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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2019-16

La "désintégration" du capitalisme mondial pourrait déclencher la troisième guerre mondiale

par Nafeez Ahmed, traduit par Jocelyne le Boulicaut

jeudi 7 mars 2019, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne Le BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne.

La "désintégration" du capitalisme mondial pourrait déclencher la troisième guerre mondiale

Accepter de voir les racines systémiques de ce risque pourrait nous aider à éviter une catastrophe et à renforcer la résilience.

par Nafeez Ahmed, 21 Février

Nafeez Ahmed est le rédacteur fondateur du projet de journalisme d’investigation INSURGE Intelligence, financé à 100 % par les lecteurs. Son dernier livre est "Failing States, Collapsing Systems : BioPhysical Triggers of Political Violence" (Springer, 2017). Journaliste d’investigation depuis 18 ans, il a travaillé pour The Guardian, où il a traité de la géopolitique des crises sociales, économiques et environnementales. Il travaille actuellement sur le ’changement du système mondial ’ pour la carte mère de VICE. Il rédige des articles dans The Times, The Independent on Sunday, The Independent, The Scotsman, Sydney Morning Herald, The Age, Foreign Policy, The Atlantic, Quartz, New York Observer, The New Statesman, Prospect, Le Monde diplomatique, etc. Il a remporté à deux reprises le Project Censored Award pour ses reportages d’investigation, il a figuré deux fois dans la liste de l’ Evening Standard des 1000 londonniens les plus influents et a reçu le prix Naples, le prix littéraire le plus prestigieux d’Italie créé par le Président de la République. Nafeez est également un universitaire interdisciplinaire largement publié et cité qui applique l’analyse de systèmes complexes à la violence écologique et politique. Il est chercheur à l’Institut Schumacher.

Un économiste de haut niveau de la Commission Européenne a indiqué qu’il existe une " grande probabilité " de troisième guerre mondiale dans les années à venir en raison de la désintégration du capitalisme mondial.

Dans un document de travail publié le mois dernier, le professeur Gerhard Hanappi a soutenu que depuis le krach financier de 2008, l’économie mondiale s’est distanciée du capitalisme " intégré " pour entrer dans un mouvement de " désintégration " marqué par les mêmes phénomènes que ceux observés avant les précédentes guerres mondiales.

Le professeur Hanappi est titulaire de la chaire Jean Monnet d’Économie Politique de l’Intégration Européenne - une mission de la Commission Européenne - à l’Institut des modèles mathématiques économiques de l’Université de Technologie de Vienne. Il siège également au comité de gestion du groupe d’experts Risques Systémiques du réseau de recherche Coopération Européenne en Science et Technologie financé par l’UE.

Dans son nouvel article, Hardy Hanappi conclut que la situation mondiale présente des parallèles troublants avec les tendances qui prévalaient avant le déclenchement tant de la première, que de la seconde guerre mondiale.

Selon lui, voici les principaux signaux d’alarme indiquant que le monde est sur une pente glissante vers une guerre mondiale :

  1. une croissance inexorable des dépenses militaires
  2. des démocraties en transition vers des États policiers de plus en plus autoritaires
  3. l’aggravation des tensions géopolitiques entre les grandes puissances ;
  4. la résurgence du populisme tant à gauche qu’à droite
  5. l’effondrement et l’affaiblissement des institutions mondiales qui contrôlent le capitalisme transnational
  6. et l’aggravation incessante des inégalités à l’échelle mondiale.

Ces phénomènes, dont certains ont pu être observés avant les précédentes guerres mondiales, réapparaissent sous de nouvelles formes. Hanappi soutient que la caractéristique déterminante de la période actuelle est le transfert d’une ancienne forme de "capitalisme intégrateur" vers une nouvelle forme de "capitalisme désintégrateur", dont les caractéristiques sont apparues plus clairement après la crise financière de 2008.

