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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2023-026

L’insurrection de la droite au Brésil du 8 Janvier 2023 fait largement écho à celle du 6 janvier 2021 aux USA

Par C.J. Polychroniou, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

mercredi 1er mars 2023, par JMT

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L’insurrection de la droite au Brésil du 8 Janvier 2023 fait largement écho à celle du 6 janvier 2021 aux USA

Le 2 février 2023 par C.J. Polychroniou, TRUTHOUT

C. J. Polychroniou est économiste politique/scientifique, auteur et journaliste. Il a enseigné et travaillé dans de nombreuses universités et centres de recherche en Europe et aux États-Unis. Actuellement, ses principaux intérêts de recherche portent sur l’intégration économique européenne, la mondialisation, le changement climatique, l’économie politique ainsi que la politique des États-Unis et la déconstruction du projet politico-économique du néolibéralisme. Il contribue régulièrement à Truthout et est membre du Public Intellectual Project de Truthout. Il a publié de nombreux livres et plus de 1000 articles qui sont parus dans nombre de revues, de magazines, de journaux et de sites d’information populaires. Plusieurs de ses publications ont été traduites en plusieurs langues étrangères, notamment en arabe, chinois, croate, espagnol, français, grec, italien, néerlandais, portugais, russe et turc. Ses derniers livres sont Optimism Over Despair : Noam Chomsky On Capitalism, Empire, and Social Change (2017) ; Climate Crisis and the Global Green New Deal : The Political Economy of Saving the Planet (avec Noam Chomsky et Robert Pollin comme principaux auteurs) ; The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic, and the Urgent Need for Radical Change, une anthologie d’entretiens avec Chomsky publiée à l’origine sur Truthout et rassemblée par Haymarket Books ( 2021) ; et Economics and the Left : Interviews with Progressive Economist (2021).

Des partisans de l’ancien président brésilien Jair Bolsonaro envahissent le palais présidentiel de Planalto à Brasília, le 8 janvier 2023 (SERGIO LIMA / AFP VIA GETTY IMAGES)

Noam Chomsky est professeur émérite du département de linguistique et de philosophie du MIT, professeur lauréat de linguistique [Le titre de professeur lauréat est décerné aux universitaires les plus éminents en reconnaissance de leurs réalisations et de leur contribution exceptionnelle à leur domaine d’études et à leur université, NdT] et titulaire de la chaire Agnese Nelms Haury du programme sur l’environnement et la justice sociale de l’université d’Arizona. Il est l’un des chercheurs les plus fréquemment cités dans le monde et un intellectuel reconnu considéré par des millions de personnes comme un trésor national et international, Chomsky a publié plus de 150 ouvrages sur la linguistique, la pensée politique et sociale, l’économie politique, l’étude des médias, la politique étrangère des États-Unis et les affaires mondiales. Ses derniers livres sont The Secrets of Words (avec Andrea Moro ; MIT Press, 2022) (Le mystère des mots, non traduit) ; The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan, and the Fragility of US Power (avec Vijay Prashad (Le repli : Irak, Libye, Afghanistan, et la fragilité de la puissance américaine, non traduit ) ; The New Press, 2022) ; et The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic and the Urgent Need for Social Change (avec C. J. Polychroniou ; Haymarket Books, 2021) (Le Précipice : néolibéralisme, pandémie et urgence d’un changement social, non traduit).

Où l’on voit à quel point les démocraties représentatives sont devenues fragiles - et il se peut que nous ne soyons qu’au tout début de tels événements. L’émeute et l’insurrection de droite menées le 8 janvier 2023 par les partisans du président sortant du Brésil, Jair Bolsonaro, viennent fortement faire écho à l’attaque du 6 janvier 2021 contre le Capitole américain par les partisans de Trump. Comme cette dernière à Washington, l’insurrection du 8 janvier 2023 dans la capitale Brasília est le fruit de semaines de manifestations des partisans d’un président sortant qui a refusé d’accepter sa défaite électorale lors de l’élection à l’automne. Ces deux cas révèlent à quel point les démocraties libérales représentatives sont devenues fragiles à l’ère néolibérale, affirme Noam Chomsky dans l’entretien exclusif accordé à Truthout qui suit, ajoutant que nous n’avons sans doute pas encore vu la fin de ce style d’évènements, que ce soit aux États-Unis ou en Amérique latine.

