AID Association Initiatives Dionysiennes

Ouv zot zié !

Accueil > Politique > Il se peut fort bien que l’effondrement de la civilisation ait (...)

Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2019-143

Il se peut fort bien que l’effondrement de la civilisation ait commencé

Par Nafeez Ahmed, traduit par Jocelyne le Boulicaut

dimanche 29 décembre 2019, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Il se peut fort bien que l’effondrement de la civilisation ait commencé

par Nafeez Ahmed le 22 novembre 2019

IMAGE : PAMELA GUEST

Il y a un point de désaccord entre les scientifiques quant à la date du début de l’effondrement, et à son imminence. Mais l’erreur nous est-elle permise ? Et ensuite, que se passe-t-il ?

"Il est maintenant trop tard pour empêcher un futur effondrement de nos sociétés dû au changement climatique." Ce ne sont pas là les mots d’un survivaliste coiffé d’un chapeau en papier d’aluminium. C’est ce qui ressort d’un document présenté au début de cette année à la Commission européenne à Bruxelles, par un universitaire de haut niveau d’une grande école de commerce spécialisée dans le domaine de la soutenabilité. Auparavant, il avait adressé un message similaire à une conférence de l’ONU : "Le changement climatique est maintenant une urgence planétaire qui menace l’humanité.

A l’ère du chaos climatique, l’effondrement de la civilisation est passé d’une question marginale et taboue à une préoccupation plus omniprésente.

Alors que le monde est sous le choc à chaque nouvelle crise - vague de canicule record dans l’hémisphère occidental, incendies dévastateurs dans la forêt amazonienne, processus lent du cyclone Dorian, fonte importante des glaces aux pôles - la question de savoir jusqu’à quel point les choses pourraient mal tourner et à quel rythme, est devenue de plus en plus urgente.

La peur de l’effondrement est évidente dans les messages de mouvements tels que " Extinction Rebellion " et dans les avertissements qui nous préviennent sans détour que le statu quo signifie se diriger vers une planète inhabitable.

Mais un nombre croissant d’experts soulignent non seulement le risque imminent que la civilisation humaine elle-même soit menacée, mais certains pensent que la science nous prouve qu’il est déjà trop tard pour empêcher un effondrement. Le bilan du débat à ce sujet est évidemment crucial : il éclaire la question de savoir si et comment les sociétés doivent s’adapter à ce monde incertain.

Pourtant, ce débat ne se limite pas à un débat scientifique. Il soulève également des questions morales difficiles quant au type d’action qu’il convient de mener pour se préparer au pire ou pour tenter de l’éviter. Les scientifiques peuvent ne pas être d’accord sur la chronologie de l’effondrement, mais nombreux sont ceux qui affirment que cette question n’est pas du tout pertinente. Pendant que les scientifiques et les politiciens ergotent sur les délais et les demi-mesures, ou sur la gravité de la situation, nous perdons un temps précieux. Dans un contexte d’effondrement total, certains scientifiques soutiennent de façon de plus en plus impérieuse que, simplement pour être en sécurité, nous devrions modifier fondamentalement la structure de la société.

Jem Bendell, ancien consultant auprès des Nations Unies et professeur de longue date de leadership durable au Département des affaires de l’Université de Cumbria, a présenté en mai 2019 un document expliquant comment les gens et les communautés pourraient "s’adapter aux disruptions provoquées par le changement climatique". [ Non traduit en français : Le leadership durable, c’est lorsque les dirigeants d’entreprises (souvent des PDG) gèrent les entreprises en ayant à l’esprit l’environnement, la société et les objectifs de développement durable à long terme.NdT]

La théorie de Bendell n’est pas seulement que l’effondrement de la société dû au changement climatique est en cours, mais qu’il est, en fait, déjà là. "Le changement climatique perturbera votre façon de vivre de votre vivant", a-t-il déclaré à l’assistance lors d’une conférence sur le changement climatique organisée par la Commission européenne.

Les conséquences sont maintenant inévitables, telles que "les effets en cascade de mauvaises récoltes généralisées et répétées", selon l’article de Bendell.

Il soutient qu’il ne s’agit pas tant d’un scénario catastrophe que d’un réveil à la réalité, ce qui nous permettra de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour sauver le plus de vies possible. La réponse qu’il préconise est ce qu’il appelle " l’Adaptation Profonde " ou Adaptation Radicale, qui exige d’aller au-delà de " simples ajustements de notre système économique actuel et de nos infrastructures, afin de nous préparer à la désintégration ou à l’effondrement des fonctions sociales normales ".

Le message de Bendell a depuis rencontré une popularité grandissante et un grand intérêt dans les hautes sphères. Il est en quelque sorte à l’origine de la nouvelle vague de protestations contre le changement climatique qui se répand dans le monde entier.

En mars, il a lancé le Deep Adaptation Forum ( Forum sur l’Adaptation Profonde) pour mettre en contact et soutenir les personnes qui, face à l’effondrement "inévitable" de la société, veulent explorer les moyens de "réduire la souffrance, tout en sauvant la plus grande partie de la société et du monde naturel". Au cours de ces six derniers mois, le Forum a réuni plus de 10 000 participants. Plus de 600 000 personnes ont téléchargé l’article de Bendell, intitulé Deep Adaptation : A Map for Navigating our Climate Tragedy, publié par l’Institute de gouvernance et de soutenabilité (IFALS) de l’Université de Cumbria. Et bon nombre des principaux organisateurs de la campagne de Extinction Rebellion (XR) se sont joints au mouvement de protestation après l’avoir lu. [ Adaptation Profonde : Comment naviguer face à notre tragédie climatique NdT]

"Il y aura un effondrement à court terme de la société avec de graves implications pour la vie des lecteurs", conclut cet article, publié en 2017.

VIDEO

La catastrophe est "probable", ajoute-t-il, et l’extinction "est possible". Au cours des prochaines décennies, nous constaterons la hausse vertigineuse des dommages causés par la pollution liée aux combustibles fossiles que nous avons déjà rejetés dans l’atmosphère et dans les océans. Même si nous cessons nos émissions demain, affirme Bendell, les dernières données scientifiques sur le climat montrent que "nous sommes maintenant dans une situation d’urgence climatique, qui va de plus en plus bouleverser notre manière de vivre.... un effondrement sociétal du vivant des lecteurs-trices de cet article est inexorable à l’heure qu’il est".

Bendell fixe un calendrier approximatif. L’effondrement se produira dans un délai de 10 ans et provoquera des désordres dans toutes les nations, entraînant " des niveaux accrus de malnutrition, famine, maladie, conflit civil et guerre ".

