AID Association Initiatives Dionysiennes

Ouv zot zié !

Accueil > Politique > Discours de combat d’Elizabeth Warren

Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2020-07

Discours de combat d’Elizabeth Warren

Par Ryan Grim, traduit par Jocelyne le Boulicaut

samedi 1er février 2020, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Discours de combat

Le 23 novembre 2019, par Ryan Grim

Ryan Grim est l’auteur du nouveau livre "We’ve Got People : From Jesse Jackson to Alexandria Ocasio-Cortez, the End of Big Money and the Rise of a Movement" [Nous avons les gens : De Jesse Jackson à Alexandria Ocasio-Cortez, la fin du pouvoir des grandes fortunes et la montée d’un mouvement, NdT].

Elizabeth Warren avant l’annonce de sa candidature officielle à la présidence à Lawrence, Massachusetts, lieu de la grève du pain et des roses de 1912, le 9 février 2019. Photo : Scott Eisen/Getty Images

Dans trois discours fondateurs, Elizabeth Warren replace sa campagne dans le contexte de l’histoire des mouvements sociaux et de la construction des luttes aux États-Unis.

Pour lancer sa campagne en janvier dernier, la sénatrice Elizabeth Warren avait le choix entre plusieurs endroits. Elle aurait pu commencer à Norman, en Oklahoma, là où se trouvent ses racines de membre de la tranche basse de la petite bourgeoisie, où son populisme des champs [forme de populisme s’adressant aux communautés agraires, NdT] aurait pu être mis en avant.

Elle a aussi passé des années à Houston, Philadelphie et Boston, autant de villes à l’imagerie potentiellement utile dans le cadre d’une campagne. Pour sa salve d’ouverture, elle a préféré Lawrence, dans le Massachusetts, faisant ainsi le lien entre sa campagne et la grève du pain et des roses [Bread and Roses strike, NdT], menée en 1912 en grande partie par des couturières immigrées radicales et d’autres travailleurs du textile.

Ce discours se révélerait être le premier de trois discours mettant en place ce que Warren considère comme la force motrice de sa campagne : le mouvement ouvrier - plus précisément, les mouvements ouvriers menés par les femmes et les immigrés au XIXe et au début du XXe siècle.

Elle a poursuivi cette trame narrative en septembre au Washington Square Park de New York, choisi pour sa proximité avec l’incendie de l’usine Triangle Shirtwaist en 1911, et l’a terminée jeudi soir devant une foule d’environ 2 000 personnes à l’université Clark à Atlanta.

"J’ai appris que quel que soit votre combat aujourd’hui, aussi difficile que puisse vous paraître l’ascension, d’autres l’ont mené avant vous. Nous avons à apprendre de ces combattants", a-t-elle déclaré, rappelant l’histoire de la grève des blanchisseuses de 1881 à Atlanta. Ce moment a été largement éclipsé de l’histoire populaire, comme une grande partie de l’histoire de la résistance noire avant les années 1960, qui favorise les récits présentant des victimes noires et des héros blancs.

"J’ai appris que quel que soit votre combat aujourd’hui, aussi difficile que puisse vous paraître l’ascension, d’autres l’ont mené avant vous. Nous avons à apprendre de ces combattants."

Au lieu de quoi, les discours racontent une autre histoire et placent sa campagne dans un contexte de 150 ans de conflit entre la classe ouvrière et la structure de pouvoir dominant, contexte inextricablement lié aux questions raciales et à l’exploitation genrée.

Ces récits balisent l’approche politique de la sénatrice du Massachusetts, l’ancrant dans une tradition radicale d’union de la diversité ethnique pour exercer des pressions sur ses alliés qui travaillent le système politique de l’intérieur, mais aussi leur fournit des munitions. Warren ne fait pas dans la dentelle.

Ce n’est pas le genre d’héritage qu’on associerait, de prime abord, à une professeure de Harvard auteure spécialisée en droit de la faillite et célèbre pour sa passion des marchés financiers partis en croisade - et cela ne contribue probablement pas toujours à sa lisibilité, même pour ses partisans.