Pendant la majeure partie du XXe siècle, dit-il, le capitalisme mondial était sur la voie de l’" intégration " vers des concentrations plus élevées de richesse transnationale. Cette période a été interrompue par la survenue d’un nationalisme violent entraînant les deux guerres mondiales. Par la suite, une nouvelle forme de "capitalisme intégré" est apparue, reposant sur un cadre institutionnel qui a permis que les pays industrialisés évitent toute nouvelle guerre mondiale pendant 70 ans.

Ce système entre maintenant dans une période de désintégration. Auparavant, au sein du système, les fractures entre riches et pauvres étaient gommées "en distribuant aux classes ouvrières les plus riches de ces nations un peu des gains résultant de l’énorme augmentation des fruits de la division mondiale du travail". De même, les tensions internationales ont été désamorcées par le biais de cadres de gouvernance transnationaux et grâce à des accords de régulation du capitalisme.

Mais depuis la crise financière de 2008, la répartition des richesses s’est encore dégradée, le pouvoir d’achat des classes moyennes et ouvrières diminuant à mesure que la richesse se concentre encore plus.

La croissance dans les centres occidentaux du capital transnational s’est ralentie, tandis que les anciens sacro-saints accords commerciaux internationaux sont mis en pièces. Cela a alimenté un retour vers le nationalisme par lequel les structures mondiales et transnationales ont été rejetées et les " étrangers " diabolisés. Alors que le capital mondial continue de se désintégrer, ces pressions s’intensifient, d’autant plus que sa justification interne dépend de plus en plus de l’intensification de la concurrence avec des concurrents extérieurs.

Alors que le capitalisme intégré dépendait d’un cadre institutionnel transnational qui permettait "une exploitation stable au niveau national", Hanappi soutient que "le capitalisme en désintégration" voit ce cadre se désagréger entre les États-Unis, l’Europe, la Russie et la Chine, chacun poursuivant de nouvelles formes de subordination hiérarchique des travailleurs.

La désintégration du capitalisme, explique-t-il, aura de plus en plus recours aux " pouvoirs coercitifs directs complétés par les nouvelles technologies de l’information " pour supprimer les tensions internes, mais aussi à une propension plus nette d’hostilités internationales : "Les nouveaux empires autoritaires ont besoin de s’affronter pour justifier leur propre structure de commandement interne rigide."

Conflit entre grandes puissances
Hanappi explore trois scénarios potentiels sur la façon dont un nouveau conflit mondial pourrait se dérouler. Dans son premier scénario, il explore la perspective d’une guerre entre les trois plus grandes puissances militaires : les États-Unis, la Russie et la Chine.

Ces trois puissances ont vu de fortes augmentations de leurs dépenses militaires depuis l’effondrement de l’Union soviétique. En dépit d’une baisse pour les États-Unis depuis 2011, le président Trump a entamé un nouveau pic, tandis que les dépenses russes se sont stabilisées et que les dépenses chinoises augmentent rapidement. Les trois pays enregistrent également un virage autoritaire.

S’appuyant sur la théorie des jeux de hasard, Hanappi soutient que le calcul selon lequel aucun de ces pays ne serait capable de " gagner " une guerre mondiale pourrait changer les perceptions des dirigeants de ces pays. Selon une estimation, c’est en Chine que la probabilité de survie est la plus élevée avec un taux de 52 pour cent, suivie des États-Unis avec 30 pour cent et de la Russie, 18 pour cent. Ce calcul suggère que des trois puissances, la Chine pourrait être la plus disposée à s’engager dans une escalade d’activités militaires hostiles directes qui défient ses rivaux si elle perçoit une menace directe à ce qu’elle considère comme ses intérêts légitimes.

Les États-Unis et la Russie, en revanche, pourraient concentrer leurs activités militaires sur des mécanismes plus secrets, indirects et par procuration. Dans le cas des États-Unis, Hanappi souligne : "... la stratégie militaire de Trump semble intégrer la possibilité de déléguer une partie de la responsabilité opérationnelle locale à des vassaux proches, qui reçoivent un soutien massif des États-Unis en matière d’armement, comme l’Arabie Saoudite et Israël au Moyen-Orient. La Turquie, l’une des composantes les plus puissantes de l’OTAN dans la région, est un cas particulier. Elle semble avoir été autorisée à détruire un État Kurde émergent, qui aurait été plus proche du style de gouvernance européen."

