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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2019-113

Naomi Klein : "Nous voici aux prémices de l’ère de la barbarie climatique"

Par Natalie Hanman, traduit par Jocelyne le Boulicaut

dimanche 27 octobre 2019, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Naomi Klein : "Nous voici aux prémices de l’ère de la barbarie climatique"

Samedi le 14 septembre 2019 par Natalie Hanman

Naomi Klein : "Il va nous falloir réduire notre consommation illimitée de produits jetables." Photo : Adrienne Grunwald/The Guardian

L’auteur de No logo envisage les solutions à la crise climatique, parle de Greta Thunberg, de la grève des ventres et de ses raisons d’espérer

Pourquoi publier ce livre maintenant ? [interview à l’occasion de la sortie du livre On Fire : The Burning Case for a Green New Deal NdT]
J’ai toujours le sentiment que la manière dont nous parlons du changement climatique est trop cloisonnée, comme dissociée des autres crises auxquelles nous sommes confrontés. Un des fils conducteurs du livre c’est le lien entre, d’un côté, la crise climatique et, de l’autre, la montée du suprémacisme Blanc, les différentes formes de nationalisme alors même que tant de gens sont contraints de quitter leur pays, et la guerre menée pour distraire notre attention de ces sujets. Or ces crises se recoupent et s’entrecroisent, voilà pourquoi les solutions doivent aussi l’être.

Le livre rassemble des textes de la dernière décennie, avez-vous changé d’avis sur un quelconque de ces sujets ?
Quand je regarde en arrière, je ne pense pas avoir mis suffisamment l’accent sur le défi que pose le changement climatique à la gauche. Il est plus facile de voir comment la crise climatique remet en question une vision dominatrice du monde qui prédomine à droite, et le culte d’un centrisme rigoureux qui ne veut jamais vraiment agir, tout en essayant toujours de nier les différence. Mais c’est aussi un défi pour une vision de gauche du monde qui ne s’intéresse essentiellement qu’à redistribuer le gâteau de l’extractivisme [le processus d’extraction des ressources naturelles de la terre] et non à tenir compte des limites de la consommation illimitée.

Qu’est-ce qui empêche la gauche de faire ce travail ?
Dans le contexte nord-américain, admettre qu’il va y avoir des limites est le plus grand des tabous. Il suffit de voir comment Fox News s’en est pris au Green New Deal - ils s’en prennent à vos hamburgers ! Cela touche au cœur du rêve américain - chaque génération reçoit plus que la précédente, il y a toujours une nouvelle frontière à atteindre [L’expression « Nouvelle Frontière » a été utilisée par le président américain démocrate John Fitzgerald Kennedy dans un discours d’acceptation de l’investiture à la Convention du Parti démocrate, le 15 juillet 1960 NdT], c’est l’essence même de nations colonialistes comme la nôtre.

Quand quelqu’un arrive et dit, en fait, il y a des limites, nous avons des décisions difficiles à prendre, nous devons trouver comment gérer ce qui reste, nous devons partager équitablement - c’est une attaque psychique [Une attaque psychique est l’envoi d’énergie négative avec l’intention consciente ou inconsciente d’infliger un préjudice à une personne NdT]. La réponse [à gauche] a donc été l’évitement, et de dire non, non, non, nous ne venons pas vous priver de vos biens, il va y avoir toutes sortes de bénéfices. Et il y aura des avantages : nos villes seront plus habitable, notre air sera moins pollué, nous passerons moins de temps coincés dans les embouteillages, nos vies seront plus heureuses, plus riches de bien des façons. Mais nous allons devoir restreindre notre consommation illimitée du tout jetable.