Pourtant, ce constat soulève bien plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Je suis reparti avec mes interrogations : Quelles sont les sociétés qui risquent de s’effondrer à cause du changement climatique, et quand cela se produira-t-il ? Certaines sociétés ou toutes les sociétés ? Simultanément ou successivement ? Pourquoi certaines plutôt que d’autres ? Et combien de temps prendra le processus d’effondrement ? Par où commencera-t-il et dans quel secteur ? Quel impact cela aura-t-il sur les autres secteurs ? Ou bien va-t-il détruire d’un seul coup tous les secteurs de la société ? Et qu’est-ce que tout cela implique pour déterminer si, ou comment, nous pourrions nous préparer à l’effondrement ?

Alors que j’essayais de trouver des réponses à ces questions, je me suis entretenu avec un large éventail de scientifiques et d’experts, et j’ai plongé profondément dans la mystérieuse mais émergente science des phénomènes de l’effondrement des sociétés et civilisations. Je voulais comprendre non seulement si les prévisions de Bendell étaient exactes, mais découvrir ce que des experts, depuis des climatologues jusqu’à des analystes des risques, dénicheraient quant à la possibilité que nos sociétés ne disparaissent dans les années et décennies à venir.

La science naissante de la collapsologie n’en est malheureusement qu’à ses débuts. C’est parce qu’il s’agit d’une science interdisciplinaire qui englobe non seulement les systèmes naturels incroyablement complexes et interconnectés qui composent le système terrestre, mais qui doit aussi trouver un sens à la façon dont ces systèmes interagissent avec les systèmes sociaux, politiques, économiques et culturels complexes et interconnectés du système humain.

Ce que j’ai découvert a fait naître en moi un vaste éventail d’émotions. J’étais parfois surpris et choqué, souvent effrayé, parfois soulagé. La plupart du temps, j’étais perturbé. Beaucoup de scientifiques ont dénoncé les failles de l’argument de Bendell. La plupart ont rejeté catégoriquement l’idée d’un effondrement inévitable à court terme. Mais pour savoir si un scénario d’effondrement à court terme était plausible, j’ai dû aller bien au-delà de Bendell. Un certain nombre d’experts de renommée mondiale m’ont dit qu’un tel scénario pourrait, en fait, être beaucoup plus vraisemblable qu’on ne le craint de façon conventionnelle.

La science, les tripes, ou un peu des deux ?

Selon Michael Mann, professeur à Penn State et l’un des climatologues les plus renommés du monde, la perception de la climatologie de Bendell est profondément erronée. "Pour moi, cet article est un parfait fatras de mauvaises interprétations et de positions malavisées", m’a-t-il dit.

La publication de l’article original de Bendell avait été rejetée par la revue spécialisée à comité de lecture Sustainability Accounting, Management and Policy Journal. Selon Bendell, les changements qui, selon les critiques de la rédaction, étaient nécessaires pour que l’article puisse être publié n’avaient aucun sens. Mais parmi eux, un arbitre s’est demandé si la présentation des données climatiques par Bendell étayait réellement sa conclusion : "Je ne suis pas sûr que la présentation détaillée des données climatiques corrobore l’argument central de l’article de manière significative."

SOLDATS DU FEU A L’OEUVRE POUR ETEINDRE LES FEUX DE L’INCENDIE MARIA EN CALIFORNIE IMAGE : APU GOMES/AFP VIA GETTY IMAGES

Dans sa lettre réponse au rédacteur en chef de la revue, Bendell écrit : " Pourtant, le contenu scientifique est au cœur du document, car tout découle alors de la conclusion de cette analyse. Notez que la science que je résume porte sur ce qui se passe en ce moment, plutôt que sur des modèles ou des théories de systèmes adaptatifs complexes que le critique aurait préféré."

Mais, de l’avis de Mann, l’échec du document devant le jury des pairs n’est pas simplement dû au fait qu’il ne correspondait pas à une étiquette universitaire surannée, mais pour la raison bien plus grave qu’il manque de rigueur scientifique. Bendell, a-t-il dit, se trompe tout simplement sur la science et les impacts : Il n’y a aucune preuve crédible que nous faisions face à un "inévitable effondrement à court terme".

Le Dr Gavin Schmidt, directeur du Goddard Institute for Space Studies de la NASA, qui est également de renommée mondiale, a été encore plus cinglant.

Au sujet de l’article de Bendell, il a précisé "On y trouve à la fois des points valables et des déclarations injustifiées". Les projections des modèles n’ont pas sous-estimé les changements de température, ce qui n’est pas linéaire n’est donc pas toujours " hors de contrôle ". Il est absurde de rendre responsable de quoi que ce soit " l’augmentation de la volatilité due à une plus grande quantité d’énergie dans l’atmosphère ". Les preuves d’un "inévitable effondrement de la société" sont très faibles, voire inexistantes."

Schmidt n’a pas exclu que nous soyons susceptibles de voir plus de cas d’effondrements locaux. "De toute évidence, nous avons déjà vu dans des endroits spécifiques de tels effondrements associés à des conséquences de tempêtes extrêmes", a-t-il dit. Il a cité un certain nombre d’exemples - Porto Rico, Barbuda, Haïti et La Nouvelle-Orléans - expliquant que si des effondrements locaux dans certaines régions pourraient survenir, c’est un " argumentaire beaucoup plus difficile à faire valoir " au niveau mondial. "Et cet article ne tient pas la route. Je ne suis pas particulièrement optimiste sur ce qui va se passer, mais là, ceci n’est basé sur rien de réel."

Jeremy Lent, théoricien des systèmes et auteur de The Patterning Instinct : A Cultural History of Humanity’s Search for Meaning, soutient que tout au long de l’article de Bendell, il oscille souvent entre les termes " inévitable ", " probablement " et " probable ". [L’instinct de modélisation : Une histoire culturelle de la recherche de sens par l’humanité NdT]

"Il a tout à fait le droit de choisir de suivre son instinct viscéral et de conclure que l’effondrement est inévitable, mais je crois qu’il est irresponsable de présenter cette conclusion comme scientifiquement étayée, et par là même d’accuser de déni ceux qui interprètent les données différemment.

Lorsque je me suis montré insistant sur cette question, Bendell s’est insurgé contre l’idée qu’il présentait une prévision solide et scientifiquement valable, la décrivant comme une " conjecture " : "Je dis dans le document original que je ne fais que deviner la période à laquelle l’effondrement social se produira. Je l’ai dit ou écrit chaque fois que je mentionne cet horizon temporel."