Les signes de tensions entre grandes puissances se multiplient et s’exacerbent, ce qui à terme pourrait conduire, par accident ou par provocation non anticipée, à l’éclatement d’ un conflit mondial dont personne ne veut.

La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine est en pleine escalade, alors que les deux puissances sont entrées dans un bras de fer en ce qui concerne leurs secrets technologiques et sont en conflit au sujet de la présence militaire croissante de la Chine dans la mer de Chine du Sud. Pendant ce temps, l’expansion massive de l’US Navy et de l’US Air Force [ forces navales et aériennes militaires NdT] voulue par Trump laisse présager une préparation pour un éventuel conflit majeur avec la Chine ou la Russie.

Tant les États-Unis que la Russie ont jeté par-dessus bord un traité nucléaire crucial conclu depuis la guerre froide, ouvrant ainsi la voie à une course aux armements nucléaires. La Corée du Nord ne regrette rien de son programme d’armement nucléaire en cours, tandis que la rupture par Trump de l’accord nucléaire avec l’Iran dissuade celui-ci de se conformer aux conditions de désarmement et de déclarations de bilans.

Au début de l’année dernière, une étude statistique quant à la fréquence des grands conflits dans l’histoire de l’humanité a révélé que les 70 ans de " longue paix " ne sont tout simplement pas un phénomène inhabituel qui indiquerait une période de paix sans précédent. L’étude a conclu qu’il n’y avait aucune raison de croire que la période de 70 ans en cours ne donnerait pas lieu à une autre guerre majeure.

Conflits mineurs, contagion mondiale
Le second scénario de Hanappi explore l’éventualité d’une série de "petites guerres civiles dans de nombreux pays". Les ingrédients d’un tel scénario s’enracinent dans la résurgence du populisme de droite comme de gauche. "Les deux variantes - parfois implicitement, parfois explicitement - se réfèrent à une forme d’État national historique qu’elles se proposent de retrouver ", explique Hanappi.

Alors que le populisme de droite renvoie aux régimes autoritaires et racistes qui ont existé en Allemagne et en Italie dans les années 1930, le populisme de gauche aspire à revenir au modèle du "capitalisme intégré" qui a été de mise pendant les trois premières décennies post Seconde Guerre mondiale et qui a répondu aux effets inégalitaires du capitalisme par le "filet social" du dénommé "état providence" ainsi que par diverses formes d’intervention publique dans l’économie aux côtés du secteur privé.

Cependant, le défi alors à relever est le fait que le "capitalisme intégré" est déjà submergé par ses propres contradictions internes, favorisant le virage vers la désintégration.

Voilà qui place le populisme de gauche dans une position toujours plus faible, car le populisme de droite peut aisément mettre en évidence les multiples échecs du "capitalisme intégré" : l’incapacité à "surmonter les antagonismes de classe" et le fiasco quant à "tenir la promesse d’une vie nettement meilleure pour la majorité de la population".

D’après Hanappi : "Les tenants du capitalisme intégré sont discrédités et ne peuvent agir en tant que leaders, le mouvement est donc obligé d’expérimenter de nouvelles formes d’organisation nationale. Des formes plus participatives d’organisation démocratique prennent plus de temps, impliquent de nombreux groupes locaux, ce qui affaiblit d’autant la force de ce mouvement face au populisme de droite. De plus, sa vision d’un capitalisme national intégré amélioré est gênée par le fait que beaucoup de gens se souviennent encore de ses échecs, alors que l’hymne de gloire nationale que chante le populisme de droite fait référence à un passé lointain imaginaire que personne n’a jamais connu."

Dans ce contexte, selon lui, il existe un risque de déclenchement d’une guerre civile nationale entre les branches paramilitaires émergentes des mouvements populistes de droite et de gauche, dans le contexte où l’un ou l’autre mouvement accaparerait le pouvoir et entrerait en conflit avec l’opposition.

