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D’après Alternatives Economiques du 26 Novembre 2022

Sobriété : pas besoin de devenir amish

Par Bruno BOURGEON

jeudi 12 janvier 2023, par JMT

Sobriété : pas besoin de devenir amish

Amish (PHOTO : © Stéphane Trapier)

« Je suis pour une société écologique, mais je ne suis pas pour une société amish », avait lancé Emmanuel Macron en novembre 2016. Bis repetita en septembre 2020, à propos des critiques de la 5G : « Je ne crois pas que le modèle amish permette de régler les défis de l’écologie contemporaine ». Le modèle amish ne faisant pas vraiment partie des options sérieusement discutées, la phrase relevait plutôt du procédé rhétorique consistant à caricaturer pour discréditer. Ce qu’on appelle en rhétorique l’argumentation périphérique. Corollaire : les réponses techniques permettront de régler les défis de l’écologie.

Rapidement après sa réélection, devant l’enchaînement de crises majeures, le président annonçait « la fin de l’abondance » et de « l’insouciance ». Puis un « plan de sobriété » pour faire face à l’explosion des prix de l’énergie. Le président donnait cette définition de ce qui était jusqu’ici un mot tabou : « Cela ne veut pas dire produire moins ou aller vers une économie de la décroissance. Pas du tout, la sobriété, ça veut juste dire gagner en efficacité », faire « tout ce qu’on peut faire pour produire encore davantage, mais en dépensant moins ».

La sobriété, économie de moyens permettant de produire plus, comme le soutiennent les uns ? Ou moteur d’une économie de la décroissance honnie par les mêmes et souhaitée par les autres ? Ni l’un ni l’autre, votre honneur. Mais notons un point qui fait consensus : il est impossible de remplacer d’ici à 2050 les énergies fossiles par des sources décarbonées sans réaliser parallèlement une énorme baisse de notre consommation d’énergie. La sobriété, ce n’est pas « juste gagner en efficacité ».

Même si les notions d’efficacité et de sobriété sont souvent confondues au motif qu’elles ont le même objectif, elles sont distinctes. Un réfrigérateur neuf est beaucoup moins énergivore aujourd’hui que celui fabriqué il y a vingt ans. C’est l’efficacité. Mais un réfrigérateur de taille modeste est aussi bien moins gourmand en électricité qu’un modèle américain. C’est la sobriété. Dans un cas, la baisse de consommation d’énergie et de matières se fait grâce aux progrès techniques. Dans l’autre, grâce aux choix individuels (renonciation au gros frigidaire) et collectifs (réglementation qui décourage l’achat).

Problème, les gains d’efficacité peuvent être neutralisés par les usages (principe de Jeavons). Les autos en offrent un exemple typique : leurs moteurs sont de plus en plus efficaces, mais comme elles sont de plus en plus lourdes et qu’on roule de plus en plus avec, elles brûlent plus de carburant. C’est l’effet rebond. Celui-ci peut se produire de façon indirecte : une facture énergétique réduite grâce à un logement isolé ou au fait de pouvoir aller travailler à vélo, et se dispenser d’une auto libère du pouvoir d’achat qui peut servir à prendre l’avion plus souvent. Assimiler la sobriété à l’efficacité, c’est évacuer les questions qui fâchent, favoriser l’effet rebond et ajouter au malheur du monde.

D’Epicure à Pierre Rabhi, de François d’Assise à l’encyclique « Laudato si » du pape François, la sobriété, en tant que modération volontaire du besoin matériel, a toujours été promue pour des raisons d’ordre spirituel ou moral, actualisées, depuis l’avènement de la société industrielle, par des considérations liées à l’injustice sociale et aux dégâts environnementaux. Mais est-elle au fond un impératif écologique ? La neutralité carbone impose-t-elle de de devenir amish ? Les gains d’efficacité permettent-ils de faire l’économie de la sobriété ?

L’importante étude prospective de l’Ademe présentée fin 2021, « Transition(s) 2050 », a permis d’objectiver cette question sensible. Ce qui en fait une contribution centrale aux discussions devant aboutir en 2023 à l’adoption de la future loi de programmation énergie-climat. Cette loi devra relever l’objectif actuel de baisse des émissions en 2030 (–40% par rapport à 1990) pour l’aligner sur les nouveaux engagements européens (–55%) pris dans le cadre de l’accord de Paris.

Voici 4 aventures collectives, 4 scenarii jugés techniquement et économiquement réalisables permettant tous d’arriver à la neutralité carbone au milieu du siècle, mais selon des trajectoires très différentes, au regard de la remise en cause des modes de vie. Quel que soit le chemin emprunté, le défi est immense. Et le sentier sera d’autant plus difficile que l’on cherchera à arbitrer en faveur de la technologie contre la sobriété (la vision dominante chez les décideurs politiques et économiques) ou, inversement, en faveur de la sobriété contre la technologie (la vision de beaucoup dans les rangs écologistes). C’est une des leçons à retenir de la lecture des 4 scénarios étudiés par l’Ademe.