Mais pourquoi alors proposer cette estimation ? "Le problème que j’ai avec l’argument selon lequel je ne devrais pas donner un horizon temporel comme 10 ans, c’est que ne pas décider d’un horizon temporel équivaut à une échappatoire psychologique face à notre situation. Si nous pouvons repousser ce problème jusqu’en 2040 ou 2050, cela semble en quelque sorte moins urgent. Pourtant, regardez autour de vous. Déjà, les récoltes périclitent à cause des conditions météorologiques dégradées par le changement climatique."

Bendell souligne que de tels impacts ont déjà des conséquences néfastes sur des sociétés plus vulnérables et plus pauvres que la nôtre. Il dit que ce n’est qu’une question de temps avant que le fonctionnement normal de "la plupart des pays du monde" ne soit compromis.

Défaillance du système alimentaire mondial

Selon le Dr Wolfgang Knorr, chercheur principal au Biodiversity and Ecosystem Services in a Changing Climate Program de l’Université de Lund, le risque d’effondrement à court terme devrait être pris beaucoup plus au sérieux par les climatologues, étant donné que l’on ignore tant de choses sur les points de non-retour climatiques : "Je ne dis pas que Bendell a raison ou tort. Mais la critique des arguments de Bendell se concentre trop sur les détails et tente scrupuleusement de cette façon d’éviter d’avoir une vue d’ensemble. Les données disponibles indiquent qu’un changement climatique catastrophique est inévitable."

Bendell soutient que le principal élément déclencheur pour une sorte d’effondrement - qu’il définit comme " une fin inégale de nos modes normaux de subsistance, de sécurité, de plaisir, d’identité, de sens et d’espoir " - viendra de l’accélération des dysfonctionnements et des carences dans le système alimentaire mondial.

Nous savons qu’il est fort possible que le changement climatique soit à l’origine de défaillances de ce qu’on appelle les multiples greniers à blé (lorsque des baisses de rendement importantes se produisent simultanément dans des zones agricoles produisant des cultures vivrières comme le riz, le blé ou le maïs) et qui se sont déjà produites. [L’expressiongreniers à blé fait référence aux grandes régions productrices de céréales (riz, blé, maïs), comme les hautes plaines des États-Unis, ou de riz, comme l’Asie du Sud-Est. NdT]

Comme le montrent le physicien américain Yaneer Ban Yam et son équipe du New England Complex Systems Institute, dans les années précédant 2011, les flambées mondiales des prix alimentaires liées à la dégradation du climat ont joué un rôle dans le déclenchement des soulèvements du " printemps arabe ". Selon l’hydro-climatologue Peter Gleick, la sécheresse induite par le climat a amplifié l’impact de la mauvaise gestion socio-politique et économique, infligeant des pénuries agricoles en Syrie. Cela a entraîné des migrations en masse à l’intérieur du pays, jetant à son tour les bases de tensions sectaires qui ont dégénéré en un conflit prolongé.

VIDEO

VIDEO

Dans mon propre travail, j’ai constaté que le conflit syrien n’avait pas seulement été déclenché par les changements climatiques, mais aussi par une série de facteurs croisés - la production intérieure de pétrole brut de la Syrie avait culminé au milieu des années 90, entraînant une hémorragie des recettes de l’État à mesure que la production et les exportations de pétrole déclinaient. Lorsque le chaos climatique mondial a provoqué une flambée des prix des denrées alimentaires, l’État, déjà éprouvé par les conséquences de la mauvaise gestion économique et la corruption qui avaient entraîné des niveaux de dette considérables, avait commencé à sabrer dans les subventions intérieures sur le carburant et l’alimentation. C’est ainsi qu’une importante population jeune, écrasée par le chômage et stimulée par des décennies de répression politique, est descendue dans la rue alors qu’elle ne pouvait plus se permettre de se payer ne serait-ce que du pain. Depuis, la Syrie s’est embourbée dans une guerre civile sans fin.

Voilà un exemple de ce que le professeur Thomas-Homer Dixon, titulaire de la chaire de recherche universitaire à la Faculté de l’environnement de l’Université de Waterloo, décrit comme une " défaillance synchrone " - lorsque de multiples facteurs de stress interconnectés se renforcent avec le temps puis engendrent des boucles de réaction qui s’auto-renforcent, lesquelles se terminent toutes en même temps par un échec. Dans son livre, The Upside of Down : Catastrophe, Creativity and the Renewal of Civilization, [Le bon côté du pire : Catastrophe, créativité et renouveau de la civilisation NdT], il explique comment la convergence des crises qui en résulte bouleverse des fonctions politiques, économiques et administratives disparates, car inadaptées face à ces phénomènes complexes.

De ce point de vue, l’effondrement induit par le climat s’est déjà produit, bien qu’il soit exacerbé et amplifié par l’échec d’une myriade de systèmes humains. La Syrie est-elle une étude de cas de ce qui nous attend mondialement ? Et est-ce inévitable au cours de la prochaine décennie ?

Dans un important rapport publié en août, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de l’ONU a prévenu que la faim avait déjà augmenté dans le monde en raison des impacts climatiques. Cynthia Rosenzweig, une scientifique éminente de la NASA, a été l’une des principales auteures de l’étude, et a prévenu que l’augmentation continue des émissions de carbone entraînerait une hausse des températures moyennes mondiales de 2°C, ce qui entraînerait vers la moitié du siècle un risque "très élevé" pour l’approvisionnement alimentaire. Les pénuries alimentaires toucheraient les régions vulnérables et plus pauvres, mais les pays riches pourraient aussi se trouver dans la ligne de mire. Comme le conclut une nouvelle étude de la commission parlementaire britannique d’audit sur l’environnement, les importations de fruits et légumes de pays comme la Grande-Bretagne pourraient être interrompues si une crise éclate.

Il est difficile de savoir quand une telle crise pourrait survenir. Aucun des deux rapports ne laisse entendre qu’elle entraînerait l’effondrement de la civilisation, ou même de la plupart des pays, d’ici dix ans. Et l’ONU souligne également qu’il n’est pas trop tard pour éviter ces risques en adoptant des méthodes biologiques et agro-écologiques.

Gavin Schmidt, de la NASA, a reconnu "les impacts croissants du changement climatique sur la production alimentaire mondiale", mais a déclaré qu’un effondrement "n’est pas prévu et certainement pas inévitable".