Hanappi met en garde contre la possibilité d’un effet de "contagion" régional ou mondial, si ces dysfonctionnements se produisent dans une échelle de temps commune. Dans ce scénario : "La souplesse, la mobilité des entrepreneurs politiques d’idéologies nationales, à l’origine de mouvements populistes, se heurtent à la rigidité des contraintes économiques mondiales. C’est ce crash qui provoque les guerres locales."

Les données statistiques viennent également appuyer ce scénario. En 2016, une étude de Lloyds Insurers a révélé que, depuis 1960, les "pandémies" de "contagion de violence politique" se sont multipliées, entraînant des troubles civils régionaux et transnationaux au sein des États et entre eux.

Le rapport indique que les protestations sociales et la dissidence contre les politiques gouvernementales : militarisme à l’étranger et austérité néolibérale sur le plan national, peuvent agir comme des précurseurs potentiels de "contagions" de violence si ils sont additionnés à d’autres facteurs de risque, notamment "une augmentation de la proportion d’internautes", une concentration urbaine accrue, une augmentation de la mortalité infantile et une augmentation de la population jeune.

L’insurrection mondiale des pauvres
Le troisième scénario de Hanappi s’apparente aux conclusions de l’étude de Lloyds, selon lesquelles le monde risque de faire face dans les années à venir à une série de "super-pandémies" sous la forme de "mouvements anti-impérialistes" et "indépendantistes", de "manifestations de masse pro-réforme contre le gouvernement national" et d’"insurrection armée" ou "émeutes" associées à deux idéologies particulières : "le marxisme" et "l’islamisme".

Selon Hanappi, ce scénario est tout à fait plausible, les "trajectoires profondément divergentes du bien-être des parties pauvres d’une part et de celui des parties riches de l’économie mondiale" en attestent.

Alors que le PIB a continué de croître en général, au cours des trois dernières décennies, les inégalités de revenu et de richesse se sont creusées dans presque tous les pays et devraient encore s’accentuer. Si ce cycle se poursuit, il est plausible que les trois milliards de personnes les plus pauvres, encouragées par l’inter connectivité des communications à l’ère des smartphones, fassent converger leurs griefs.

Hanappi soutient qu’en réalité, la situation mondiale actuelle verra une combinaison de ces trois scénarios plutôt que la réalisation d’un seul d’entre eux.
"La désintégration du capitalisme n’est pas une prédiction. Elle est déjà là et façonne la vie quotidienne. La disparition du capitalisme intégré n’est pas non plus une prévision. La désintégration du capitalisme dissout le capitalisme, mais pour ce faire, il doit d’abord détruire le capitalisme intégré, son prédécesseur immédiat."

La marque distinctive de la désintégration du capitalisme est sa tendance à établir des "restrictions nationalistes et racistes" visant à exclure "ce que ses dirigeants définissent comme une minorité inférieure" afin de protéger l’accumulation de capital dans le cadre d’une identité nationale étroite d’esprit de clocher. Les anciennes institutions capitalistes intégrées sont abandonnées et de nouvelles structures de gouvernance plus coercitives sont introduites.

Dans ce contexte, la conclusion d’Hanappi est claire, il n’est pas "obligatoire" qu’une troisième guerre mondiale ait lieu, mais une telle "probabilité effrayante et élevée" existe. Pour l’éviter, suggère-t-il, il faut adopter des contre-stratégies efficaces, telles qu’un mouvement mondial pour la paix.

Au-delà de la désintégration : que se passe-t-il ensuite ?
Le diagnostic de Hanappi est lucide, mais à terme il a des limites en raison de son approche étroite de l’économie. Dans son analyse, il n’y a aucune prise en compte des crises biophysiques qui conduisent à la désintégration du capitalisme mondial : les flux écologiques et énergétiques grâce auxquels les économies capitalistes fonctionnent - et donc les limites naturelles (ou frontières planétaires) qu’elles bafouent.

Cependant, son concept de "désintégration du capitalisme" - qui s’accompagne d’une propension accrue aux conflits violents - est en totale cohérence avec le concept écologique plus large de déclin de la civilisation que la géographe américaine Stephanie Wakefield étudie dans un article récent publié dans la revue savante, Resilience.

