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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2019-91

Quand on brûle l’avenir

par Chris Hedges, traduit par Jocelyne le Boulicaut

vendredi 6 septembre 2019, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Quand on brûle l’avenir

24 Juin 2019 par Chris Hedges

Photo Fish / Truthdig

LONDRES - La carcasse de la tour Grenfell, dont les côtés calcinés sont recouverts de feuilles de plastique blanc, est un témoignage muet et inquiétant de l’aspect jetable des pauvres et de la primauté du profit des entreprises. Le 14 juin 2017, un incendie s’est propagé le long des façades de l’immeuble de 24 étages, recouvert d’un revêtement hautement inflammable, faisant 72 morts et 70 blessés. Près de 100 familles se sont retrouvées sans abri.

Il s’agit du pire incendie de logements en Grande-Bretagne depuis la Seconde Guerre mondiale. Ceux qui sont morts victimes des flammes, y compris des enfants, ne seraient pas morts si les constructeurs avaient utilisé des revêtements plus coûteux mais non inflammables et si le gouvernement britannique avait protégé le public contre les entreprises prédatrices. Grenfell est le visage du nouvel ordre. C’est un ordre dans lequel vous et moi ne comptons pas.

A l’occasion du deuxième anniversaire de l’incendie, j’ai parcouru les rues dans le quartier de la tour, avec Kareem Dennis, mieux connu sous son nom de rappeur, Lowkey (regardez son clip concernant Grenfell), et avec Karim Mussilhy, qui a perdu son oncle, Hesham Rahman, dans l’incendie et qui a été brusquement licencié de deux emplois depuis la catastrophe apparemment pour avoir publiquement et très vigoureusement dénoncé les fonctionnaires responsables des morts.

Des familles, certains portant des T-shirts avec les photos d’êtres chers morts au cours de la catastrophe, sont solennellement entrées dans un édifice pour une cérémonie privée du souvenir. Une estrade était en construction, prévue pour un rassemblement ce soir-là, à un pâté de maisons de la tour. Elle attirerait plus de 10 000 personnes. Des fleurs et des ballons étaient disposés au pied du mur qui entoure la tour. Des messages manuscrits de douleur, de deuil et d’amour, ainsi que des photos des disparus, recouvraient le mur. La démolition de la tour Grenfell prendra encore 18 mois car chaque étage est méthodiquement démantelé.

L’entrepreneur principal des travaux de réhabilitation de la tour Grenfell commencés en 2015 - une remise à neuf axée en grande partie sur l’aspect esthétique pour que l’immeuble de logements sociaux soit en harmonie avec les tours d’habitation plus luxueuses à proximité - était tout à fait conscient du danger d’installer un revêtement de façade bon marché. L’incendie, soi disant déclenché par un combiné réfrigérateur-congélateur Hotpoint défectueux, a rapidement mis feu au revêtement. Les flammes se sont propagées sur les flancs de la tour, rendant toute échappatoire impossible, tout particulièrement depuis les étages supérieurs.

Tour Grenfell en feu

La priorité accordée au profit, comme toujours dans l’ordre néolibéral, a pris le pas sur la vie humaine. Le revêtement combustible qui a transformé la tour Grenfell en bûcher funéraire de 24 étages est interdit dans des pays comme l’Allemagne et n’est pas autorisé sur les bâtiments de plus de 12 mètres de hauteur aux États-Unis. La tour Grenfell avait une hauteur de plus de 60 mètres. En Grande-Bretagne, tout comme aux États-Unis, les entreprises ont fait adopter des lois pour abroger les contrôles et permettre d’ignorer les normes de sécurité afin de "s’auto-réglementer".

Pourtant, étonnamment, il ne semble pas que le revêtement inflammable en question ait violé les codes d’incendie de Londres qui ont été sensiblement revus à la baisse. Boris Johnson, alors maire de Londres, a sabré dans le budget des services d’incendie de la ville et a supervisé la fermeture de 10 casernes de pompiers et le retrait de 27 véhicules incendie. Lorsque le feu s’est déclaré, il a fallu plus d’une demi-heure pour qu’un camion équipé d’une grande échelle puisse atteindre l’incendie.

L’échelle ne pouvait atteindre que le 10 ème étage et 30 minutes après le début de l’incendie, ne pouvait toujours pas passer plus haut que les flammes pour éteindre l’incendie qui a ravagé le bâtiment.

"Il y avait une famille de trois générations qui sont mortes dans l’incendie," dit Lowkey, qui habite près de la tour et a été témoin de l’incendie. "On pouvait les voir à la fenêtre, au 21 ème étage. Ils faisaient de grands gestes vers nous brandissant ce qui semblait être des T-shirts ou des serviettes blanches. Nous avons prié pour une quelconque intervention divine. On a vu un hélicoptère. L’hélicoptère s’est dirigé vers leur fenêtre. Les gens piégés à l’intérieur appelaient les gens à l’extérieur : " Ne vous inquiétez pas, les hélicoptères vont nous sauver ".