Mais, se rattacher aux luttes ouvrières menées par les femmes est une façon d’écarter une controverse née dès le début de son ascension et portée par les forces patriarcales du discours américain qui ont tenté de marginaliser cette femme politique montante et sa lutte pour la justice économique, afin de la reléguer dans la case " questions féministes".

Et pourtant, elle a toujours refusé de jouer un rôle de premier plan dans ce domaine, bien qu’elle se soit toujours rangée du côté des groupes de défense des droits des femmes.

C’est incidemment qu’elle s’est ralliée à cette dynamique. Début 2017 elle déclamait au Sénat la litanie des propos racistes tenus au fil des ans par le sénateur Jeff Sessions, pour s’opposer à sa confirmation au poste de procureur général.

Le chef de la majorité, Mitch McConnell, l’a mise en garde contre une telle critique à l’égard d’un collègue sénateur, mais Warren a poursuivi son discours. "Elle a reçu une mise en garde. On lui a donné une explication. Néanmoins, elle a persévéré", a déclaré McConnell lorsqu’il a voulu la faire taire, lui offrant ainsi un slogan féministe qu’elle a été heureuse ensuite d’adopter.

En prenant pour héros des femmes, des héroïnes qui ont persévéré en dépit d’une puissante opposition - Frances Perkins, Clara Lemlich, les femmes de Lawrence et d’Atlanta - elle peut s’enraciner dans les luttes pour l’émancipation des femmes sans perdre de vue la lutte entre les possédants et ceux qui ne possèdent rien.

Cette articulation tombe à point nommé car les femmes - à commencer par la Marche des 5 millions de femmes qui a rassemblé au lendemain de l’investiture de Donald Trump, poursuivi par le mouvement #MeToo et enfin intensifié jusqu’aux élections de mi-mandat de 2018 - ont favorisé le renouveau et le repositionnement du parti démocrate.

On les considère aujourd’hui comme la clé pour gagner les primaires démocrates en vue des élections présidentielles de 2020. À une époque où la rhétorique identitaire est couramment utilisée pour séparer les mouvements progressistes et la lutte des classes, Warren va dans la direction opposée, soutenant que l’identité de genre, la race, le statut d’immigrant et la conscience de classe sont indissociables.

Après le rassemblement d’Atlanta, entre deux de ses interminables séances de selfies, elle a accordé une brève interview. J’ai dit à Warren que je soupçonnais que ces trois discours étaient sa façon à elle de résoudre la quadrature du cercle sur les questions de classe et de genre, sans pour autant négliger de répondre aux pressions que subit une femme qui présente sa candidature pour les droits des femmes.

Elle a déclaré : "Je vois exactement où vous voulez en venir avec ça. Il s’agit du pouvoir des femmes, dans chacun de ces trois discours. Le discours de Lawrence porte sur la façon dont beaucoup de femmes se sont rassemblées et ont dit : "C’est assez, nous allons changer les choses".

Le discours de New York, qui portait sur l’incendie de l’usine Triangle Shirtwaist, ne concernait pas seulement les femmes qui sont mortes dans le brasier, les femmes qui ont dirigé le mouvement de protestation, mais aussi Frances Perkins, la femme qui était là, se battant de l’intérieur et obtenant de réelles avancées. Et ici, aujourd’hui, il s’agit de rendre hommage aux femmes noires et à leur contribution décisive en matière d’organisation pour peser et obtenir de vrais changements."

Warren ne se contente pas de surfer sur la vague, elle souhaite la faire passer d’une large résistance à Trump à une lutte pour la justice économique. "Notre passé est une des clés de la façon d’aller de l’avant," m’a-t-elle confié. En fait, c’est son pari pour sa campagne, alors que son principal rival pour les suffrages des femmes blanches diplômées du supérieur, Pete Buttigieg, lemaire de South Bend, Indiana, fait le pari exactement opposé.

"Nous nous battrons quand ça sera nécessaire, mais je ne permettrai jamais que nous soyons obnubilés par le combat au point de penser que c’est le combat qui est l’objectif," a déclaré Buttigieg en octobre lors du quatrième débat de la primaire démocrate, s’en prenant à Warren peu avant qu’il ne commence à grimper dans les sondages.