Wakefield s’appuie sur le travail novateur de l’écologiste des systèmes CS Holling, qui soutient que les écosystèmes naturels ont tendance à suivre un "cycle adaptatif" composé de deux phases, "une front loop de croissance et de stabilisation et une back loop de sortie de cycle et réorganisation".[ Vulnérabilité pour ’boucle avant’ et résilience pour ’boucle arrière. Par choix éditorial,nous garderons les termes de "front loop" ou "fore loop"et de "back loop" NdT]

Elle souligne que si les travaux de Holling se sont concentrés sur l’étude des écosystèmes locaux et régionaux, la question demeure de savoir si l’idée de la " back loop" pourrait être appliquée à l’échelle planétaire pour comprendre la dynamique de la transition civilisationnelle : Sommes-nous dans une " back loop profonde " qui présente les mêmes opportunités et crises que les études régionales que nous avons décrites ? a-t-il demandé en 2004.

Wakefield explore l’idée de la "back loop" de l’anthropocène, signalant un changement de phase dans lequel un ordre, une structure et un système de valeurs particuliers englobant la relation de l’humanité avec la terre connaît une rupture et un déclin profonds : "Les prétentions humaines à la maîtrise du monde sont littéralement balayées par la montée des mers et les tempêtes d’une puissance sans précédent, tandis que les diagnostics de phase terminale de la civilisation occidentale prolifèrent aussi vite que les fantasmes de fin du monde."

Dans cette nouvelle phase, il y a indéniablement un parallèle entre l’escalade des crises environnementales et l’intensification des perturbations politiques.
"La liste des points de basculement d’origine anthropogénique dépassés ou seulement proches s’allonge : effondrement des pêcheries ; perte de biodiversité ; fonte des calottes glaciaires et montée des océans ; 350 ppm et maintenant 400 ppm de CO2 ; apports anthropogéniques d’azote ; acidification des océans et blanchiment des récifs coralliens ; déforestation... Mais de façon tout aussi similaire et conjointement à ces processus, nous sommes aussi, depuis 2011, dans une époque d’émeutes, de révolutions et d’expériences locales, de mouvements sociaux qui vont de la gauche à la droite qui, dans l’esprit de la "front loop", peuvent paraître insensés, mais qui sont au demeurant très réels.

Mais de fait, le parallèle entre les perturbations environnementales et les désordres politiques n’est pas un hasard. Il s’agit plutôt d’une caractéristique fondamentale de ce que Wakefield appelle " back loop de l’anthropocène ", une phase de déclin systémique qui voit l’ancien ordre s’effriter - mais qui ouvre simultanément de nouvelles possibilités pour l’émergence d’un nouveau système.

"En bref, une chose semble claire : nous ne sommes plus dans la front loop ", écrit Wakefield. "Si la front loop était ’l’espace sécurisé’ de l’Anthropocène... ce que je propose d’appeler ’back loop’ de l’Anthropocène, c’est ce monde ’post vérité’ complexe et non linéaire de fragmentation, de fracture, de dissolution et de transfiguration ."

La ’front loop’ est donc équivalente à l’apogée du "capitalisme intégré" de Hanapper qui a émergé après la Seconde Guerre mondiale et qui a continué à évoluer à travers un "âge d’or" de croissance néolibérale partir des années 1980 jusqu’au début des années 2000.

Depuis lors, on assiste à la multiplication de contradictions internes de cette " front loop " de capitalisme intégré, sous la forme d’une trajectoire de désintégration qui concrétise la "back loop" du déclin systémique-civilisationnel : "La ’back loop’, c’est notre présent, le moment où on nomme l’Anthropocène (comme un échec), dans lequel le passé (front loop) n’a pas disparu, comme des pointillés traînant derrière une ligne, mais fait irruption de manière imprévisible dans le présent".