Le premier scénario, intitulé « Génération frugale » (S1), est celui qui joue le plus sur la sobriété pour faire chuter les émissions. Ainsi, pour la mobilité, le nombre de trajets en voiture (dont la vitesse sur autoroute est limitée à 110 km/h) est divisé par 2 et le nombre moyen de kilomètres parcourus par habitant, tous modes confondus, recule de 32% d’ici 2050. Ce scénario, qui relocalise fortement la vie quotidienne et les échanges marchands, ne verse pas pour autant dans le spartiate. La technologie y est très mobilisée, tant du côté de l’efficacité que du développement des énergies décarbonées.

Le second scénario, « Coopérations territoriales » (S2), fait aussi appel à la sobriété, mais avec un effort moindre et plus de technologie. Toujours suivant cet exemple, la demande de mobilité ne recule « que » de 17%. Comparativement à S1, S2 développe plus l’électrification des usages, ce qui permet de réduire à peu près autant que dans S1 les besoins en énergie finale et les émissions de CO2.

Le troisième scénario, « Technologies vertes » (S3), mise essentiellement sur les technologies décarbonées et très marginalement sur les changements de comportements. En matière de mobilité, certes le vélo se développe dans les centres urbains et le train entre les villes, mais concernant l’auto, l’enjeu n’est pas d’en réduire l’usage mais de l’électrifier. Au total, le nombre de kilomètres parcourus par personne continue de progresser, de 13%. Dans ce scénario, assez proche de la politique actuelle (pour ce qui est de sa vision sous-jacente, non de sa mise en œuvre), les émissions résiduelles en 2050 sont bien plus élevées que la capture naturelle du CO2 par les forêts et les sols, si bien qu’il faut recourir à des puits de carbone artificiels pour atteindre la neutralité. Ces « émissions négatives » sont essentiellement obtenues en brûlant du bois pour fournir de l’énergie dans des centrales thermiques équipées d’un système de capture du CO2 (pour ne pas réémettre ce qui a été capturé par la pousse des arbres), CO2 qu’il faut ensuite séquestrer dans des réservoirs souterrains.

Enfin, le quatrième scénario, « Pari réparateur » (S4), perpétue le régime actuel du toujours plus (avec par exemple, une hausse de 28% des kilomètres parcourus par personne). On imagine que les technologies parviendront seules à « réparer » les impacts environnementaux très lourds d’un modèle de croissance qui polarise par ailleurs les écarts sociaux. Dans cette vision, les émissions résiduelles de GES en 2050 sont telles que le potentiel du bois-énergie assorti à de la capture-stockage de CO2 est très insuffisant pour boucler la neutralité carbone. Il faut alors recourir massivement au « pompage » direct du CO2 dans l’atmosphère. La technologie n’existe aujourd’hui qu’à l’état expérimental et elle est très énergivore. Sa disponibilité à une échelle massive en 2050 est plus qu’incertaine.

Sur ces quatre trajets, deux fonctionnent sans mobiliser la sobriété (S3 et S4), sur la base de gros paris technologiques. En imaginant qu’ils puissent être gagnés, des problèmes néanmoins se posent. Les modélisations de l’Ademe montrent que si avec S3 et S4 la neutralité carbone est atteinte en 2050, le temps de déploiement des technologies vertes est tel que les émissions nationales de GES dépassent en 2030 le niveau visé au niveau européen pour cet horizon (division par 2 par rapport à 1990). Cela ne pose pas seulement un problème juridique et politique, mais aussi climatique. En effet, une molécule de CO2 émise a un pouvoir de réchauffement qui dure plus d’un siècle : toute émission supplémentaire aggrave durablement la situation.

Ensuite, tous ces scenarii raisonnent selon la norme internationale qui consiste à ne comptabiliser que les émissions territoriales de GES. Or, l’empreinte climat d’un pays inclut également les émissions induites par la fabrication des biens qu’il importe (énergie grise). L’empreinte climat de la France est 1,4 fois plus élevée que ses émissions territoriales. L’Ademe publiera début 2023 une évaluation de l’empreinte climat de chacun des 4 scenarii, des chiffres qui devraient plaider en faveur de la sobriété.

Cette évaluation portera aussi sur l’empreinte matière, autre point très important. Toutes les trajectoires ne se valent pas du point de vue de leur impact sur les ressources minérales à l’échelle locale et globale, comme le lithium et le nickel indispensables à l’électrification des transports par exemple, mais aussi sur l’artificialisation des sols, sur les besoins en eau, sur la biodiversité, ce dernier aspect restant peu étudié. Le risque est élevé que l’empreinte écologique de trajectoires apparentées au scénario S3 (et a fortiori S4) soit insoutenable, tant en matière de dégradation des ressources naturelles que de compétition entre les hommes pour y accéder.