Le scénario catastrophique du " statu quo"

Il y a quelques années, cependant, j’ai découvert de première main qu’un effondrement catastrophique du système alimentaire mondial est possible dans les décennies à venir si nous ne changeons pas de cap. À l’époque, j’étais chercheur invité au Global Sustainability Institute de l’Université Anglia Ruskin et j’avais été invité à une réunion du comité directeur de l’Observatoire mondial de recherche de l’Institut, un programme de recherche développant de nouveaux modèles de crise mondiale.

Un modèle particulier, le Dawe Global Security Model, était fondé sur le risque d’une autre crise alimentaire mondiale, semblable à celle qui a déclenché le printemps arabe.

Nous avons déroulé le modèle jusqu’à l’année 2040, selon une trajectoire de statu quo basée sur des tendances de " ne rien faire ", c’est-à-dire sans aucune boucle de rétroaction qui changerait la tendance sous-jacente ", a déclaré le directeur de l’institut, Aled Jones, au groupe des parties prenantes présentes dans la pièce dont faisaient partie des officiels du Royaume-Uni ". Les résultats montrent que, sur la base de tendances climatiques plausibles et d’un échec total à changer de cap, le système mondial d’approvisionnement alimentaire serait confronté à des pertes catastrophiques et à une flambée sans précédent d’émeutes de la faim. Dans ce scénario, la société mondiale s’effondre surtout parce que la production alimentaire est en permanence inférieure à la consommation."

Femme Africaine et distribution de nourriture d’urgence

Jones a eu beaucoup de mal pour expliquer que ce modèle ne pouvait pas être considéré comme une prévision, d’autant plus que des politiques d’atténuation émergent déjà en réponse aux inquiétudes suscitées par un tel résultat : "Ce scénario est basé sur le simple fait de tester le modèle", a-t-il dit. "Le modèle est un modèle à court terme. Il n’est pas conçu pour durer aussi longtemps, car dans le monde réel, les tendances sont toujours susceptibles de changer, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire."

Quelqu’un a demandé : "OK, mais ce que vous dites, c’est que s’il n’y a pas de changement dans les orientations actuelles, donc alors, c’est ça résultat ?" "Oui" a tranquillement répondu Jones

Le modèle de sécurité mondiale de Dawe a prévu cette crise potentielle dans deux décennies. Est-il peu invraisemblable de penser que le scénario pourrait se produire beaucoup plus tôt ? Et si oui, pourquoi ne nous préparons-nous pas à ce risque ?

Lorsque j’ai interrogé Scott Williams, conseiller de l’ONU en matière de risques de catastrophe, au sujet d’un scénario de crise alimentaire mondiale à court terme, il a souligné que l’évaluation phare de l’ONU de cette année concernant les risques de catastrophe à l’échelle mondiale prenait tout à fait en compte le danger d’une nouvelle "défaillance multiple des greniers à blé" mondiale.

"L’augmentation prévue des événements climatiques extrêmes et l’interdépendance croissante du système d’approvisionnement alimentaire constituent une menace pour la sécurité alimentaire mondiale", prévient le Rapport d’évaluation mondiale sur la réduction des risques de catastrophe publié en mai. "Par exemple, les chocs locaux peuvent avoir des répercussions considérables sur les marchés agricoles mondiaux."

Les modèles climatiques que nous utilisons ne sont pas trop alarmistes ; ils sont invariablement trop prudents, et ce n’est que récemment que nous avons compris à quel point la situation est vraiment désastreuse.

Selon les conclusions de l’ONU, la modélisation agricole actuelle ne tient pas suffisamment compte de ces interconnexions complexes. Le rapport met en garde : "les chocs climatiques et les mauvaises récoltes qui en résultent dans l’un des greniers céréaliers mondiaux pourraient avoir des répercussions sur le marché agricole mondial. Les turbulences sont exacerbées si plus d’une des principales régions productrices de céréales subissent simultanément des pertes."

Williams, qui a été l’un des principaux auteurs coordonnateurs de l’évaluation mondiale des risques de catastrophe de l’ONU, l’a dit de façon plus directe : "En un mot, Bendell est plus proche de la réalité que ses critiques."

Il a attiré mon attention sur le deuxième chapitre du rapport de l’ONU qui, dit-il, exprime le risque imminent pour la civilisation mondiale sous une forme "nécessairement politiquement flegmatique". Le chapitre est "proche d’affirmer que’l’effondrement est inévitable’ et que les méthodes que nous - scientifiques, modélisateurs, chercheurs, etc. - utilisons sont totalement inadéquates pour comprendre la nature de ces ’transitions’ complexes et incertaines, en d’autres termes, d’effondrements".

Williams n’a pas réussi à dire qu’un tel scénario d’effondrement était tout à fait inévitable, et le rapport de l’ONU - tout en établissant un niveau alarmant de risque - ne l’a pas fait non plus. Ce qu’ils ont clairement indiqué, c’est qu’une crise alimentaire mondiale majeure pourrait survenir de manière inattendue, avec le changement climatique comme principal élément déclencheur.

Points de basculement climatique

Une nouvelle étude menée par une équipe de scientifiques d’Oxford, de Bristol et d’Autriche parvient à la conclusion que notre courbe actuelle des émissions de carbone augmente considérablement ce risque. Publiée en octobre dans la revue Agricultural Systems, l’étude met en garde sur le fait que la hausse des températures moyennes mondiales est un facteur de risque accru de "chocs de production" affectant un système alimentaire mondial toujours plus interconnecté.

Dépasser le seuil de 1,5 °C pourrait entraîner une " perte de production " majeure de millions de tonnes de maïs, blé et soja.

À ce jour, les émissions de dioxyde de carbone sont en passe d’augmenter considérablement ce risque de défaillances des multi-greniers à blé. L’an dernier, le GIEC a estimé que si nous ne réduisons pas nos niveaux d’émissions de cinq fois leur niveau actuel, nous pourrions atteindre 1,5°C dès 2030, et au plus tard au milieu du siècle. Cela augmenterait considérablement le risque de mauvaises récoltes, de chocs de production alimentaire et d’autres impacts climatiques dévastateurs simultanés.

IMAGE : FETHI BELAID/AFP VIA GETTY IMAGES

En avril de cette année, le système d’analyse de la stratégie et des politiques européennes de la Commission européenne a publié pour les décideurs politiques européens son deuxième grand rapport, Les tendances mondiales à l’ horizon 2030 : défis et options pour l’Europe. Le rapport, qui analyse les risques sur le plan de la sécurité nationale, géopolitique et socio-économique, conclut : "Une augmentation de 1,5 degré est le maximum que la planète peut tolérer ; si les températures devaient augmenter au-delà de 2030, nous serons confrontés à encore plus de sécheresses, d’inondations, de canicules extrêmes et de pauvreté pour des centaines de millions de personnes ; à la mort probable des populations les plus vulnérables — et, au pire, à l’extinction totale de l’humanité."