Une participante à Atlanta, lors de la campagne d’Elizabeth Warren le 21 novembre 2019. Photo : Elijah Nouvelage/Getty Images

LA GUERRE CIVILE a pris fin en 1865 et, en moins d’un an, les femmes noires affranchies étaient en grève. À l’époque, l’une des principales professions de ces femmes tout juste libérées était la blanchisserie. Le coton avait rempli les placards des gens de vêtements ; ces vêtements se salissaient rapidement, et, dans le Sud la lessive était principalement faite à la main,essentiellement la main de femmes noires.

En 1881, dans la ville en pleine expansion d’Atlanta, capitale du soi-disant Nouveau Sud, 20 femmes noires se sont réunies pour organiser la Washing Society . "Leur premier mot d’ordre ? La grève" dit Warren. "Leurs revendications ? Recevoir des salaires plus élevés et être traitées avec un peu de dignité."

"Les blanchisseuses avaient un plan", a-t-elle ajouté, en déroulant ce qui est sa "marque" de manière à sembler répondre aux critiques qui lui viennent de la gauche, selon lesquelles les plans annoncés en grande pompe dénotent un manque d’intérêt technocratique des hautes sphères pour un changement venu de la base. La réplique de Warren, selon laquelle les blanchisseuses avaient un plan, insiste sur le fait qu’il est possible — et même nécessaire — d’avoir un plan mais aussi d’accompagner l’action militante.

Quelques minutes à peine après le début du discours de Warren, alors qu’elle en arrivait à l’histoire des blanchisseuses de la ville, une manifestation a éclaté d’un coin au fond de l’auditorium. Une centaine de manifestants ont commencé à scander des slogans en faveur des écoles privées (Warren veut mettre fin aux écoles sous contrat à but lucratif et mettre un frein aux écoles sous contrat à but non lucratif.)

Warren a d’abord essayé de passer outre, mais a ensuite fait une pause pendant que les slogans continuaient - songeant probablement à l’effet produit si elle interrompait une manifestation comptant principalement des femmes noires pour faire un discours sur le pouvoir des manifestations des femmes noires.

Comme elles ne montraient aucun signe d’accalmie, la représentante Ayanna Pressley, démocrate -Massachusets, la seule membre de ce qu’on appelle escouade soutenant Warren [L’escouade est un groupe de quatre femmes du Congrès élues à la Chambre des représentants des États-Unis en 2018, orientées à gauche, NdT], est venue au micro pour essayer de reprendre le contrôle de la situation. Des agents de sécurité ont conduit la cheffe du groupe, Sarah Carpenter, dans le couloir, pour calmer la salle.

Esclaves évadées travaillant comme blanchisseuses au siège d’un syndicat en 1864. Photo : Matthew Brady/Buyenlarge/Getty Images

// TWEET : Un groupe financé par certaines des personnes les plus riches du monde, les Walton, vient de perturber un discours @ewarren sur la grève des blanchisseuses à Atlanta en 1881. Je ne peux pas inventer tout ça.

Carpenter a déclaré aux journalistes dans le couloir que le groupe s’était réuni tout à fait naturellement au cours des dernières semaines, dans le cadre du plan éducatif de Warren. Mais le groupe, qui se fait appeler le Powerful Parent Network [Puissant réseau de parents, NdT], dépend d’une poignée de mécènes milliardaires.

Carpenter est la fondatrice d’un groupe pro-charte à Memphis qui est entièrement financé par la Walton Family Foundation (Walton comme dans Walmart), qui investit dans des écoles à charte et leur accorde des prêts [Les charter schools sont des écoles américaines laïques à gestion privée bénéficiant d’une très large autonomie dans l’enseignement et dans les programmes scolaires ; leur financement est public NdT]. Le PPN est également soutenu par la California Charter Association, qui est financée en grande partie par Reed Hastings, PDG de Netflix, un donateur majeur de Buttigieg.