Les discussions sur un New Deal Vert vous encouragent-elles ?
Je suis à la fois profondément ravie et soulagée que nous parlions enfin de solutions à la hauteur de la crise à laquelle nous sommes confrontés. Que nous ne discutions pas d’une petite taxe sur le carbone ou d’un système de plafonnement des émissions et d’échange de droits d’émission comme d’une solution miracle. Nous parlons de révolutionner notre économie. De toute façon, ce système laisse tomber la majorité de la population, ce qui explique pourquoi nous nous trouvons dans une période de déstabilisation politique si profonde - ce qui nous donne les Trumps et les Brexits, et aussi tous ces dirigeants musclés - alors pourquoi ne pas réfléchir à la façon de tout changer de fond en comble, et le faire d’une manière qui réponde à toutes ces autres crises en même temps ?

Il y a de grandes chances que nous rations le coche, mais chaque fraction de degré de réchauffement que nous réussissons à retarder est une victoire et chaque mesure que nous réussissons à faire adopter pour humaniser nos sociétés, nous permettra de faire face aux secousses et tempêtes qui sont inévitables sans tomber dans le piège de la barbarie. Parce que ce qui me terrorise vraiment, c’est ce qui se passe à nos frontières en Europe, en Amérique du Nord et en Australie - je ne pense pas que ce soit par hasard si les États colonisateurs et les pays qui sont les moteurs du colonialisme sont sur le devant de la scène. Nous assistons aux prémices de l’ère de la barbarie climatique. Nous l’avons vu à Christchurch, nous l’avons vu à El Paso, là où s’unissent la violence suprémaciste blanche et le racisme haineux anti-immigrant .

Ce sont les pages les plus effrayantes de votre livre : Je pense que c’est un lien que beaucoup de gens n’ont pas fait.
Cela fait longtemps que cette logique est claire. La doctrine de la suprématie blanche est apparue non seulement parce que les gens avaient envie de faire naître des idées qui allaient se solder par la mort de nombreuses victimes, mais parce que cela permettait de perpétrer des actes barbares mais très lucratifs.

L’ère du racisme scientifique commence en parallèle de la traite négrière transatlantique, c’est une des justifications de la brutalité de ce phénomène. Si nous voulons faire face au changement climatique en renforçant nos frontières, alors les théories qui le justifieraient, qui créeraient ces hiérarchies de l’humanité, vont bien sûr revenir en force. Depuis des années, on en voit les signes, mais il est de plus en plus difficile de le contester alors même que des assassins le revendiquent depuis les toits des immeubles.

Un des reproches que l’on peut faire au mouvement écologiste, c’est qu’il soit dominé par les Blancs. Qu’en pensez-vous ?
Lorsqu’un mouvement est majoritairement représentatif de la frange la plus privilégiée de la société, alors l’approche vis-à-vis du changement est beaucoup plus timorée, parce que ceux qui ont beaucoup à perdre ont tendance à redouter le changement alors que ceux qui ont beaucoup à y gagner sont plus susceptibles d’être déterminés dans leur lutte.

Incendie près de Porto Velho, Brésil, Septembre 2019. Photographie : Bruno Kelly/Reuters

Voilà le grand avantage que présente une approche des changements climatiques qui les lie à ce qu’on appelle les questions de pain quotidien : comment allons-nous obtenir des emplois mieux rémunérés, des logements abordables, la possibilité pour les gens de prendre soin de leurs familles ? J’ai eu de nombreux échanges avec des environnementalistes au fil des ans et ils me semblent croire réellement que le fait de lier la lutte contre les changements climatiques à la lutte contre la pauvreté ou la lutte pour la justice raciale va compliquer la tâche, la rendant plus ardue. Nous devons sortir de cette impasse "ma crise est plus grave que la vôtre : il faut d’abord sauver la planète avant de nous attaquer à la pauvreté, au racisme et à la violence contre les femmes". Ça ne marche pas. Cela ne fait que décourager les gens qui se battraient le plus énergiquement pour le changement. Aux États-Unis, ce débat a beaucoup évolué parce que le radicalisme du mouvement en faveur de la justice climatique est porté par les femmes de couleur du Congrès qui défendent le Green New Deal. Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar, Ayanna Pressley et Rashida Tlaib viennent de communautés qui ont tellement souffert pendant les années du néolibéralisme et depuis plus longtemps encore, et elles sont déterminées à représenter, vraiment représenter les intérêts des communautés. Elles ne craignent pas les changements radicaux parce que leurs communautés en ont désespérément besoin.