L’hélicoptère s’est approché à 150 ou 200 mètres de leur appartement. Puis il a fait demi tour. Ce demi tour a été pour moi le moment le plus atroce. J’ai réalisé qu’ils allaient regarder par la fenêtre ces gens mourir. C’était une famille, de la grand-mère aux petits-enfants ; tous sont morts. Six ou sept heures plus tard, j’ai dû quitter le lieu de l’incendie. Je suis monté dans le train. J’étais une épave, je pleurais. J’ai pris The Evening Standard. Sur la première page se trouvait une photo de la famille prise d’un angle horizontal, ce qui signifie que l’hélicoptère les prenait en photo. Nous sommes une société qui est obsédée par le spectacle de la souffrance."

Tour Grenfell après l’incendie

"J’ai été élevé par ma grand-mère," explique Mussilhy. "Mon oncle a tenu un rôle de père. Oncle Hesham était l’oncle marrant. Il nous comblait toujours de cadeaux, de bonbons et de jouets. Il m’a appris à lire en arabe. Il m’a appris la religion. Il m’a appris comment nouer une cravate et les valeurs du travail, de l’école et d’autres trucs comme ça. Il était plutôt "badin". Il se moquait tout le temps de moi parce que j’étais nul au football, alors même que ce n’était pas vrai. Il a eu son appartement il y a environ six ans. Il y passait beaucoup de temps parce qu’il avait des difficultés pour marcher. Il ne pouvait pas marcher sans une canne. Il écrivait beaucoup de poésie."

Mussilhy, dont la famille est égyptienne, a cité un poème de son oncle intitulé "Mon Testament" dans lequel il demandait à ceux qu’il aimait de mettre "un sourire sur vos visages quand je serai parti" et de ne pas avoir "de larmes ou de tristesse près de ma tombe".

Son oncle, qui était coiffeur, vivait au dernier étage. C’était trois mois avant que son corps ne soit retrouvé. Nous nous tenions tous les trois à côté d’un mur de tuiles bleues.

"Les gens sont allés sur internet et ont trouvé des documents très intéressants sur ce que le conseil [d’arrondissement] avait fabriqué, en ce qui concerne certaines des entreprises, certains détails financiers personnels concernant les membres du conseil, et ils les ont affichés sur le mur ", a expliqué Lowkey. "Ça [ cette partie du mur] a été l’un des premiers endroits à être dégagé."

Des avocats gérant les successions de 69 des 72 personnes qui ont péri dans l’immeuble, ainsi que 177 survivants qui ont souffert de blessures affectant leurs vies, ont engagé un recours collectif [ class action NdT] à Philadelphie à l’encontre de trois sociétés américaines pour mort délictueuse et infraction sur les produits.

Les 72 victimes

Les partis de droite n’ont pas eu besoin de beaucoup de temps pour commencer à humilier les victimes, qualifiant par dérision Grenfell de "tour Falafel" et affirmant que de nombreux habitants étaient des immigrants sans papiers et n’auraient jamais dû se trouver en Grande-Bretagne. Le sentiment anti-migrants, exacerbé par la désindustrialisation, les coupes austéritaires draconiennes dans les services sociaux, la prise du pouvoir politique par une élite d’entreprise corporatiste et la chute du niveau de vie de la classe ouvrière blanche, reflète le climat politique toxique des Etats-Unis.

Cinquante-deux pour cent des électeurs britanniques ont choisi, à l’été 2016, de quitter l’Union européenne, l’équivalent britannique de la construction d’un mur pour garder les migrants dehors. La recrudescence d’un racisme virulent et de l’islamophobie sont devenus une arme facile entre les mains des élites, qui cherchent à détourner l’attention de l’agression qu’elles mènent contre l’ensemble de la classe ouvrière et les travailleurs pauvres, quelles que soient leur couleur ou leur appartenance ethnique.

Travailler ensemble pour prévenir le terrorisme

Se référant au grand nombre d’immigrants qui vivent dans ce quartier, Lowkey a déclaré : " Dans la perception du public, la communauté locale a été séparée du reste du pays, et ce de bien des façons. A travers le pays il y a près de 400 bâtiments qui ont, d’après ce qui a été rapporté, le même revêtement Arconic, Reynobond PE.

Ce bardage est composé d’une couche centrale de 6 millimètres de polyéthylène. On le trouve sur les hôpitaux, les écoles et les cinémas. Pour éviter les troubles sociaux, il fallait atomiser la population. Ce qui s’est passé ici doit être considéré comme un événement particulier et inhérent à cette communauté. Voilà la raison pour laquelle les habitants de la tour sont décrits comme ne méritant pas l’attention des gens qui y sont extérieurs et autres. [La Première Ministre] Theresa May a dit que quiconque de la tour Grenfell qui se trouvait ici [ sur le sol britannique NdT] de façon illégale, se verrait amnistié. Le signal envoyé aux gens de tout le pays est que les habitants de la tour étaient des clandestins illégaux. C’est devenu un mantra qui circule dans tout le pays."