De retour dans la salle, Warren a repris son récit, décrivant comment les blanchisseuses avaient commencé à former une coalition multiraciale. Les dirigeants des villes blanches ont soumis les grévistes à la loi, mais ils n’ont pas réussi à briser la grève, se résignant finalement à accorder des salaires supérieurs et des conditions de travail plus dignes.

En désignant ses héroïnes, Warren peut s’enraciner dans la lutte pour la libération des femmes sans perdre de vue la lutte entre les nantis et les démunis.

"Les femmes noires avaient commencé, mais bientôt, la poignée de blanchisseuses blanches qui étaient restées sur la touche ont réalisé que la seule façon d’obtenir de meilleurs salaires était de suivre l’exemple des femmes noires," a-t-elle dit. "Des travailleuses qui se sont unies."

Après le rassemblement, Warren a rencontré les manifestantes, mais m’a avoué qu’elle ne savait pas qu’elles étaient financées par les Walton. (" Nous avons eu une bonne discussion, mais, vous savez, je voulais surtout pouvoir parler à tout le monde ici, et nous avons eu l’occasion de le faire ", a-t-elle dit.)

Piquet de grève des travailleuses de l’habillement, vers 1909. Photo : Universal History Archive/Getty Images ; Bettmann/Getty Images.

Trente ans après la victoire des blanchisseuses, à la suite d’une grève générale menée en 1909 par Clara Lemlich, une immigrée de 23 ans, les travailleuses de la confection avaient à NewYork, obtenu une réelle reconnaissance et amélioré les salaires et la sécurité.

L’effort de syndicalisation a été organisé par Industrial Workers of the World [syndicat international fondé aux États-Unis en 1905 dont le siège actuel se trouve à Chicago, NdT], connus sous le nom de Wobblies et dirigés par des femmes et des filles de l’industrie tentaculaire du vêtement à Manhattan, dont la plupart étaient des immigrées.

Des Wobblies manifestant à New York, N.Y. en 1913 . Photo : Universal History Archive/Getty Images ; Bettmann/Getty Images.

Mais l’usine de la Triangle Waist Company près de Washington Square Park à New York est restée un bastion anti-syndical. Les législateurs d’Albany, ainsi que les dirigeants municipaux locaux, avaient toujours résisté au mouvement syndical, rejetant les mesures législatives et réglementaires visant à étendre les protections accordées à certains travailleurs dans le cadre de la grève.

C’était le reflet des limites auxquelles se heurtent même les grèves les plus réussies, lorsqu’elles ne sont pas complétées par des avancées politiques à l’échelle des États.

C’est un truisme dans la politique du mouvement ouvrier, bien qu’il soit souvent négligé par les organisateurs qui ne s’intéressent pas à la politique électorale ou législative ; comme on dit, vous ne vous intéressez peut-être pas à la politique, mais la politique s’intéresse à vous.

Deux ans plus tard, en 1911, l’usine non syndicalisée de Triangle, qui usait encore de pratiques barbares et extrêmement dangereuses, a pris feu, piégeant et tuant 146 personnes d’une manière atroce.

L’année suivante, les travailleuses de la confection de Lawrence, là encore organisées par les Wobblies, se sont mises en grève après une baisse de salaire unilatérale, exigeant tout à a fois de meilleurs salaires ("le pain") et la dignité ("les roses").

Les affrontements de rue ont opposé des jeunes filles et des femmes à des milices dirigées par les entreprises, y compris même des étudiants d’Harvard - ironiquement pour Warren - qui se sont armés avec enthousiasme pour faire leur devoir et réprimer le soulèvement des travailleuses. Le doyen de l’université a permis aux étudiants de repasser les examens finaux manqués pour le bien de la cause de la classe.Les femmes de Lawrence ont gagné lors de la grève du pain et des roses.

"Ces travailleuses ont fait plus qu’améliorer leur propre vie. Elles ont changé l’Amérique. En quelques semaines, plus d’un quart de million de travailleuses et travailleurs du textile de la Nouvelle-Angleterre ont été augmentés. En quelques mois, le Massachusetts est devenu le premier État du pays à adopter une loi sur le salaire minimum. Et aujourd’hui, il n’y a plus d’enfants qui travaillent dans les usines. Nous avons un salaire minimum national. Et les travailleurs ont des lois sur la sécurité. Les travailleurs sont payés en heures supplémentaires et nous avons une semaine de travail de 40 heures ", a déclaré Warren à Lawrence lors du lancement de sa campagne.