C.J. Polychroniou : Noam, le 8 janvier 2023, les partisans de l’ancien président Jair Bolsonaro ont pris d’assaut des bâtiments gouvernementaux parce qu’ils n’acceptaient pas la défaite de leur leader fasciste - un événement, soit dit en passant, que vous avez fortement craint de voir se produire presque dès le moment où Luiz Inácio Lula da Silva a remporté l’élection présidentielle. L’insurrection a bien sûr soulevé de nombreuses questions au Brésil, tout comme à l’étranger, quant au rôle de la police brésilienne, à l’incapacité des services de renseignement à prévenir Lula de ce qui allait se produire et concernant les personnes qui ont orchestré les émeutes. Il s’agissait sans aucun doute d’une tentative de coup d’État, tout comme l’insurrection du 6 janvier 2021 au Capitole américain, et cela devrait servir à nous rappeler une fois encore à quel point les démocraties libérales sont devenues fragiles à l’ère néolibérale. Que pensez-vous de ces questions ?

Noam Chomsky : Fragiles en effet. La tentative de coup d’État du 6 janvier 2021 aurait pu réussir si quelques personnes avaient pris des décisions différentes et si Trump avait réussi à remplacer le haut commandement militaire, comme il essayait apparemment de le faire dans les derniers jours de son mandat. Le 6 janvier 2021 n’était pas planifié, et le leader était tellement dévoré par une rage narcissique qu’il a été incapable de diriger ce qui se passait.

Le 8 janvier 2023, clairement calqué sur le modèle précédent, était bien planifié et financé. Les premières enquêtes laissent penser que les fonds ont pu provenir de petites entreprises et peut-être d’intérêts agricoles inquiets de voir leur capacité à détruire l’Amazonie entravée. Le coup du 8 janvier 2023 a été bien annoncé bien à l’avance. Il est impossible que les services de sécurité n’aient pas été au courant des préparatifs. À Brasília même - territoire pro-Bolsonaro - ils ont pratiquement coopéré avec les assaillants. C’est depuis des campements situés à l’extérieur des installations militaires voisines que l’armée observait le coup d’État, qui était parfaitement organisé et ravitaillé.

Dans une unité impressionnante qui a fait défaut aux États-Unis, les fonctionnaires et les élites brésiliennes ont condamné le soulèvement bolsonariste et soutenu les actions décisives du président nouvellement élu Lula pour le réprimer. En haut lieu au Brésil, il n’existe rien de tel que le mouvement négationniste américain. Le soulèvement lui-même était barbare et sans discernement, comme l’a amplement montré l’importante couverture télévisée. L’intention apparente était de créer un chaos suffisant pour que les militaires aient un prétexte pour prendre le pouvoir et rétablir la dictature brutale tant admirée par Bolsonaro.

Emeutes au Brésil (Source : TruthOut )

L’opposition de la communauté internationale à l’insurrection a également été immédiate et énergique, la plus importante étant bien sûr celle de Washington. Selon l’analyste politique brésilien bien informé Liszt Vieira, qui a partagé ses réflexions avec Fórum 21 le 16 janvier 2023, le président Biden, bien que n’étant pas un admirateur de Lula, « a envoyé 4 diplomates pour défendre le système électoral brésilien et envoyer un message aux militaires : Pas de coup d’État ! » .Son témoignage est confirmé par John Lee Anderson dans un compte rendu magistral du déroulement des événements.

Si la tentative de coup d’État du 6 janvier 2021 avait réussi, ou si sa réplique avait eu lieu sous une administration républicaine, le Brésil aurait fort bien pu retourner aux sombres années de la dictature militaire. Je doute que nous ayons vu la fin de cette situation aux États-Unis ou dans « notre petite région ici », comme l’Amérique latine était appelée par le secrétaire à la Guerre Henry Stimson lorsqu’il expliquait pourquoi tous les systèmes régionaux devaient être démantelés dans la nouvelle ère de l’hégémonie américaine d’après-guerre, sauf le nôtre.

La fragilité des démocraties en cette ère néolibérale est assez évidente, en commençant par les plus anciennes et les plus solidement établies d’entre elles, l’Angleterre et les États-Unis. Ce n’est pas non plus une surprise. Le néolibéralisme, au-delà des apparences et de la rhétorique, est fondamentalement une guerre de classes. Cela remonte aux racines du néolibéralisme et de son proche cousin l’austérité après la Première Guerre mondiale, un sujet abordé dans un très éclairant ouvrage récent de Clara Mattei.