La phase de désintégration du capitalisme fait donc partie d’un "cycle adaptatif" plus large du capital mondial qui se trouve maintenant au seuil d’un effondrement prolongé. Pourtant, l’adoption de ce prisme systémique au-delà de la pensée économétrique dans un cadre écologique plus profond nous permet de voir plus loin que la seule destruction de l’ancien ordre en jeu, mais dans ce processus même, l’émergence réelle de possibilités sans précédent pour l’émergence d’une nouvelle " front loop" : Voir l’anthropocène sous l’angle du cycle adaptatif, et en particulier notre seuil " maintenant " de zones déformées, de modes confus de connaissance et être comme une ’back loop’, comporte un certain nombre d’avantages ", suggère Wakefield. "Le plus important d’entre eux est la capacité de voir l’anthropocène non pas comme une fin tragique ou un monde en ruines, mais comme un désordre où le champs des possibles est présent et l’avenir plus ouvert qu’on ne l’imagine généralement."

La façon qu’a Wakefield de repositionner la condition humaine à l’intérieur du cadre de la " back loop " ouvre un espace pour envisager tout cela comme faisant partie d’une série historique plus longue de cycles civilisationnels de déclin et de renouveau, dans lesquels la tâche qui nous attend est d’assumer notre rôle d’activation et d’amélioration des possibilités de renouvellement.

Cela veut dire qu’il faut aller bien au-delà des modèles de résilience de " front loop " traditionnels - c’est à dire adapter à un monde où la crise s’intensifie des structures politiques et économiques désuètes, brisées et encore présentes ; il faut passer à des modèles de résilience visant à nous réinventer et à redéfinir nos structures à partir de zéro : "Au lieu d’accepter la fin de l’action humaine, sauf celle de la gestion de crise - et plutôt que de nous imaginer comme victimes ou gestionnaires de la ’back loop’ - je soutiens qu’une autre possibilité existe : décider pour nous-mêmes, localement et de diverses manières, où et comment habiter la ’back loop’. Pour y habiter, il ne suffit pas de "lutter contre ou de vivre dans la peur" de la ’back loop’. Cela exige un certain degré d’acceptation, il faut y trouver sa place : " en devenir familier, y être à l’aise, s’y impliquer... Un acte habituel et quotidien de libre création et de construction."

Et cela exige de reconnaître que nous nous dirigeons vers un terrain fondamentalement et littéralement inconnu, or cela ne peut se faire qu’en supprimant les vieux "modes de pensée et d’action de la "front loop’".

Dans la ’back loop’, tout est à portée de main, non seulement les vieilles infrastructures, mais aussi les idéologies politiques et les réalités philosophiques hypothétiques. Ainsi, pour répondre à la phase de désintégration du capitalisme et à la menace d’une guerre mondiale, il nous faut plus que des vieux modèles comme par exemple l’idée d’un " mouvement mondial pour la paix " - nous avons besoin d’une éthique et de pratiques entièrement nouvelles pour l’avènement d’un monde nouveau : "Ce que la ’back loop’ suggère, c’est que dans cette ère de l’Anthropocène le temps est maintenant venu d’explorer, de lâcher prise - des fondements de la pensée et de l’action - et de nous ouvrir aux possibilités qui nous sont offertes ici et maintenant. Il s’agit d’un espace d’exploitation " dangereux " parce que nous avons déjà dépassé les seuils d’alerte, mais aussi parce qu’il n’y a pas de schéma directeur, pas de transcendance, pas de garanties, pas d’assurances : la seule chose à faire est de devenir les créateurs de nouvelles valeurs et de nouvelles réponses."

Le travail de Wakefield nous rappelle qu’au moment où les dangers d’une troisième guerre mondiale empirent dans la ’back loop’ anthropocène de la désintégration du capitalisme, les opportunités de renouveau, de réorganisation et de renaissance émergent rapidement.

C’est cela qu’il nous faut saisir et activer, que la guerre éclate ou non. De plus, nous devons œuvrer sans relâche pour tirer la sonnette d’alarme, à tous les niveaux, afin de sensibiliser les gens quant à la véritable nature du changement de phase dans lequel nous nous trouvons actuellement en tant qu’espèce.

Quoi qu’il en ressorte, nous n’en sommes pas à écrire le mot Fin - nous nous trouvons plutôt à l’aube inconnue d’un nouveau départ.

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