Les musulmans en Grande-Bretagne, tout comme aux États-Unis, ont été pris pour cible. Le Counter-Terrorism and Security Act of 2015 du gouvernement britannique [ Loi contre le terrorisme et pour la sécurité NdT] comprend un programme appelé ’Prevent’.

Les professionnels du secteur public sont contraints par la loi de signaler les comportements qui, selon les services de sécurité, conduisent les gens, y compris les enfants, à devenir des terroristes. Les professionnels du secteur public, en particulier les enseignants, sont invités à surveiller "l’absentéisme", "les pleurs", "l’utilisation incontrôlée d’Internet", "le désir d’adrénaline et d’aventure", "le désir de changement politique ou moral", "la participation de la famille ou des amis à l’extrémisme" et "le fait d’être à un moment de transition de la vie".

"’Prevent’ transforme le secteur public en un instrument de la guerre contre le terrorisme", a dit Lowkey. "Les médecins, les opticiens, les travailleurs sociaux, les infirmières, les enseignants, même ceux qui travaillent avec des enfants dès l’âge de 3 ans dans des crèches, sont légalement tenus de signaler à Prevent les signes de radicalisation."

"Pour ’Prevent’, sont considérés comme des signes de radicalisation le fait de changer de coiffure, se replier sur soi, ne pas assister aux cours, être très bavard en classe, ne pas parler beaucoup en classe, se faire tatouer, avoir un dessein ambitieux, espérer réussir un changement moral ou social dans une société - tout cela peut rendre une personne susceptible d’être signalée à ’Prevent’, a-t-il ajouté. "’Prevent’ autorise la police à soumettre des enfants à un interrogatoire hors de la présence de leurs parents."

Prevent

De nombreux musulmans affirment que le programme gouvernemental rend le racisme légitime et alimente l’islamophobie, qui est en hausse en Grande-Bretagne. On rapporte qu’un enfant de 10 ans a été dénoncé aux autorités antiterroristes pour avoir fait une faute d’orthographe, écrivant "maison terroriste" au lieu de "maison en terrasse [ en anglais terrorist house au lieu de terrassed house NdT]."

Les groupes d’étudiants musulmans, en particulier dans les universités, disent qu’ils se sentent constamment surveillés et en danger de crainte d’être signalés pour toute activité ou déclaration, aussi anodine soit-elle, qui pourrait être considérée comme un point de départ sur la voie de l’extrémisme.

Les enfants musulmans peuvent être retirés de leur famille si le programme antiterroriste décide que les parents épousent des thèses extrémistes. David Muritu, professeur de mathématiques, a été licencié du Sandwell College dans les West Midlands plus tôt ce mois-ci après avoir ajouté les mots de "raciste" et "devrait être illégal" sur une affiche en faveur de ’Prevent’.

Une série d’attaques contre des musulmans a notamment consisté dans le vandalisme de cinq mosquées en mars dans la deuxième plus grande ville du Royaume-Uni, Birmingham, qui compte une importante population musulmane. Des groupes suprémacistes blancs, tels que la Ligue de défense anglaise, la Ligue de défense écossaise et le Parti national britannique, crachent de la rhétorique raciste, de la xénophobie et des discours de haine lors de manifestations et de marches publiques. Ces organisations néofascistes tolèrent et commettent des agressions physiques contre les musulmans.

Une population divisée est plus facile à contrôler. Elle retourne son venin contre elle-même. La marche du totalitarisme d’entreprise vise à nous transformer tous en esclaves, quelles que soient nos croyances religieuses ou notre appartenance ethnique. Elle fabrique habilement des boucs émissaires - immigrés, musulmans, noirs et autres personnes de couleur, dissidents, pauvres - afin que la fureur croissante d’une population qui se sent trahie se déchaîne contre une cible diabolisée.

Cette épidémie est aussi avancée en Grande-Bretagne, où l’on s’attend à ce que Boris Johnson un homme du même style que Trump, devienne premier ministre, qu’elle l’est aux États-Unis. Elle est engendrée par la même idéologie, le néolibéralisme et les mêmes forces corporatives qui ont pris le pouvoir politique et économique et orchestré l’inégalité sociale. Pour nous et pour l’écosystème dont nous dépendons pour vivre, ces forces sont des forces de mort.

L’incendie de Grenfell est le prélude d’un jour où l’avidité régnera, où la vie humaine sera bon marché et où la primauté du droit sera dénuée de sens. Ceux qui ont perdu des amis et de la famille dans l’incendie, ou qui ont été témoins de la catastrophe, sont conscients d’une vérité en ce qui concerne le pouvoir des entreprises que le reste d’entre nous doit apprendre très rapidement.

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