« Les décisions individuelles que nous prenons ne vont absolument pas s’additionner pour aboutir à l’ampleur du changement dont nous avons besoin »

Dans le livre, vous écrivez : "La vérité cruelle est que la réponse à la question "Que puis-je, en tant qu’individu, faire pour arrêter le changement climatique ?" est : rien". Vous le pensez toujours ?
Pour ce qui est du bilan carbone, même en conjuguant nos décisions individuelles, nous n’obtiendrons pas le niveau de changement qu’il nous faut. Et je pense que le fait que pour tant de gens, il soit tellement plus confortable de parler de sa propre consommation personnelle plutôt que de parler de changement systémique est une conséquence du néolibéralisme, parce que nous avons été habitués à nous voir avant tout comme des consommateurs. À mes yeux, c’est justement le grand avantage de faire le parallèle avec ces analogies historiques, que sont le New Deal ou le Plan Marshall - cela nous ramène à une époque où nous avons pu envisager des changements de cette ampleur. Parce qu’on nous a conduit à envisager les choses par le petit bout de la lorgnette. Le fait que Greta Thunberg en ait fait l’urgence vitale de sa vie est d’une importance capitale.

Oui, pour se rendre au sommet de l’ONU sur le climat à New York elle a pris la mer sur un yacht zéro carbone...
Tout à fait. Mais il ne s’agit pas de ce que Greta fait en tant qu’individu. Il s’agit de ce que Greta transmet par les choix qu’elle fait en tant que militante, et c’est cela que je respecte sans réserve. Je trouve ça magnifique. Elle utilise le pouvoir dont elle dispose pour faire admettre qu’il s’agit d’une situation d’urgence et elle essaie de convaincre les politiciens d’en faire de même.

Je pense que personne ne peut se dispenser de revoir ses propres décisions et comportements, mais je pense que nous risquerions cependant de trop insister sur les choix individuels. J’ai fait un choix - et je m’y tiens depuis que j’ai écrit No Logo, on a commencé à me poser ces questions " que devrais-je acheter, où devrais-je faire mes achats, quels vêtements sont les plus éthiques ". Ma réponse continue d’être que je ne suis pas une conseillère en mode de vie, que je ne suis le gourou de personne dans le domaine du shopping et que je prends ces décisions dans ma propre vie sans me faire la moindre illusion sur leur portée réelle.

Certaines personnes choisissent de faire la grève du ventre, de ne pas avoir d’enfants, qu’en pensez-vous ?
Je suis ravie que ce débat arrive sur le tapis au lieu d’être de ces sujets qu’on aborde de façon furtive et dont nous avons peur de parler. Cela a été extrêmement perturbant pour ces personnes qui se sentaient bien seules. Cela a certainement été le cas pour moi. Une des raisons pour lesquelles j’ai attendu si longtemps avant d’essayer d’avoir un enfant, et c’est ce que je disais toujours à mon partenaire — quoi, tu voudrais qu’on ait un Mad Max guerrier de l’eau qui aurait à combattre ses amis pour avoir eau et nourriture ?

Ce n’est que lorsque j’ai fait partie du mouvement pour la justice climatique et que j’ai pu imaginer une voie d’avenir que j’ai pu, ne serait-ce qu’imaginer avoir un enfant. Mais je ne dirai jamais à personne comment répondre à cette question des plus intimes. En tant que féministe je connais l’histoire brutale qui entoure les stérilisations forcées et la façon dont les corps des femmes deviennent des champs de bataille quand les décideurs politiques décident d’essayer de contrôler la population, je pense que l’idée qu’il puisse exister des biais législatifs pour choisir ou non de faire des enfants est dramatiquement contraire au sens de l’histoire. C’est ensemble que nous devons affronter notre désarroi et nos craintes climatiques, et cela, quelle que soit la décision que nous prendrons, mais la discussion que nous devons avoir, c’est comment construire un monde dans lequel ces enfants pourront mener une vie prospère et sans carbone.