"L’histoire de Lawrence est une histoire sur la façon dont le changement réel se produit en Amérique. C’est une histoire de pouvoir - notre pouvoir - quand on se bat ensemble." Dans Washington Square Park, elle a repris ce thème du pouvoir ouvrier : "L’histoire tragique de l’incendie de l’usine Triangle est une histoire de pouvoir."

Elizabeth Warren monte sur scène lors d’un rassemblement électoral à Atlanta le 21 novembre 2019. Photo : Elijah Nouvelage/Getty Images

À Atlanta, le thème est ressorti une fois de plus, cette fois-ci axé sur la façon dont la question raciale est utilisée par les puissants pour diviser les travailleurs qui, autrement, se trouveraient solidaires dans leur lutte contre les patrons.

"Diviser pour mieux régner est une vieille tactique politique - et elle se décline sous toutes sortes de formes : raciste, sexiste, homophobe, transphobe, xénophobe ", dit Warren.

"Les riches et les puissants veulent que nous ayons peur les uns des autres. Pourquoi ? Parce qu’ils ont peur de nous. Peur de notre nombre. Peur de nous voir ensemble. Peur que nous reprenions les luttes de chacun comme les nôtres. Peur de perdre leur pouvoir."

Ces trois histoires sont toutes trois, en effet, des histoires de pouvoir - non seulement parce qu’elles sont des victoires emblématiques, mais aussi parce qu’elles sont révélatrices du pouvoir que la gauche affronte. Moins de deux ans après la grève de Bread and Roses, une fois que l’attention nationale s’est estompée, les syndicats de Lawrence ont été effectivement écrasés, rendant le pouvoir aux patrons, et les lois sur le salaire minimum et autres protections de l’emploi, sans le pouvoir des travailleurs pour les faire appliquer, ont été largement ignorées.

Les manifestants pleurent les victimes de l’incendie de l’usine de Triangle Shirtwaist à New York, N.Y., en 1911. Photo : Images de PhotoQuest/Getty

A New York, les victoires législatives qui ont suivi l’incendie ont été plus durables, mais le capital a riposté au cours des décennies suivantes en fuyant New York pour trouver du travail non syndiqué moins cher ailleurs dans le pays. Une fois ces travailleurs organisés, la production s’est enfuie à l’étranger.

Les pompiers essaient d’éteindre l’incendie de l’usine Triangle Shirtwaist à New York (New York) en 1911. Photo : George Rinhart/Corbis/Getty Images

Cette délocalisation a été encouragée par des politiciens achetés par les patrons, et Warren veut lier cette corruption au sein du système à l’exploitation en dehors de celui-ci. Elle se présente comme quelqu’un qui peut à la fois galvaniser un mouvement en faveur du changement, puis utiliser le pouvoir que ce mouvement a construit pour restructurer le système de manière durable.

L’une des femmes qui a été témoin de l’incendie a également joué un rôle central dans le succès des avancées législatives, d’abord à New York, puis dans le cadre du New Deal, et elle est le modèle le plus explicite pour Warren.

Cette femme, Frances Perkins, est montée sur le devant de la scène au Washington Square Park - littéralement : Le podium sur la scène avait été construit à partir de planches de grange que l’équipe de campagne de Warren avait obtenues de la famille Perkins. Une Perkins de 30 ans avait été témoin de l’incendie de l’usine de chemisiers que Warren a décrits dans tous ses détails horribles :

"Les flammes ont bondi plus haut, et les femmes sont montées sur les corniches.
Et alors les gens au sol étaient debout, bouleversés, en silence, une femme a sauté. Puis une autre,et encore une autre. Elles ont frappé le sol dans un bruit sourd et écœurant. Elles sont mortes sur le coup. Tellement, tellement vite que les corps des femmes se sont empilés sur le trottoir. Leur sang coulait dans les caniveaux.