Mais les nouvelles modélisations du GIEC donnent à penser que la situation est encore pire qu’on ne le pensait. Ces nouveaux modèles climatiques - présentés lors d’une conférence de presse à Paris fin septembre -, qui reposent sur une puissance de calcul accrue et des représentations plus précises des systèmes météorologiques, dévoilent les dernières conclusions du sixième rapport du GIEC, en cours de publication.

Les modèles montrent maintenant que nous nous dirigeons vers une hausse de 7°C d’ici la fin du siècle si les émissions de carbone se poursuivent sans fléchir, soit deux degrés de plus que les estimations de l’an dernier. Cela veut dire que la terre est beaucoup plus sensible au carbone atmosphérique qu’on ne le croyait auparavant.

Ce qui veut dire aussi que ce n’est pas d’être trop alarmiste, que souffrent les modèles climatiques que nous utilisons mais bien de continuer d’être beaucoup trop timorés et que ce n’est que très récemment que nous avons compris la gravité réelle de la situation.

J’ai parlé à la Dr. Joelle Gergis, auteure principale du sixième rapport d’évaluation du GIEC, quand aux nouveaux modèles climatiques. Gergis a admis qu’au moins huit des nouveaux modèles produits pour le GIEC par des scientifiques aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Canada et en France indiquent une sensibilité climatique beaucoup plus élevée que les anciens modèles à 5°C ou plus chauds. Mais elle a réfuté l’idée selon laquelle ces résultats prouveraient le caractère inexorable de l’effondrement, ce qu’elle a critiqué comme ne relevant pas du domaine des sciences climatiques. Au contraire, les implications potentielles des nouvelles preuves ne sont pas encore connues.

"Oui, nous sommes confrontés à des taux de changement alarmants, ce qui augmente la probabilité de changements non linéaires et brusques dans le système climatique et ils pourraient alors causer des points de basculement dans l’espace de fonctionnement sûr de la Terre," a-t-elle ajouté. "Mais honnêtement, actuellement, nous ne savons pas combien de temps il nous reste jusque là. Il se peut aussi que nous ne puissions détecter qu’après coup qu’un tel seuil a été franchi."

Dans un article publié en août dans le magazine australien The Monthly, la docteure Gergis a écrit : " Lorsque ces résultats ont été publiés pour la première fois lors d’un atelier de modélisation climatique en mars de cette année, une frénésie de mails de panique de mes collègues du GIEC ont afflué sur ma boîte mail. Et si les modélisations étaient exactes ? La Terre a-t-elle déjà franchi quelque point de basculement ? Sommes-nous en train de vivre un épisode brutal de changement climatique juste maintenant ?"

La moitié du système corallien de la Grande Barrière a été anéanti par des températures moyennes mondiales qui se situent actuellement à environ 1°C au-dessus des niveaux préindustriels. Gergis décrit cela comme "l’effondrement catastrophique de l’écosystème du plus grand organisme vivant de la planète". A 1,5°C, il est à prévoir que 70 et 90% des coraux bâtisseurs de récifs devraient être détruits et à 2°C, quelque 99% pourraient disparaître : "Une composante entière de la biosphère de la Terre - notre système planétaire de soutien de la vie - serait éliminée. Les retombées sur les 25 % de la vie marine qui dépendent des récifs coralliens seraient sans précédent et incommensurables... Le fondement même de la civilisation humaine est en jeu."

Mais Gergis souligne que bien que les nouveaux modèles soient sévères, ils ne prouvent pas de manière concluante que les émissions passées provoqueront assurément un effondrement au cours de la prochaine décennie.
"Alors que nous observons indéniablement un changement climatique rapide et généralisé partout sur la planète, il n’y a aucune preuve concrète qui laisserait entendre que nous sommes confrontés à "un effondrement inévitable, à court terme, de la société en raison du changement climatique", a-t-elle dit. "Oui, nous fonçons vers des situations qui vont créer de grandes instabilités dans le système climatique, et le temps presse, mais je ne crois pas que ce soit déjà chose faite pour l’instant."

Pourtant, c’est précisément l’absence persistante d’une politique mondiale énergique qui constitue la menace fatale. Selon Wolfgang Knorr, climatologue à l’Université de Lund, les nouveaux modèles climatiques signifient que la mise en œuvre pratique de l’objectif des Accords de Paris de maintenir les températures à 1,5 degré est désormais extrêmement difficile à tenir. Il m’a alors rappelé sa nouvelle analyse du défi climatique publiée sur le blog de l’ILFAS de l’Université de Cumbria, qui indiquait que le crédit résiduel du GIEC pour les émissions " sera épuisé dès le début de 2025 ". Il a également fait remarquer que les investissements passés dans les infrastructures liées aux combustibles et aux énergies fossiles nous placeront, à eux seuls, bien au-delà de ce niveau.

Selon Tim Garrett, professeur de sciences atmosphériques à l’Université de l’Utah, le niveau de décarbonation nécessaire est si élevé et si urgent que la civilisation devrait en fait " effondrer " concrètement sa consommation énergétique pour éviter un effondrement causé par la catastrophe climatique. Dans un article paru en 2012 dans Earth System Dynamics, il en a donc conclu que "la civilisation pourrait bien être dans une situation de double contrainte".

"Nous pouvons encore essayer d’éviter l’ampleur de la catastrophe, nous en avons encore le temps, mais il nous faut agir comme si nous étions dans une situation d’extrême urgence"

Dans un article précédent de Climatic Change, Garrett a calculé que le monde devrait passer à des sources d’énergie renouvelables non carbonées à un rythme d’environ 2,1 % par an pour simplement stabiliser les émissions. "Cela équivaut pratiquement à la construction d’une nouvelle centrale nucléaire par jour", a déclaré Garrett. Bien qu’il considère cela comme fondamentalement irréaliste, il admet qu’un programme de transition d’urgence pourrait y contribuer : "Si la société investit suffisamment de ressources dans des sources d’énergie alternatives et nouvelles, non carbonées, alors peut-être peut-elle poursuivre sa croissance sans augmenter le réchauffement climatique." [Climatic Change est une revue scientifique bihebdomadaire à comité de lecture publiée par Springer Science + Business Media.NdT]

Gergis va plus loin et insiste sur le fait qu’il n’est pas encore trop tard : "Nous avons encore le temps d’essayer d’éviter l’ampleur de la catastrophe, mais nous devons réagir comme nous le ferions en cas d’urgence. La question est de savoir si nous pouvons mobiliser le meilleur de notre humanité à temps."

