AID Association Initiatives Dionysiennes

Ouv zot zié !

Accueil > Politique > Le seigneur du chaos

Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2023-042

Le seigneur du chaos

Par Chris Hedges, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

mardi 11 avril 2023, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Le seigneur du chaos

Le 19 mars 2023 Par Chris Hedges / Exclusif pour ScheerPost

Chris Hedges est journaliste. Lauréat du prix Pulitzer, il a été correspondant à l’étranger pendant 15 ans pour le New York Times, où il a occupé les postes de chef du bureau du Moyen-Orient et du bureau des Balkans. Il a auparavant travaillé à l’étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et National Public Radio. Il est l’hôte de l’émission The Chris Hedges report.

Nous sommes les Numéro 1 - par M. Fish

Les politiciens et les médias complices qui ont orchestré 20 ans de débâcles militaires au Moyen-Orient et qui aspirent à un monde dominé par la puissance américaine doivent être tenus pour responsables de leurs crimes.

Il y a vingt ans, j’ai fichu en l’air ma carrière au New York Times. C’était un choix délibéré. J’avais passé sept ans au Moyen-Orient, dont quatre en tant que chef du bureau du Moyen-Orient. Je parlais arabe.

Je pensais, comme presque tous les arabisants [Tel qu’il est utilisé dans le discours politique moderne, principalement américain, le terme arabisant fait ici référence à un observateur non arabe ayant une expérience ou une spécialisation dans la langue et la culture arabes, NdT] y compris la plupart des membres du département d’État et de la CIA, qu’une guerre « préventive » contre l’Irak serait la plus coûteuse des bévues stratégiques dans l’histoire des États-Unis.

Qu’elle constituerait également ce que le Tribunal militaire international de Nuremberg a appelé le « crime international suprême » [parlant alors des guerres d’agression, NdT].

Alors que les arabisants des cercles officiels étaient muselés, je ne l’étais pas. Ils m’ont invité à parler au Département d’État, à l’Académie militaire américaine de West Point et à des officiers supérieurs du Corps des Marines qui devaient être déployés au Koweït pour préparer l’invasion.

Responsables US de la Guerre contre l’Irak en 2003 (Source The Dissenter)

Mon point de vue n’était pas vraiment apprécié et ce n’était pas un point de vue qu’un journaliste, et non un chroniqueur d’opinion, était autorisé à exprimer publiquement selon les règles établies par le journal. Mais mon expérience me donnait une certaine crédibilité et m’assurait d’une tribune. J’avais fait de nombreux reportages en Irak.

J’avais couvert de nombreux conflits armés, notamment la première guerre du Golfe et le soulèvement chiite dans le sud de l’Irak, au cours duquel j’avais été fait prisonnier par la Garde républicaine irakienne. J’ai facilement été en mesure de réfuter les folies et les mensonges utilisés pour promouvoir la guerre, d’autant plus que j’avais rendu compte de la destruction des stocks et des installations d’armes chimiques de l’Irak par les équipes d’inspection de la Commission spéciale des Nations unies (UNSCOM).

J’avais une connaissance très précise de la condition trés dégradée de l’armée irakienne en raison des sanctions américaines. En outre, même s’il était avéré que l’Irak possédait des « armes de destruction massive », cela n’aurait en rien constitué une justification légale pour la guerre .

Le nombre des menaces de mort à mon encontre a explosé lorsque, lors des nombreuses interviews et conférences que j’ai données dans tout le pays, j’ai rendu ma position publique. Celles-ci émanaient d’auteurs anonymes ou étaient exprimées par des gens qui m’appelaient, furieux, et quotidiennement saturaient le répondeur de mon téléphone de diatribes pleines de rage.

War par Chris Hedges

Les talk-shows de droite, dont Fox News, m’ont cloué au pilori pour avoir dénoncé la guerre, tout particulièrement après que j’ai été chahuté et hué lors de la cérémonie de remise des diplômes au Rockford College. Le Wall Street Journal a écrit un éditorial pour m’attaquer .

Des alertes à la bombe ont été lancées dans des lieux où je devais prendre la parole. Je suis devenu un paria dans la salle de rédaction. Des journalistes et des rédacteurs en chef que je connaissais depuis des années baissaient la tête à mon passage, craignant une contagion néfaste à leur carrière.