Des dizaines d’autres ont été piégées à l’intérieur. Prises au piège parce que la porte de l’escalier était fermée à clé - verrouillée par les patrons de peur que les ouvrières ne volent des bouts de tissu. Les pompiers trouveraient plus tard une pile de corps brûlés près de cette porte.

Il a fallu 18 minutes pour que 146 personnes meurent. Surtout des femmes. Surtout des immigrées - juives et italiennes. Surtout des gens qui gagnaient aussi peu que 5 $ par semaine pour réaliser leur rêve américain.

A la suite de l’incendie, le mouvement mené par Lemlich a explosé. "Une semaine plus tard, les syndicats de femmes ont organisé une marche funèbre, et un demi-million de personnes étaient là pour défiler sur la Cinquième Avenue, juste derrière moi. Un demi-million de personnes en 1911."

L’élément de l’histoire que Warren raconte ensuite est essentiel pour comprendre sa vision du changement social et politique : "Pendant que les femmes appartenant aux syndicats exerçaient leur pressions de l’extérieur, Frances faisait pression de l’intérieur."

D’une part, le fait que Warren ait salué les succès du mouvement - un salaire minimum, une sécurité accrue, une réduction du temps de travail et un week-end - font partie du droit du syndicalisme.

En même temps, il y a des éléments de la gauche qui sont sceptiques à l’égard des tacticiens de l’intérieur, convaincus que le vrai pouvoir réside dans l’organisation de mouvements sur une large base, et que les privilégiés, soucieux de leurs propres carrières et intérêts, mettent fondamentalement en danger l’intégrité d’un mouvement.

"Nous allons avoir besoin de toute cette pression, de toute cette énergie, pour réclamer des comptes au Congrès, pour réclamer des comptes à nos gouvernements d’État et à notre pays."

Son adversaire de gauche, le sénateur Bernie Sanders, n’est pas un partisan explicite de ce point de vue ; après tout, il siège au Congrès depuis 1990 et est candidat à la présidence. Mais, avec un mantra de campagne "Pas moi, nous" et la promesse d’être "l’organisateur en chef", il penche dans cette direction.

Warren, quant à elle, se concentre sur la fin du lobbying tel que nous le connaissons, la lutte contre la corruption et la réécriture des règles du processus législatif et administratif pour l’élaboration des lois. Là où Sanders veut mieux organiser le système, Warren veut le restructurer.

Leurs différentes approches de la réforme du travail sont instructives à cet égard : Sanders insiste sur son projet visant à donner du pouvoir aux travailleurs dans l’atelier et à faciliter leur adhésion à un syndicat. Warren a tendance à mettre l’accent sur son projet de placer les travailleurs directement au sein des conseils d’administration des entreprises, en leur donnant les moyens d’agir aux échelons les plus élevés du système. (Sanders a depuis fait mieux, en associant son projet à un important actionnariat salarié d’entreprises.)

Mais surtout, tant Sanders que Warren affirment que leurs objectifs ne peuvent être atteints sans une pression extérieure forte. Sanders appelle cela une révolution politique et travaille à la construction d’un mouvement pour la mener à bien.

La ministre du Travail Frances Perkins témoigne devant le House Naval Affairs Committee à Washington, D.C. en 1942. Photo : Bettman Archive/Getty Images

Warren, avec sa reconnaissance de l’histoire du mouvement ouvrier, fait valoir qu’elle aussi comprend la nécessité du pouvoir des gens pour conduire le changement. Je lui ai demandé si elle était d’accord avec Sanders pour dire que le président Barack Obama avait fait une erreur en démobilisant les troupes de sa base à la suite de son élection.

"J’ai déjà dit aux gens que je construis un mouvement partant de la base qui sera notre atout comparatif en novembre 2020, mais quand nous gagnerons, personne ne devra rentrer chez soi ", a-t-elle dit, " parce qu’il s’agit vraiment de faire des changements à partir de janvier 2021, et nous aurons besoin de toute cette pression, de cette énergie pour demander des comptes au Congrès, à nos États, à notre pays afin d’apporter le changement dont nous avons besoin. Nous avons beaucoup de combats à livrer et nous devons reprendre comme nôtres les combats de tous, qu’il s’agisse du climat, de la violence armée, des soins de santé ou d’un impôt sur la fortune de deux cents pour que nous puissions investir pour toute une génération. Nous partageons les combats de chacun. C’est comme ça que nous allons vraiment changer les choses."