Il n’existe pas de réponse simple à cette question. Pour y parvenir, il nous faudrait comprendre non seulement la science du climat, mais aussi la nature, la dynamique et les causes de l’effondrement de la civilisation.

Limites à la croissance [Les Limites à la croissance, également connu sous le nom de « Rapport Meadows », est un rapport demandé à des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology par le Club de Rome en 1970, publié en anglais en 1972 et à l’époque en français sour le titre : Halte à la croissance ? NdT]

L’une des prévisions scientifiques les plus célèbres de l’effondrement a été réalisée il y a près de 50 ans par une équipe de scientifiques du MIT. Leur modèle "Limites à la croissance" (LTG), connu sous le nom de "World3", a dressé le tableau de l’interaction entre d’une part le caractère exponentiel de la croissance démographique et économique, et d’autre part la consommation de matières premières et de ressources naturelles. Le changement climatique est une des composantes implicites du modèle.

Une des conclusions de LTG était que le maintien du statu quo conduirait, en raison de la surconsommation des ressources naturelles bien au-delà de leur taux de renouvellement, à l’effondrement de la civilisation, quelque part entre la deuxième décennie et le milieu du XXIe siècle. Cela ferait grimper les coûts, diminuerait les rendements et accélérerait le gaspillage environnemental, la dégradation des écosystèmes et le réchauffement de la planète. Plus de capitaux étant détournés vers le financement de l’extraction des ressources, il reste moins de capitaux à investir dans l’industrie et d’autres biens sociaux, ce qui entraîne un déclin économique à long terme mais aussi des désordres politiques.

Lors de sa première publication, l’estimation a été largement moquée et ses prévisions principales ont souvent été largement déformées par des commentateurs qui soutenaient avoir à tort prévu la fin du monde en l’an 2000 (ce qui ne s’est pas produit).

Dennis Meadows, spécialiste des systèmes, dirigeait l’équipe du MIT qui a développé le modèle " World3 ". Il y a sept ans, avec le co-auteur Jorgen Randers, un autre membre d’origine de l’équipe World3, il a actualisé le modèle original à la lumière de nouvelles données.

"A ceux qui ne croient qu’aux chiffres, nous pouvons dire que les scénarios très détaillés de World3 semblent encore... étonnamment précis", écrivent-ils dans " Les limites à la croissance (dans un monde fini) : Le rapport Meadows, 30 ans après". Le monde évolue le long d’une voie qui est conforme aux principales caractéristiques des scénarios de LTG."

On aurait pu penser que l’ancienne équipe du MIT ne faisait que sonner l’alarme. Mais une série de rapports scientifiques indépendants, certains avec l’appui de divers gouvernements, ont confirmé à maintes reprises que le " scénario de base " de dépassement et d’effondrement du LTG a continué de cadrer avec de nouvelles données. Il s’agit notamment d’études du professeur Tim Jackson de l’Université de Surrey, conseiller économique auprès du gouvernement britannique et du ministère de la Défense ; de l’agence de recherche scientifique du gouvernement fédéral australien CSIRO ; du Melbourne University’s Sustainable Society Institute et de l’Institute and Faculty of Actuaries à Londres.

" Effondrement n’est pas un terme tout à fait exact. Il est possible qu’il y ait un déclin général, radical et incontrôlé de la population, de l’utilisation de ressources matérielles et de la consommation d’énergie d’ici 2030, à cause des changements climatiques, " a précisé Meadows lorsque je lui ai demandé si le modèle LTG mettait en évidence un risque de désastre imminent. "Mais je ne considère pas qu’il s’agit là d’un scénario à forte probabilité", a-t-il ajouté. Le changement climatique suffirait cependant "certainement à modifier radicalement notre société industrielle d’ici 2100". Il faudrait des siècles ou des millénaires pour que les écosystèmes se rétablissent.

Mais il y a une dimension cruciale du modèle du LTG qui est souvent négligée : ce qu’il se passe pendant l’effondrement. Lors d’un désastre réel, de nouvelles dynamiques sociales inattendues peuvent entrer en jeu et soit aggraver, soit voire même endiguer le processus.

Ces dynamiques dépendent entièrement de choix humains. Elles pourraient impliquer des changements positifs par le biais d’une réforme de la direction politique ou des changements négatifs tels que des guerres régionales ou mondiales.

Voilà pourquoi la modélisation de ce qui se passe au début de l’effondrement est particulièrement délicate, car le processus même de l’effondrement modifie la dynamique du changement.

Croissance, complexité et crise des ressources

Et donc, que se passe-t-il si l’effondrement n’est pas nécessairement la fin ? Tel est le point de vue d’Ugo Bardi, de l’Université de Florence, qui a mis au point le nouveau cadre scientifique probablement le plus intrigant pour comprendre l’effondrement.

Plus tôt dans l’année, Bardi et son équipe ont co-écrit un article dans la revue BioPhysical Economics and Resource Quality, s’inspirant des travaux de l’anthropologue Joseph Tainter du Département Environnement et Société de l’Université de l’Utah. L’ouvrage de Tainter qui fait autorité, L’Effondrement des sociétés complexes, arrive à la conclusion que les sociétés s’effondrent lorsque leurs investissements dans la complexité sociale atteignent un niveau de rendement marginal décroissant.

Tainter a étudié la chute de l’empire romain occidental, la civilisation maya et la civilisation du Chaco. Au fur et à mesure que les sociétés développent des bureaucraties plus complexes et plus spécialisées pour résoudre les problèmes émergents, ces nouvelles strates d’infrastructures de résolution de problèmes génèrent de nouvelles échelles de problèmes. D’autres infrastructures sont ensuite mises en place pour résoudre ces problèmes, et la spirale de la croissance s’emballe.

Et comme chaque nouvelle strate requiert également une nouvelle contribution " énergie " (plus grande consommation de ressources), elle ne peut finalement plus générer suffisamment de ressources pour subvenir à ses besoins et résoudre les problèmes ainsi engendrés. Il en découle que la société sombre dans un nouvel équilibre en se débarrassant des couches d’infrastructures complexes accumulées au cours des siècles précédents. Cette descente prend entre des décennies et des siècles.

Dans son récent article, Bardi a utilisé des modèles informatiques pour évaluer la résistance du cadre de Tainter. Il a constaté que la diminution du rendement de la complexité n’était pas le principal moteur du déclin d’un système ; le déclin de la complexité du système est plutôt dû à la diminution du rendement de l’exploitation des ressources naturelles.

