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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2019-05

Dans quelle mesure Internet est-il bidon ? Il s’avère que c’est presque complètement

par Max Read, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 16 janvier 2019, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne Le BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne.

Dans quelle mesure Internet est-il bidon ? Il s’avère que c’est presque complètement

par Max Mead, 24 Décembre 2018, New York Magazine.


Photo : Oeuvre de Ayatgli Tuleubek

[Pour le reste du texte, toutes les fois que cela semble possible, nous privilégierons le terme "Fake" dans le sens qui lui est reconnu actuellement par les médias et autres : faux, truqué,mensonge, contre-façon, imposture tels que faux fichiers, faux profils, faux clics, informations trafiquées, rumeurs ...NdT]

Fin novembre, le ministère de la Justice [ américain N.d.T] a mis en accusation huit personnes pour une escroquerie de 36 millions de dollars aux dépens d’annonceurs dans deux des plus importantes affaires de fraude publicitaire numérique jamais découvertes. En général, les annonceurs numériques recherchent deux choses : des internautes pour regarder leurs publicités et des sites web « premium » – c’est-à-dire des sites de publication reconnus et légitimes – pour les héberger.

En l’espèce, les deux stratagèmes, baptisés Methbot et 3ve par les experts en sécurité numérique qui les ont mis au jour, ont simulé les deux critères. Les fraudeurs ont infecté 1,7 million d’ordinateurs avec des logiciels malveillants qui dirigeaient à distance le trafic vers des sites web pastiches, des « sites vides montés expressément pour le trafic de bots informatiques », qui diffusaient des publicités vidéos achetées sur l’une des grandes plate formes automatisées de vente et d’achat d’espaces publicitaires en ligne.

Ces sites étaient conçus, selon les accusations, « pour faire croire aux publicitaires que leur publicité était diffusée sur un site de presse premium » comme celui de Vogue ou The Economist. Le visionnage des vidéos, quant à lui, était simulé par les ordinateurs infectés par des logiciels malveillants avec des techniques merveilleusement sophistiquées pour imiter les humains : les bots informatiques « simulaient des clics, des mouvements de souris et des informations de connexion aux réseaux sociaux pour faire croire qu’il s’agissait de consommateurs humains actifs ».

Certains étaient envoyés sur d’autres sites web pour récupérer des cookies de suivi, tout comme un visiteur humain l’aurait fait naturellement en naviguant sur Internet. De faux internautes avec de faux cookies et de faux profils de médias sociaux, de faux déplacements de faux curseurs, de faux clics sur de faux sites web... En somme, les fraudeurs avaient créé un simulacre d’Internet, où les seules choses réelles étaient les publicités.

Quelle est l’ampleur de ce phénomène ? Dans l’ensemble, les études laissent penser que, année après année, moins de 60 % du trafic web est réalisé par des humains ; des chercheurs soutiennent même que certaines années, une majorité substantielle du trafic relève de bots informatiques. Le Times dévoile cette année que pendant un certain laps de temps en 2013, une bonne moitié du trafic sur YouTube était due à des « bots se faisant passer pour des personnes », une proportion si élevée que les employés de YouTube craignaient de voir survenir un point d’inflexion au-delà duquel les systèmes de détection de trafic frauduleux en viendraient à considérer ce qui relève des robots comme réel et ce qui relève des humains comme du faux trafic. Ils ont baptisé cet événement hypothétique « l’Inversion ».

Un jour, dans le futur, quand, depuis la prison pour joueurs high-tech dans laquelle j’aurai été emprisonné par le Président PewDiePie, j’y repenserai, je me souviendrai de 2018 comme de l’année de l’Inversion d’Internet, pas au sens mathématique strict (puisque voilà déjà plusieurs années que les bots sont plus nombreux en ligne que les humains), mais dans le sens de la perception qu’on peut en avoir. Dans ses recoins obscurs, Internet a toujours hébergé des légions de fausses jolies filles ou des princes nigérians, mais cette obscurité envahit maintenant tous ses aspects.