Le New York Times m’a adressé un blâme écrit afin que que je cesse de m’exprimer publiquement contre la guerre. J’ai refusé. Ca a sonné la fin de mon contrat.

Ce qui me dérange le plus, ce n’est pas le coût que j’ai eu à payer personnellement. J’étais tout à fait conscient des conséquences potentielles. Ce qui est inquiétant, c’est que les architectes de ces débâcles n’ont jamais eu à rendre de comptes et qu’ils restent au pouvoir.

Ils continuent à promouvoir la guerre permanente, y compris la guerre par procuration en cours en Ukraine contre la Russie, ainsi qu’une éventuelle guerre contre la Chine .

Le secrétaire américain à la Défense Donald Rumsfeld, le président George W. Bush et le vice-président Dick Cheney au Pentagone à Arlington (Virginie), le 15 décembre 2006 (Charles Ommanney/Getty Im)

Les hommes politiques qui nous ont menti - George W. Bush, Dick Cheney, Condoleezza Rice, Hillary Clinton et Joe Biden, pour n’en citer que quelques-uns - ont anéanti des millions de vies, dont des milliers de vies américaines, et ont laissé l’Irak, ainsi que l’Afghanistan, la Syrie, la Somalie, la Libye et le Yémen, dans le chaos. Ils ont exagéré ou fabriqué les conclusions des rapports de renseignement pour tromper le public. Le grand mensonge est emprunté au registre des régimes totalitaires.

Les meneurs de jeu des médias en faveur de la guerre - Thomas Friedman, David Remnick, Richard Cohen, George Packer, William Kristol, Peter Beinart, Bill Keller, Robert Kaplan, Anne Applebaum, Nicholas Kristof, Jonathan Chait, Fareed Zakaria, David Frum, Jeffrey Goldberg, David Brooks et Michael Ignatieff - ont été utilisés pour amplifier les mensonges et discréditer la poignée d’entre nous, y compris Michael Moore, Robert Scheer et Phil Donahue, qui s’opposaient à la guerre.

Ces courtisans étaient souvent plus motivés par le carriérisme que par l’idéalisme. Ils n’ont pas perdu leurs mégaphones, ni leurs honoraires lucratifs de conférencier, pas plus que leurs contrats pour les livres qu’ils ont écrits lorsque les mensonges ont été révélés, comme si leurs diatribes folles n’avaient pas d’importance. Ils ont servi les centres du pouvoir et ils en étaient récompensés.

Nombre de ces mêmes experts poussent à une nouvelle escalade de la guerre en Ukraine, bien que la plupart d’entre eux en sachent aussi peu sur l’Ukraine ou sur l’expansion provocatrice et inutile de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie qu’ils en savaient sur l’Irak.

Des conseillers militaires américains de la 1ère brigade d’assistance aux forces de sécurité dans une base de l’armée nationale afghane dans la province de Maidan Wardak, en Afghanistan, le 6 août 2018 (REUTERS/James Mackenzie)

« Je me suis dit et j’ai dit à d’autres que l’Ukraine était la question la plus importante de notre époque, que tout ce qui devait compter pour nous se jouait là-bas », écrit George Packer dans le magazine The Atlantic.

« C’est ce que je pensais à l’époque, et ce que je crois encore aujourd’hui, mais toutes ces discussions ont jeté un joli vernis sur le simple et irrépressible désir de me rendre sur place et de voir ce qui s’y passe ».

Packer considère la guerre comme une purge, une force qui ramènera un pays, y compris les États-Unis, aux valeurs morales fondamentales qu’il a soi-disant trouvées chez les volontaires américains qui se battent en Ukraine.

« Je ne savais pas ce que ces hommes pensaient de la politique américaine et je ne voulais pas le savoir, écrit-il à propos de deux volontaires américains. Si nous avions été chez nous, au pays, nous aurions pu en débattre, nous aurions pu nous haïr. Ici, en Ukraine, nous étions réunis par une même confiance en ce que les Ukrainiens essayaient de faire et par une réelle admiration pour la manière dont ils le faisaient. Ici, toutes les querelles intestines complexes, les désillusions chroniques et la léthargie pure et simple de toute société démocratique, mais surtout de la nôtre, se sont trouvées dissoutes, et les choses essentielles - être libre et vivre dans la dignité - sont devenues essentielles. Il nous semblait presque qu’il serait bien que les États-Unis soient attaqués ou subissent une autre catastrophe afin que les Américains prennent conscience de ce que les Ukrainiens savent depuis le début ».