En d’autres termes, l’effondrement est le résultat d’une forme de croissance sans fin fondée sur la consommation non soutenable des ressources, et du nouvel ordre de crises de plus en plus insolubles qu’elle génère.

À mon point de vue, nous entrons déjà dans une parfaite tempête de boucle de rétroaction de problèmes complexes que les systèmes existants sont trop fragiles pour résoudre. L’effondrement de la Syrie, déclenché et amplifié en partie par la crise climatique, ne s’est pas arrêté à la Syrie. Ses répercussions ont non seulement contribué à déstabiliser le Moyen-Orient au sens large, mais aussi à déstabiliser les démocraties occidentales.

En janvier dernier, une étude de Global Environment Change a montré que l’impact des "conditions climatiques" sur la "gravité de la sécheresse" au Moyen-Orient et en Afrique du Nord amplifiait la "probabilité de conflit armé". L’étude en a donc conclu que le changement climatique avait joué un rôle crucial dans la demande massive d’asile entre 2011 et 2015, y compris pour le million de réfugiés arrivés en Europe ne serait-ce que pour 2015, et dont presque 50 pour cent étaient syriens. La vague de personnes fuyant la destruction de leurs maisons a été un cadeau à l’extrême droite, et a été instrumentalisée par les nationalistes britanniques, français et autres qui font campagne pour la dissolution de l’Union européenne, mais a aussi aidé Donald Trump dans sa campagne politique autour du Mur. [Le mur de Trump, ou simplement le Mur, est le nom familier désignant un projet d’extension de la barrière entre les États-Unis et le Mexique pendant la présidence de Donald Trump NdT]

Pour utiliser ma propre terminologie, la perturbation du système terrestre (ESD) est à l’origine de la déstabilisation du système humain (HSD). Préoccupé par le chaos politique qui en résulte, le système humain devient encore plus vulnérable et incapable d’améliorer l’ESD. A mesure que l’ESD s’accélère, elle génère de plus en plus de HSD. Le cycle d’auto-renforcement se poursuit, et nous nous trouvons dans une boucle de rétroaction amplificatrice de perturbation et de déstabilisation.

Au delà de l’effondrement

Existe-t-il une échappatoire à cette boucle de rétroaction autodestructrice et amplificatrice ? Les travaux de Bardi laissent penser que c’est le cas — que l’effondrement peut ouvrir la voie à une nouvelle forme plus viable de civilisation, que les pays et les régions connaissent ou non des effondrements, des crises, des sécheresses, des famines, des violences et des guerres en raison du chaos climatique permanent.

Bardi dans son analyse des travaux de Tainter élargit le raisonnement, revu par des pairs, qu’il a tout d’abord développé dans son étude de 2017, The Seneca Effect [ L’effet Sénèque ou La falaise Sénèque NdT] : Quand la croissance est lente mais l’effondrement rapide. Le livre porte le nom du philosophe romain Lucius Annaeus Seneca (Sénèque), qui disait : " La richesse est lente, mais le chemin de la ruine est rapide".

Bardi se penche sur un large éventail de cas d’effondrements dans les sociétés humaines (de la chute des empires passés aux crises financières et aux famines de grande ampleur), mais aussi dans la nature (avalanches) et par le biais de structures artificielles (fissures dans des objets métalliques). Son verdict est que l’effondrement n’est pas un "bug", mais un "phénomène divers et omniprésent" aux causes multiples, qui se déroule différemment, parfois dangereusement, parfois non. L’effondrement ouvre aussi souvent la voie à l’émergence de nouvelles structures évolutives.

Dans un manuscrit inédit intitulé Before the Collapse : A Guide to the Other Side of Growth [ Avant l’effondrement : Guide vers l’autre côté de la croissance NdT], qui doit être publié par l’éditeur scientifique Springer-Nature l’année prochaine, Bard, dans son étude de l’effondrement et de la croissance des civilisations humaines, révèle qu’après un tel événement, on observe souvent un " Rebond Sénèque " qui permet l’émergence rapide de nouvelles sociétés qui connaissent souvent un taux de croissance supérieur au précédent.

La raison en est que l’effondrement élimine les structures désuètes et obsolètes, ouvrant la voie à l’émergence de nouvelles structures qui se développent souvent à partir des vestiges de l’ancien et dans les nouveaux espaces qui apparaissent.

Il explique alors le rebond de Sénèque comme " un moteur qui propulse les civilisations en avant et en rafales ". Si c’est le cas, peut-on s’attendre à un rebond si la civilisation mondiale traverse une nouvelle falaise de Sénèque dans les décennies à venir ?"

Bardi reconnaît que les chances sont minces. Un rebond de Sénèque après un effondrement à venir aurait probablement des caractéristiques différentes de ce que nous avons vu après les effondrements des civilisations passées et pourrait encore impliquer une violence considérable, comme les nouvelles civilisations passées l’ont souvent fait - ou pourrait tout simplement ne pas se produire du tout !

"Très peu, voire rien du tout, n’est fait pour arrêter les émissions et la destruction générale de l’écosystème"

Sur la trajectoire actuelle, a-t-il déclaré : " Les effets de la destruction que nous sommes en train de faire subir à l’écosystème pourraient entraîner l’extinction de l’homme, l’effondrement ultime de Sénèque ". Mais si nous changeons de cap, même si nous n’évitons pas les crises graves, nous pourrions atténuer le choc d’un effondrement potentiel. Dans ce scénario, "l’effondrement à venir ne sera qu’un effondrement de plus dans la série des effondrements précédents qui ont affecté les civilisations humaines : il pourrait conduire à un nouveau rebond".

C’est dans cette hypothèse que Bardi voit les germes d’une civilisation nouvelle et différente qui jaillirait du sein de l’effondrement de la civilisation - telle que nous la connaissons.

J’ai demandé à Bardi quelle était l’échéance prévue pour cet effondrement. Tout en soulignant que l’effondrement n’est pas encore inévitable, il a répondu qu’un effondrement quelconque pourrait être "très probable" au cours de la prochaine décennie si le statu quo se poursuit.

" Il y a très peu, voire rien du tout, qui est fait pour arrêter les émissions et la destruction générale de l’écosystème ", a dit Bardi. "Donc, un effondrement écosystémique n’est pas impossible dans les 10 ans."

Mais il a aussi veillé à souligner que le pire pourrait être évité : "D’un autre côté, il y a beaucoup d’éléments qui interagissent et qui peuvent changer les choses un peu, beaucoup ou radicalement. Nous ne savons pas comment le système pourrait réagir.... peut-être que le système réagirait d’une manière qui pourrait retarder le pire."