Tout ce qui paraissait autrefois irrémédiablement et sans l’ombre d’un doute réel semble maintenant légèrement faux, tout ce qui paraissait autrefois légèrement faux a maintenant le pouvoir et la présence du réel. La « fausseté » de l’Internet post-Inversion est plus une expérience qualitative qu’un phénomène quantitatif : c’est le sentiment étrange que ce que vous rencontrez en ligne n’est pas « réel » mais pas vraiment « faux » non plus, ou peut-être les deux à la fois, ou alternativement, quand mentalement vous retournez tout ça.

Les mesures sont fake.

Prenons quelque chose en apparence aussi simple que la façon dont on mesure le trafic sur le Web. Les indicateurs devraient être les choses les plus réelles de l’Internet :quantifiables,traçables et vérifiables, puisqu’ils sont à la base de l’activité publicitaire qui fait tourner nos plus importants réseaux sociaux et moteurs de recherche. Et pourtant, même Facebook, la plus grande organisation de collecte de données au monde, ne semble pas en mesure de produire des chiffres sérieux. En octobre, de petits annonceurs ont intenté une action en justice contre le géant des médias sociaux, l’accusant d’avoir dissimulé, pendant un an, le fait d’avoir largement surestimé le temps passé par les utilisateurs à visionner des vidéos sur la plate-forme (de 60 à 80 %, selon Facebook ; de 150 à 900 %, selon les plaignants).

Selon une liste exhaustive de MarketingLand, au cours des deux dernières années, Facebook a admis avoir fait de fausses déclarations sur la portée des messages sur les pages Facebook (de deux façons différentes), sur le taux de visionnage complet des vidéos publicitaires, sur le temps de lecture moyen des « articles instantanés », sur la quantité de trafic referral de Facebook vers des sites externes, sur le nombre de vidéos visionnées via le site mobile Facebook et sur le nombre de vidéos visionnées dans les articles instantanés.

Peut-on encore se fier aux chiffres ? Après l’Inversion, à quoi bon ? Même lorsque nous misons sur leur exactitude, il y a quelque chose qui n’est pas tout à fait réel à leur sujet. La statistique que j’ai préférée cette année, c’est quand Facebook a affirmé que 75 millions de personnes regardaient au moins une minute de vidéo Facebook Watch chaque jour – bien que, comme l’a admis Facebook, cette minute n’est pas forcément composée de 60 secondes consécutives. De vraies vidéos, de vraies gens, mais les minutes sont fausses.

Les gens sont fake.

Et peut-être qu’on ne devrait même pas supposer que les gens sont réels. Sur YouTube, le commerce de l’achat et la vente de vidéos est "florissant", comme l’a rappelé leTimes lors d’une longue enquête en août. L’entreprise dit que seule "une infime fraction" de son trafic est fausse, mais les faux abonnés sont un problème suffisant pour que le site ait effectué une purge des "comptes spam" à la mi-décembre.

Actuellement, selon le Times, on peut acheter 5 000 vues YouTube - 30 secondes d’une vidéo comptent pour une vue - pour un tarif aussi bas que 15 $ ; bien souvent , les clients sont amenés à croire que les vues qu’ils achètent proviennent de personnes réelles. Plus probablement, ils viennent de robots. Sur certaines plates-formes, dans le cadre d’opérations de contrefaçon industrielle lucrative, on peut falsifier les vues vidéo et les téléchargements d’applications. Si on veut savoir à quoi ressemble l’Inversion, il suffit de trouver une vidéo d’une "ferme à clics" : des centaines de smartphones individuels, rangés sur des étagères ou des rayonnages dans des bureaux à l’air professionnel, visionnant tous la même vidéo ou téléchargeant la même application.


Voir la vidéo 
//TWEET : Je ne me lasse jamais de regarder des vidéos d’usines à clics chinoises. C’est tellement surréaliste de voir des centaines de téléphones montrant la même vidéo dans le but de simuler de faux contacts

De toute évidence il ne s’agit pas de connexions d’origine humaine. Mais à quoi ressemblerait un vrai trafic initié par des humains ? L’Inversion soulève de curieux dilemmes philosophiques : Si un troll russe utilisant la photo d’un Brésilien pour se faire passer pour un partisan américain de Trump regarde une vidéo sur Facebook, cette vue est-elle "réelle" ? Non seulement nous avons des robots se faisant passer pour des humains et des humains se faisant passer pour d’autres humains, mais aussi parfois des humains se faisant passer pour des robots, prétendant être des "assistants personnels à intelligence artificielle", comme "M" de Facebook, [Facebook M est un assistant personnel virtuel créé par Facebook NdT] afin d’aider les entreprises technologiques à paraître à la pointe de l’IA.