Au cours de l’été, vous avez encouragé les gens à lire le roman de Richard Powers, L’Arbre Monde [The Overstory NdT]. Pourquoi ?
Ce livre a été incroyablement important pour moi et je suis heureuse que tant de gens m’aient écrit depuis. Ce que Powers écrit sur les arbres, c’est que les arbres vivent en communauté, qu’ils sont en communication, qu’ils élaborent des projets et réagissent de concert, et notre façon de les voir est complètement erronée. C’est exactement la même chose qui se joue lorsque nous débattons pour savoir si nous allons résoudre le problème en tant qu’individus ou si nous allons sauver la planète en tant que groupe. Il est rare aussi, dans une bonne fiction, de valoriser l’activisme, de le traiter avec un réel respect, en prenant en compte les échecs, de reconnaître l’héroïsme de ceux qui mettent leur vie en jeu. Selon moi, c’est exactement ce que Powers a fait, d’une manière tout à fait extraordinaire.

Et que pensez-vous de ce que Extinction Rebellion est en train de réussir ?
Ce qu’ils ont remarquablement bien réussi est de nous sortir de ce modèle classique de campagne militante dans lequel nous nous trouvons depuis si longtemps, ce schéma par lequel vous dites à quelqu’un quelque chose qui fait peur, vous lui demandez de cliquer sur un bouton pour agir, vous évitez toute la phase où c’est ensemble que nous devons vivre le deuil, ressentir les émotions, et gérer ce que nous venons de voir.

Le Malizia II, Greta Thunberg à son bord, arrive à Hudson Harbor, New York. Photographie : Bebeto Matthews/AP

Parce que ce que j’entends souvent dire c’est que, OK, à l’époque, dans les années 30 ou 40, les gens pouvaient peut-être s’organiser par quartiers, par lieux de travail, et que ça nous ne pourrions pas le faire. Nous avons l’impression que notre espèce est tombée si bas que nous en sommes incapables. La seule chose qui va changer cette opinion, c’est de nous retrouver en tête à tête, ensemble, dans notre milieu, de vivre des expériences, loin de nos écrans, dans la rue et dans la nature, que nous allons connaître des victoires et prendre conscience de tout ce pouvoir.

Vous parlez d’énergie dans votre livre. Qu’est ce qui vous pousse à continuer ? Êtes-vous optimiste ?
En ce qui concerne la question de l’espoir, j’ai des sentiments assez complexes. Il ne se passe pas un jour sans que je ne traverse un moment de panique pure et simple, de terreur totale, de conviction entière que nous sommes condamnés, et puis je me reprends. Cette nouvelle génération si déterminée, si forte me redonne courage. Leur détermination à s’engager électoralement en politique me galvanise, parce qu’à leur âge, quand nous avions entre 20 et 30 ans, nous étions tellement méfiants de peur de nous salir les mains avec la politique électorale que nous avons perdu beaucoup de temps avant nous lancer, nous avons gâché des chances.

Ce qui me donne le plus d’espoir en ce moment, c’est que nous avons enfin la vision de ce par quoi nous voulons remplacer l’existant, ou du moins nous en connaissons la première esquisse. C’est la première fois de ma vie que cela se produit. Et puis, j’ai décidé d’avoir des enfants. J’ai un enfant de sept ans qui est absolument fasciné par la nature, il en est amoureux. Quand je pense à lui, après que nous ayons passé tout un été à parler du rôle du saumon dans l’alimentation des forêts où il est né en Colombie-Britannique et de la façon dont ils sont reliés à la santé des arbres et du sol, et des ours et des orques, et à tout ce magnifique écosystème, je pense à ce qui arriverait si nous devions lui dire que les saumons ont disparu, cela me tue. Voilà, c’est cela qui me motive. Et fait aussi mon désespoir.

Naomi Klein sera en direct avec Katharine Viner le mardi 15 octobre de 8pm à 9h30pm, soirée organisée par The Guardian

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