Libération et renouvellement

La leçon à en tirer est que même si l’effondrement est imminent, tout ne sera peut-être pas perdu. Le théoricien des systèmes Jeremy Lent, auteur de The Patterning Instinct [L’instinct de modélisation : une histoire culturelle de la recherche de sens par l’humanité. ouvrage non traduit NdT], s’inspire des travaux de l’écologiste C. S. Holling, de la défunte Univerité de Floride, ce dernier a élaboré, à partir d`études détaillées des écosystèmes naturels, une théorie générale du changement social appelée le cycle adaptatif.

Les systèmes complexes, tant dans la nature que dans les sociétés humaines, passent par quatre phases au cours de leur cycle de vie, écrit Lent. La première est une phase de croissance rapide d’ innovations et d’opportunités de nouvelles structures ; la deuxième est une phase de stabilité et de consolidation, au cours de laquelle ces structures deviennent fragiles et résistantes au changement ; la troisième est une phase de libération qui consiste en un effondrement, générant chaos et incertitude ; la quatrième est une réorganisation, ouvrant la possibilité à de petites forces apparemment négligeables d’œuvrer à un changement radical en ce qui concerne le futur du nouveau cycle qui se dessine.

C’est justement, au cours des deux dernières phases, que la possibilité de déclencher et de façonner un Rebond Sénèque devient évidente. Le chaos croissant de la politique mondiale, suggère Lent, est la preuve que nous "entrons dans la phase de libération chaotique", où l’ancien ordre commence à s’effriter. À ce stade, le système pourrait soit régresser, soit se réorganiser de manière à permettre un nouveau rebondissement de la civilisation. "C’est un moment crucial dans le cycle de vie du système pour ceux qui veulent changer l’ordre dominant."

Donc, aussi alarmante que soit la preuve croissante du risque d’effondrement, elle indique aussi que nous entrons dans une phase véritablement nouvelle et indéfinie du cycle de vie de notre civilisation actuelle, durant laquelle nous avons une occasion inédite de catalyser la diffusion des idées nouvelles qui peuvent transformer nos sociétés.

J’ai observé les risques d’effondrement tout au long de ma carrière de journaliste et de théoricien des systèmes. Je n’ai pu trouver aucune confirmation déterminante que le changement climatique entraînera inévitablement un effondrement sociétal à court terme.

Toutefois, la science n’exclut pas cette possibilité. Par conséquent, écarter le risque d’un effondrement — que ce soit d’ici la fin du siècle, au milieu du siècle ou au cours des dix prochaines années — contraste avec les implications des modèles scientifiques les plus solides que nous ayons.

Toutes les données scientifiques dont on dispose donnent à penser que si nous continuons sur la voie actuelle de l’exploitation des ressources, la civilisation humaine pourrait commencer à s’effondrer dans les prochaines décennies. On ne sait pas exactement où et comment un tel processus d’effondrement pourrait se dérouler, et on ne sait pas encore s’il est déjà bien enclenché ou pas encore. Et comme Gavin Schmidt de la NASA me l’a dit, les effondrements locaux sont déjà en cours.

Depuis la Syrie jusqu’au Brexit, les conséquences socio-politiques déstabilisatrices de l’effondrement des écosystèmes sont de plus en plus marquées, leur portée va en s’aggravant, et elles sont difficiles à gérer. En ce sens, débattre de la question de savoir si oui ou non un effondrement à court terme est inévitable ne tient pas compte de cette dure réalité, à savoir que nous sommes déjà témoins d’un effondrement climatique.

Et pourtant, il y a encore une absence presque totale de discussions et d’actions significatives sur cette impasse, alors même qu’il s’agit de la question peut-être la plus importante de notre ère.

Le résultat est là, nous ne savons pas avec certitude ce qui nous attend, et nous avons besoin de meilleures concertations sur la façon de réagir à l’éventail des possibilités. La préparation aux pires scénarios n’exige pas que nous les croyions inévitables, mais elle justifie l’adoption d’une approche rationnelle, fondée sur le risque, conçue pour poursuivre de façon proactive l’objectif louable pour une Adaptation Profonde [ ou Adaptation Intégrale NdT], qui vise à sauvegarder autant que possible la société dans toute son étendue.

L’approche Adaptation Profonde de Jem Bendell, m’a-t-il confié, n’a pas pour but de fournir des réponses catégoriques sur l’effondrement, mais de favoriser la discussion et les actions.

" En ce qui concerne les groupes d’adaptation radicale (Deep Adaptation) avec lesquels je travaille, nous demandons aux gens de reconnaître que l’effondrement de la société est probable, inévitable ou déjà en cours, afin que nous puissions avoir un engagement significatif sur cette hypothèse ", a-t-il déclaré. "’Deep Adaptation’ est devenu un mouvement international, avec des gens qui se mobilisent pour partager leur chagrin, discuter de ce qu’ils doivent s’engager à faire, devenir militants, faire pousser leur nourriture, toutes sortes de choses".

Face au spectre de l’effondrement, a-t-il a insisté, ce n’est pas une raison pour abandonner, mais pour faire plus. Et ce, non pas plus tard, mais maintenant, parce que nous n’avons déjà plus le temps pour ce qui est des dommages déjà infligés à la planète : "Mon espoir vivant et radical est que nous ferons toutes sortes de choses extraordinaires pour réduire les dommages, gagner du temps et sauver ce que nous pouvons" a-t-il déclaré. "L’adaptation et l’atténuation font partie de ce programme. Je sais aussi que beaucoup de gens agiront d’une manière qui entraînera plus de souffrance."

Mais par-dessus tout, la science émergente de l’effondrement indique que la civilisation dans sa forme actuelle, fondée sur une croissance sans fin et des inégalités massives, a peu de chances de survivre à ce siècle. Soit elle évoluera, soit elle sera remplacée par une nouvelle configuration, peut-être une "civilisation écologique", fondée sur une relation fondamentalement nouvelle avec la Terre et tous ses occupants — ou alors elle régressera, que ce soit lentement ou plus brusquement, et se rétractera.

Ce qui se passe ensuite dépend encore de nous. Nos choix d’aujourd’hui ne se limiteront pas à écrire notre propre avenir, ils détermineront qui nous sommes et ce que nos descendants auront la possibilité de devenir. Alors que nous nous tournons vers l’avenir, cette étrange nouvelle science nous laisse entrevoir une occasion unique de devenir des agents de changement pour un paradigme émergent de vie et de société qui englobe la Terre, et non qui l’exploite. Parce que le faire est maintenant une question de survie.

Version imprimable :