On a même Lil Miquela, influenceur de CGI Instagram qui est : un faux humain avec un vrai corps, un faux visage et une vraie influence [ CGI = Interface utilisée par des serveurs HTTP, et qui permet l’exécution de pages web en en retournant les contenus générés, comme si’il s’agissait de ceux de fichiers NdT]. Même les humains qui ne se font pas passer pour d’autres peuvent se contorsionner dans des couches de réalité décroissante : Atlantic rapporte que des influenceurs humains non membres de l’ICG affichent gratuitement de faux contenus sponsorisés - c’est à dire du contenu censé ressembler à du contenu lui même censé avoir l’air authentique - pour attirer l’attention de représentants de marques qui, espèrent-ils, les rétribueront en argent réel.

Les entreprises sont fake.

De façon générale, l’argent est réel. Mais pas toujours - demandez à quelqu’un qui s’est lancé avec enthousiasme dans la cryptomonnaie il y a un an, à la même époque - mais l’a fait assez régulièrement pour être un moteur de l’Inversion. Si l’argent est réel, pourquoi faut-il faire autre chose ? Début 2018, l’écrivain et artiste Jenny Odell a commencé à chercher un revendeur Amazon qui avait acheté des produits à d’autres revendeurs Amazon et les avait revendus, toujours sur Amazon, à des prix plus élevés. Odell a découvert un réseau complexe d’entreprises, connectées à la sectaire Eglise Evangélique, pratiquant des arnaques sur les prix et volant les droits d’auteur et dont les adeptes ont ressuscité Newsweek en 2013 en tant que ferme de spam optimisée par un moteur de recherche zombie.

Elle s’est rendue dans une étrange librairie exploitée par les revendeurs de San Francisco et a trouvé une minable reproduction en béton des vitrines éblouissantes qu’elle avait vues sur Amazon, disposées au petit bonheur avec des livres à succès, des babioles en plastique et des produits de beauté apparemment achetés chez des grossistes. "À un moment, j’ai commencé à avoir l’impression d’être dans un rêve, écrit-elle. "Ou que j’étais à moitié réveillée, incapable de distinguer le virtuel du réel, le local du global, un produit d’une image Photoshop, le sincère de l’insincère."

Le contenu est fake.

Le seul site qui me donne cette sensation vertigineuse d’irréalité aussi souvent qu’Amazon est YouTube, qui héberge des semaines de contenu inversé et inhumain. Des épisodes télévisés qui ont été retournés en miroir pour éviter des cybertraques de droits d’auteur, sont diffusés à côté de cupides vidéo bloggers vendant des séances de fouet, diffusées à côté de vidéos de toute évidence destinées aux enfants,produites de façon anonyme.

Une vidéo d’animation de Spider-Man et Elsa de Frozen sur un tracteur n’est pas, vous le savez,non réelle : un pauvre malheureux a créé l’animation, a donné une voix à ses acteurs, et je n’en doute pas, un certain nombre d’enfants (des dizaines ? des centaines ? des millions ? bien sûr, pourquoi pas ?) se sont assis pour regarder et y ont trouvé un plaisir déroutant et surnaturel. Mais ce n’est certainement pas "officiel", et en tant qu’adulte, en regardant ça à l’écran il est difficile de comprendre d’où ça vient et de ce que représente le compteur de vues qui continue de grimper.

Au moins, il s’agit là de vidéos piratées de personnages de fiction populaires, c’est-à-dire de contrefaçons d’irréalités. La contrefaçon de réalité reste pour l’instant plus difficile à trouver. En janvier 2018, un Reddit anonyme a créé une application de bureau relativement facile à utiliser de "deepfakes", la technologie désormais bien connue permettant d’utiliser le traitement d’image par intelligence artificielle pour remplacer un visage dans une vidéo par un autre - mettant, par exemple, un politicien sur l’image d’une star de porno.