En soi, un principe fondamental consiste à soustraire la politique économique de toute influence ou pression publique, soit en la plaçant entre les mains d’experts professionnels (comme dans les démocraties libérales), soit par la violence (comme sous le fascisme). La distinction entre les deux modalités n’est pas très nette.

Les syndicats doivent être éliminés parce qu’ils interfèrent avec une « économie saine », une économie qui permet de transférer la richesse aux très riches et aux entreprises. Les conventions sur les droits des investisseurs masquées sous le nom de « libre-échange » y contribuent. Une série de politiques, législatives et judiciaires, ont placé plus encore que par le passé les systèmes politiques entre les mains du capital privé hautement capitaliste, tandis que les salaires stagnaient, que les avantages sociaux déclinaient et qu’une grande partie de la main-d’œuvre dérivait vers la précarité, vivant de salaire en salaire avec peu de réserves.

Bien sûr, le respect pour les institutions va décroissant - à juste titre - et la démocratie traditionnelle s’érode, exactement comme le dicte la lutte néolibérale des classes. Le Brésil, tout comme les États-Unis, est une nation profondément divisée, pratiquement au bord de la guerre civile. Cela étant dit, je pense que Lula a devant lui la lourde mission d’unir la nation et de promouvoir un nouveau programme politique reposant sur des valeurs progressistes. Devrions-nous donc être surpris si son gouvernement ne parvient pas à mener des réformes radicales, celles-là même que beaucoup semblent escompter d’un président de gauche ?

Je ne vois aucune perspective de réformes radicales, que ce soit au Brésil ou dans les pays voisins où il y a eu récemment une nouvelle « marée rose » de victoires politiques de gauche. Les dirigeants élus ne sont pas engagés dans un changement institutionnel radical, et s’ils l’étaient, ils se heurteraient à la puissante opposition que constituent les fortes pressions économiques internes et les forces culturelles conservatrices, souvent influencées par les églises évangéliques, ainsi que par un pouvoir international hostile - tant économique, que subversif ou militaire - un pouvoir qui n’a pas abandonné sa vocation historique qui est de maintenir l’ordre et garantir la soumission dans « notre petite région ici ».

L’attentat du 6 janvier 2021 est considéré par un certain nombre d’experts comme la preuve qu’une deuxième guerre civile est possible aux États-Unis (Tyler Merbler)

Ce que l’on peut espérer de manière réaliste au Brésil, c’est la poursuite des projets des premiers mandats du président Lula, que la Banque mondiale, dans une étude sur le Brésil, a appelé sa « décennie dorée », avec une forte réduction de la pauvreté et une progression significative de l’inclusion dans une société dramatiquement inégalitaire. Le Brésil de Lula pourrait également retrouver la position internationale qu’il avait acquise au cours de ses premiers mandats, lorsque le Brésil était devenu l’un des pays les plus respectés au monde et un porte-parole efficace du Sud, ce qui a été totalement anéanti au cours de la régression due à Bolsonaro.

Certains analystes expérimentés sont encore plus optimistes. Jeffrey Sachs, après d’intenses discussions avec le nouveau gouvernement, est parvenu à la conclusion que les prévisions de croissance et de développement sont optimales et que le potentiel de développement et le rôle international du Brésil pourraient « contribuer à réformer l’architecture mondiale - y compris la finance et la politique étrangère - au profit du développement durable ».

Il est primordial, non seulement pour le Brésil mais aussi pour le monde entier, de relancer et renforcer la protection de l’Amazonie, qui a été l’un des points forts des premiers mandats de Lula, et qui a été réduite à néant par les politiques mortifères de Bolsonaro, consistant à favoriser l’exploitation minière et la destruction de l’agro-industrie, et qui ont déjà commencé à transformer certaines parties de la forêt en savane, un processus irréversible qui transformera l’un des plus grands puits de carbone du monde en un producteur de carbone. Avec l’arrivée de l’écologiste passionnée Marina Silva aux commandes des questions environnementales, on peut espérer sauver de la destruction cette précieuse ressource, à défaut, cela serait lourd de conséquences à l’échelle mondiale.

On peut également espérer sauver les peuples premiers des forêts. Parmi les premières initiatives de Lula après son retour à la présidence, citons sa visite aux communautés indigènes qui ont été soumises à la terreur déclenchée par l’attaque de Bolsonaro contre l’Amazonie et ses habitants. Les scènes de misère, d’enfants quasiment réduits à l’état de squelettes, de maladies et de destruction, sont indescriptibles, du moins pour moi. Peut-être ces crimes odieux prendront-ils fin.

