. L’histoire nous met en garde : ils se trompaient.

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