En effet, l’un des handicaps qui a paralysé l’administration Obama a été de ne pas avoir eu une Frances Perkins pour se battre de l’intérieur, et d’avoir laissé des agents comme Rahm Emanuel jouer sur les pires instincts du Président.

Perkins a suivi Franklin D. Roosevelt de la politique de l’État de New York au niveau fédéral quand il l’a nommée comme Secrétaire d’Etat au travail, où elle était une force motrice.

"Frances Perkins est devenue la première femme de l’histoire à siéger au Cabinet ", a déclaré Warren à Washington Square Park, passant rapidement du bris de ce plafond de verre à ce qu’elle a fait avec le pouvoir qu’elle avait.

"Elle a utilisé le même modèle qu’elle et ses amis avaient utilisé après l’incendie du Triangle. Elle a travaillé sans relâche sur le système politique de l’intérieur, tandis qu’un mouvement soutenu exerçait des pressions de l’extérieur. Comme Frances Perkins l’a dit, l’incendie du Triangle est le jour où le New Deal est né."

Le sous-entendu flagrant était que Warren est la Perkins d’aujourd’hui prête à diriger de l’intérieur, avec le soutien de millions de personnes à l’extérieur. Elle a qualifié Perkins de " femme très persévérante " - un rappel de sa fameuse altercation avec Mitch McConnell - et lui a attribué le mérite d’avoir produit " un grand changement structurel ", le mantra bancal de sa campagne depuis le premier jour :

Alors, qu’est-ce qu’une femme - une femme très persévérante - appuyée par des millions de personnes d’un bout à l’autre du pays a fait ? La Sécurité sociale. L’assurance-chômage. L’abolition du travail des enfants. Le salaire minimum. Le droit d’adhérer à un syndicat. Et l’existence même du week-end. Un grand changement structurel. Une femme, et des millions de personnes pour la soutenir.

A New York, avant même que Warren n’apparaisse sur scène, Maurice Mitchell, le directeur national du Working Families Party, a promis qu’avec l’aval du WFP, plus tôt dans la journée, celui-ci avait l’intention d’associer à la campagne de Warren ce genre de mouvement communautaire qui avait été absent dans le passé . Les "[mouvements sociaux radicaux] surgissent lorsque les institutions ne sont pas réactives " aux besoins de la société, a dit Mitchell.

Warren, à Atlanta, a terminé avec un dernier rapprochement - ou intersection, pour ainsi dire - entre les luttes raciales, de genre et de classe. Dorothy Bolden, a-t-elle dit, est née en 1924, quand le souvenir de la grève des blanchisseuses était vivant. À l’âge de neuf ans, elle avait elle même rejoint un syndicat. Après avoir eu six enfants, elle est devenue active dans le mouvement des droits civiques, encouragée par un de ses voisins : Le Dr Martin Luther King Jr. " Le Dr King a encouragé Dorothy à poursuivre ce combat, alors elle a élaboré un projet ", a déclaré Warren.

Ce projet était de donner une suite à la Washing Society avec un nouveau syndicat, appelé National Domestic Workers of America. C’était, a dit Warren, "le premier syndicat dans l’histoire américaine avec un réel pouvoir pour les employés de maison ", notant qu’il a évolué pour devenir la National Domestic Workers Alliance, qui reste une force.

"De l’audace des blanchisseuses d’Atlanta au courage de Dorothy Bolden, l’histoire des Noirs nous enseigne que la seule façon de gagner est de participer au combat ", a conclu Warren. "Dorothy Bolden a montré qu’une femme très déterminée - soutenue par de nombreuses personnes dans tout le pays - peut initier de grands changements structurels."

Elizabeth Warren tient un meeting au Washington Square Park à New York, N.Y., le 16 septembre 2019. Photo : Todd Heisler/The New York Times/Redux

version imprimable :