Sergiy Maidukov

La guerre d’Irak a coûté au moins 3000 milliards de dollars et les 20 années de guerre au Moyen-Orient ont coûté au total quelque 8000 milliards de dollars .

L’occupation a créé des escadrons de la mort chiites et sunnites, alimenté d’horribles violences sectaires , des gangs de kidnappeurs, des massacres et des tortures . Tout cela a donné naissance à des cellules d’Al-Qaïda et à l’État Islamique qui, à un moment donné, a contrôlé un tiers de l’Irak et de la Syrie.

L’EI a violé, réduit en esclavage et exécuté en masse des minorités ethniques et religieuses irakiennes telles que les Yazidis .

Il a persécuté les catholiques chaldéens et d’autres chrétiens. Ce chaos s’est accompagné d’une orgie de meurtres perpétrés par les forces d’occupation américaines, comme le sauvage viol en réunion et le meurtre d’Abeer al-Janabi, une jeune fille de 14 ans, et de sa famille par des membres de la 101e brigade aéroportée de l’armée américaine.

Place Tahrir, des jeunes femmes se rassemblent pour commémorer les jeunes tués pendant les premières semaines du soulèvement de Tishreen, décembre 2019, Bagdad, Irak (© 2019 Ivor Prickett/Panos Pictures)

Les États-Unis se livrent régulièrement à la torture et à l’exécution de civils détenus, notamment à Abu Ghraib et à Camp Bucca. Il n’existe pas de décompte précis des vies sacrifiées, les estimations pour le seul Irak allant de quelques centaines de milliers à plus d’un million .

Quelque 7000 militaires américains sont morts dans les guerres qui ont suivi le 11 septembre, et plus de 30000 se sont suicidés par la suite, selon le projet « Costs of War » de l’université Brown.

Certes, Saddam Hussein était brutal et c’était un assassin, mais en termes de nombre de morts, nous avons largement dépassé ses meurtres, même en comptant ses campagnes génocidaires contre les Kurdes.

Nous avons détruit l’Irak en tant que pays uni, dévasté ses infrastructures modernes, anéanti sa classe moyenne prospère et éduquée, donné naissance à des milices de voyous et installé une kleptocratie qui utilise les revenus pétroliers du pays pour s’enrichir. Les Irakiens ordinaires sont appauvris.

Des centaines d’Irakiens qui manifestaient dans les rues contre la kleptocratie ont été abattus par la police. Les coupures d’électricité sont fréquentes. La majorité chiite, étroitement alliée à l’Iran, domine le pays .

Le président George Bush sur le porte-avions USS Abraham Lincoln déclare la fin des principaux affrontements en Irak le 1er mai 2003 (Photograph J Scott Applewhite / AP)

L’occupation de l’Irak, qui a commencé il y a 20 ans aujourd’hui, a retourné le monde musulman et le Sud contre nous. Parmi les images persistantes que nous avons laissées derrière nous après deux décennies de guerre, on compte la photo du président Bush se tenant sous une bannière « Mission accomplie » à bord du porte-avions USS Abraham Lincoln à peine un mois après avoir envahi l’Irak, les corps des Irakiens de Falloujah brûlés au phosphore blanc et les photos des tortures infligées par des soldats américains.

Les États-Unis tentent désespérément d’utiliser l’Ukraine pour redorer leur blason. Mais l’hypocrisie flagrante qui consiste à en appeler à un « ordre international fondé sur des règles » pour justifier les 113 milliards de dollars (https://www.crfb.org/blogs/congress-approved-113-billion-aid-ukraine-2022) d’armes et autres aides que les États-Unis se sont engagés à envoyer à l’Ukraine ne fonctionnera pas.

Nombre des défenseurs de la guerre en Irak cherchent à justifier leur soutien en mettant en avant que des « erreurs » ont été commises, que si, par exemple, la fonction publique et l’armée irakiennes n’avaient pas été dissoutes après l’invasion américaine, l’occupation aurait fonctionné.