On aurait là des avancées non négligeables. Elles pourraient contribuer à jeter une base plus solide en vue du changement institutionnel plus radical dont les Brésiliens ont besoin et qu’ils méritent - et pas seulement le Brésil. Cette base existe déjà. Le Brésil est le foyer du plus grand mouvement populaire de gauche au monde, le Mouvement des travailleurs sans terre (MTST), qui reprend des terres inexploitées pour créer des communautés de producteurs, souvent accompagnées de coopératives florissantes - bien sûr, non sans une lutte acharnée. Le MTST est en train de nouer des liens avec un important mouvement populaire de gauche urbain, le Mouvement des travailleurs sans terre. Sa figure la plus éminente, Guilherme Boulos, est un proche de Lula, il représente un courant qui pourrait être en mesure de forger une voie qui aille au-delà des améliorations progressives qui sont désespérément nécessaires en soi.

La gauche, où qu’elle arrive au pouvoir, semble ne pas répondre aux attentes. En fait, assez souvent, elle finit par mettre en œuvre le programme politique néolibéral qu’elle conteste lorsqu’elle est dans l’opposition. Est-ce parce que le néolibéralisme est un ennemi si redoutable, ou parce que la gauche d’aujourd’hui manque à la fois d’une stratégie et d’une vision au-delà du capitalisme ?

Il existe depuis longtemps une culture de gauche vivante en Amérique latine, dont le colosse du Nord pourrait s’inspirer. Les obstacles internes et externes, qui sont redoutables même au-delà de leur incarnation néolibérale, ont permis de brider les espoirs et les attentes. L’Amérique latine a souvent semblé sur le point de se libérer de ces contraintes. Elle pourrait le faire maintenant. Cela permettrait de stimuler les développements en direction de la multipolarité qui se dessine aujourd’hui et cela pourrait, peut-être tout simplement, ouvrir la voie à un monde bien meilleur. Cependant, un pouvoir bien établi ne disparaît pas comme ça.

L’Ordre du Capital de Clara E. Mattei

Nous parlons de crise politique, de crise économique, de crise écologique et climatique, entre autres, mais il me semble que nous devrions également parler d’une crise de l’humanité. Je veux dire par là que nous sommes peut-être à l’aube d’une ère anti-Lumières, le capitalisme et l’irrationalité ayant perdu la tête et étant à l’origine d’une transition ontologique généralisée. Avez-vous des réflexions à partager sur ce sujet ? Sommes-nous confrontés à la possibilité de l’avènement d’une ère anti-Lumières ?

Nous devons garder à l’esprit que le siècle des Lumières n’a pas été exactement un lit de roses pour la majeure partie du monde. Ces Lumières se sont accompagnées du déchaînement de ce qu’Adam Smith a appelé « l’injustice barbare des Européens », un terrible assaut contre la majeure partie du monde. Les sociétés les plus avancées, l’Inde et la Chine, ont été dévastées par la sauvagerie européenne, avec, à la fin, le plus terrible narcotrafic du monde, lequel a ravagé l’Inde pour produire l’opium qui a été enfoncé dans la gorge de la Chine par des barbares dirigés par l’Angleterre, suivi de près par son rejeton nord-américain, et d’autres puissances impériales se joignant à ce que la Chine appelle le siècle de l’humiliation. Dans les Amériques et en Afrique, la destruction criminelle a été bien pire, avec des conséquences trop bien connues pour qu’il soit nécessaire de les relater.

Ces idéaux étaient nobles, mais leur portée était limitée, bien que considérable. Et il est vrai qu’ils ont été sévèrement attaqués. Le fait que le capitalisme sauvage signe l’arrêt de mort de l’humanité ne peut plus être étouffé par des discours lénifiants. La violence impériale, le nationalisme religieux et les pathologies qui les accompagnent se déchaînent. Ce qui est en train de se dessiner sous nos yeux soulève sous une forme de plus en plus brutale la question qui aurait dû nous frapper tous avec une fureur aveuglante il y a 77 ans : L’homme peut-il combler le fossé entre sa capacité technologique à détruire et sa capacité morale à contrôler cette pulsion ?

Ce n’est pas seulement une question, mais bien la question ultime, en ce sens que si elle ne trouve pas une réponse satisfaisante, et rapidement, plus personne ne se souciera jamais d’aucune autre autres questions.

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C.J. POLYCHRONIOU

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