Un article universitaire récent de chercheurs de la compagnie de cartes graphiques Nvidia montre une technique similaire utilisée pour créer des images de visages "humains" générées par ordinateur qui ressemblent de façon incroyable à des photographies de personnes réelles. (La prochaine fois que les Russes veulent, tels des marionnetistes, présenter sur Facebook un faux groupe d’Américains de leur invention, ils n’auront même pas besoin de voler des photos de personnes réelles.)

Contrairement à ce à quoi on pourrait s’attendre, un monde imprégné de "deepfakes" et autres images photographiques générés artificiellement ne sera pas un monde où l’on croit de façon habituelle que les images "fake" sont réelles, mais bien un monde où l’on croit de façon habituelle que les " vraies " images sont fake- simplement parce que, après l’Inversion, qui sera capable de faire la différence ?

Nos politiques sont fake.

Une telle perte de toute "réalité" d’ancrage ne fait que nous en faire davantage envie. Notre politique s’est inversée avec tout le reste, imprégnée d’un sentiment gnostique qu’on nous arnaque, qu’on nous escroque, qu’on nous ment, mais que, quelque part, se cache une " vérité vraie". Les adolescents sont complètement mobilisés par les vidéos YouTube qui promettent de montrer la dure réalité derrière les "arnaques" du féminisme et de la diversité - un processus qu’ils appellent "red-pilling" d’après la scène dans The Matrix lorsque la simulation informatique s’efface et la réalité apparaît.

Les arguments politiques impliquent maintenant l’échange d’accusations de " signalisation de vertu " [ fait d’attirer l’attention sur ses propres qualités, sa conscience sociale et son appartenance à un groupe d’amis ou de connaissances partageant les mêmes valeurs NdT] - l’idée que les libéraux simulent leur politique afin d’obtenir une récompense sociale - contre des accusations d’être des robots russes. La seule chose sur laquelle tout le monde est d’accord, c’est que tout le monde en ligne ment et fait semblant.

Nous sommes nous-mêmes des fake.

Ce qui, eh bien. Partout où je suis allé en ligne cette année, on m’a demandé de prouver que j’étais un humain. Pouvez-vous retaper ce mot déformé ? Pouvez-vous transcrire ce numéro de maison ? Pouvez-vous sélectionner les images qui contiennent une moto ? Je me suis retrouvé tous les jours prostré aux pieds de videurs robotisés, prouvant frénétiquement mes compétences très développées en matière de comparaison de formes - une Vespa compte-t-elle comme une moto, même ? - et voilà j’ai pu entrer dans des boîtes de nuit virtuelles dans lesquelles je ne suis même pas sûr d’avoir eu envie d’entrer.

Une fois à l’intérieur, les boucles de rétroaction de dopamine m’ont incité à passer bien au-delà de tout bon sens , manipulé par des manchettes et des messages chargés d’émotion me conduisant à cliquer sur des choses dont je me fichais, et harcelé, accablé et flatté afin de me rendre réceptif aux arguments, me faire faire des achats et trouver des relations tellement déterminées par des algorithmes qu’il était difficile de les décrire comme réelles.

Où cela nous mène-t-il ? Je ne suis pas sûr que la solution soit de rechercher une sorte d’ authenticité pré-Inversion - de nous replonger dans la "réalité" par un processus de Red Pill. Après tout,ce qui est présent sur Internet, n’est pas la "vérité", mais la confiance : le sentiment que les gens et les choses que nous rencontrons sont ce qu’ils représentent d’eux mêmes.

Des années de croissance axées sur les mesures, de systèmes de manipulation lucratifs et de marchés de plate formes non réglementés ont créé un environnement où il est plus logique d’être fake en ligne - d’être hypocrite et cynique, de mentir et de tricher, de se présenter sous un faux jour et de déformer - que d’être réel. Pour y remédier, il faudrait une réforme culturelle et politique de la Silicon Valley et dans le monde entier, mais cela relève de notre seul choix. Sinon, nous finirons tous sur un Internet robotisé de personnes fake, de clics fake, de sites fake et d’ordinateurs fake, où la seule chose de vraie sera la publicité.

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