Ils insistent sur le fait que nos intentions étaient honorables. Ils passent sous silence l’orgueil démesuré et les mensonges qui ont conduit à la guerre, la conviction erronée de croire que les États-Unis pouvaient être la seule grande puissance dans un monde unipolaire .

Le 17 mars 2023, la Chambre préliminaire II de la Cour pénale internationale ("CPI" ou "la Cour") a délivré des mandats d’arrêt à l’encontre de deux personnes dans le cadre de la situation en Ukraine : M. Vladimir Vladimirovich Poutine et Mme Maria Alekseyevna Lvova-Belova.

Ils passent sous silence les dépenses militaires colossales engagées chaque année pour réaliser ce fantasme. Ils passent sous silence le fait que la guerre en Irak n’était qu’un épisode de cette aventure démentielle.Un bilan national des fiascos militaires au Moyen-Orient ne pourrait que mettre en évidence l’aveuglement de la classe dirigeante.

Mais personne ne fait ce bilan. Nous essayons d’oublier les cauchemars que nous avons perpétués au Moyen-Orient, en les enfouissant dans une amnésie collective . « La troisième guerre mondiale commence par l’oubli », prévient Stephen Wertheim .

L’affirmation de notre « vertu » nationale par le biais d’envoi d’armes en Ukraine, par le maintien d’au moins 750 bases militaires dans plus de 70 pays et par l’expansion de notre présence navale en mer de Chine méridionale, est destinée à alimenter ce rêve de domination mondiale.

Ce que les mandarins de Washington ne parviennent pas à comprendre, c’est que la majeure partie du globe ne croit pas au mensonge de la bienveillance américaine et ne soutient pas les justifications qui sous tendent les interventions américaines. La Chine et la Russie, plutôt que d’accepter passivement l’hégémonie américaine, renforcent leurs armées et leurs alliances stratégiques.

Des stagiaires de l’armée de terre participent au nouveau cours de préparation au soldat du futur en septembre en Caroline du Sud (Photo par Scott Olson/Getty Images)

La semaine dernière, la Chine a négocié un accord entre l’Iran et l’Arabie saoudite pour rétablir des relations après sept ans d’hostilité, ce que l’on attendait autrefois des diplomates américains.

L’influence croissante de la Chine crée une prophétie auto-réalisatrice pour ceux qui appellent à la guerre avec la Russie et la Chine, une prophétie qui aura des conséquences bien plus catastrophiques que les guerres du Moyen-Orient

Il existe une lassitude nationale concernant cet état de guerre permanent, en particulier lorsque l’inflation ronge les revenus des familles et que 57% des Américains sont incapables de faire face à une dépense d’urgence ne serait-ce que de 1000 dollars .

Le Parti démocrate et l’establishment du Parti républicain, qui ont colporté les mensonges sur l’Irak, sont des partis de guerre. L’appel de Donald Trump à mettre fin à la guerre en Ukraine, tout comme sa dénonciation de la guerre en Irak comme étant la « pire décision » de l’histoire américaine, sont des positions politiques séduisantes pour des Américains qui luttent pour rester à flot.

"Les putes des guerres" [Illustration originale de M. Fish]

Les travailleurs pauvres, même ceux qui ont encore quelques possibilités d’éducation et d’emploi, ne sont plus aussi enclins à grossir les rangs . Ils ont des préoccupations bien plus urgentes qu’un monde unipolaire ou une guerre avec la Russie ou la Chine. L’isolationnisme d’extrême droite est une arme politique puissante.

Les proxénètes de guerre , qui bondissent de fiasco en fiasco, se cramponnent à cette chimère qu’est la suprématie mondiale des États-Unis.

La danse macabre ne s’arrêtera pas tant que nous ne les tiendrons pas publiquement pour responsables de leurs crimes, que nous ne demanderons pas pardon à ceux que nous avons lésés et que nous ne renoncerons pas à notre soif de puissance mondiale sans partage.

Le jour du bilan, vital si nous voulons protéger ce qui reste de notre démocratie anémique et freiner les appétits de la machine de guerre, ne viendra que lorsque nous construirons des organisations anti-guerre populaires qui exigeront la fin de la folie impériale qui menace d’éteindre la vie sur la planète.

Version imprimable :