L’association négaWatt avait été la première à publier, il y a vingt ans, un scénario de décarbonation s’appuyant explicitement sur la sobriété, pour toutes les raisons que l’on vient d’évoquer. Ce que mettent sous ce mot les visions S1 et S2 de l’Ademe est très voisin de ce scénario pionnier, dont la dernière révision est parue il y a un an. Il en va de même du « Plan de transformation de l’économie française » du Shift Project, présenté dans la perspective des dernières élections. Dans tous ces projets pour la neutralité climat, la sobriété, « ce n’est pas les Amish ni le retour à la bougie ».

Si la mobilité baisse, entre autres parce que l’évolution de l’urbanisme et le développement du télétravail auront permis de réduire les distances entre domicile et travail, « l’avion ne disparaît pas, explique pour sa part Edouard Toulouse, l’un des auteurs du scénario négaWatt. En revanche, on le prend beaucoup moins souvent, et sur les longues distances ». En 2050, en dessous de 800 km, l’avion est remplacé par le train (qui entre-temps devra s’être beaucoup développé), et au-delà le nombre de vols est divisé par deux (car le tourisme sera beaucoup plus localisé).

Au niveau des logements (chauffés à 19°C), la construction neuve chute, car on maximise la rénovation de l’existant et l’occupation des biens vacants, sans se serrer. NégaWatt postule l’arrêt de l’accroissement des surfaces moyennes par habitant, « ce qui n’est déjà pas simple », précise Edouard Toulouse. Faudra-t-il économiser beaucoup sur l’eau chaude et prendre ses douches avec une amie ? Pas tant que cela. Dans S1, on réduit de 20% le nombre de douches, et de 10% dans S2.

Plus rébarbatif, peut-être, est l’alimentation, l’agriculture étant à l’origine de 19% des émissions de gaz à effet de serre. Le scénario S2 de l’Ademe envisage une division par deux de la consommation de viande (comme négaWatt), et même par trois dans S1 (le Shift Project inscrivant une division par trois de sa production). La baisse est d’un tiers « seulement » dans S3 et d’un dixième dans S4. Mais ce n’est pas ceinture pour autant, et même plutôt la promesse d’une meilleure santé, puisque les protéines végétales viendront remplacer une consommation excessive de protéines animales.

Dans tous ces imaginaires, sobriété ne rime donc pas avec vaches maigres. Et ce n’est pas la décroissance non plus. La modélisation macro-économique des scénarios de l’Ademe fait au contraire apparaître dans tous les cas une progression du produit intérieur brut (PIB) et du revenu disponible par habitant, par ailleurs très proche de l’évolution tendancielle. S’il y a des choses qui décroissent fortement et même disparaissent (la demande d’énergie fossile), d’autres croissent énormément (la production de logements bien rénovés et isolés, l’agriculture bio, la production d’énergie bas carbone…). Le PIB ne dit rien de la couleur – verte, grise, rose ou clinquante – de ce qu’il mesure.

L’Ademe a mené une enquête sur la désirabilité et les conditions de réalisation de ces 4 trajectoires. Bilan : la sobriété n’est pas moins ni plus plébiscitée que la technologie. Les Français partagent, bien plus que ne le pensent leur élus, l’idée que les promesses technologiques ne suffisent pas.

Les réponses des personnes interrogées confirment ce que disent les analystes : la question de la sobriété est surtout celle des conditions de sa mise en œuvre. En premier lieu, reconnaître les limites de l’action individuelle et la nécessité d’un engagement public fort. Comme le souligne Nicolas Raillard, du Shift Project : « Si on demande aux citoyens d’être des héros du climat, ça ne marchera pas. Nous insistons sur la dimension collective de la sobriété : donner aux gens, via les infrastructures, les organisations collectives, la production industrielle, les moyens de faire évoluer leurs comportements ». Exemple, davantage de voies cyclables, des stationnements sécurisés et des vélos à assistance électrique rendus accessibles à tous.

En second lieu, l’exigence de justice sociale. Des changements majeurs peuvent être rendus désirables si on travaille sur le vivre-ensemble, l’adaptation des politiques à la diversité des situations économiques et sociales, la question des inégalités. Renforcer les taxes et les normes pour décourager les émissions de GES est indispensable, mais ne sera acceptable que si l’effort demandé pèse plus sur les riches. Fallait-il prendre le risque d’une révolte des gilets jaunes pour s’en convaincre ?

Enfin, corollaire du point précédent, la négociation. « Il faut que les évolutions soient appropriées, choisies, décidées de manière démocratique », insiste Edouard Toulouse. Ce qui appellerait un approfondissement du débat public et un renouvellement des modalités de la participation citoyenne. En vue de la future loi de programmation énergie-climat, le gouvernement a organisé une consultation sur Internet, ouverte le 2 novembre et close le 31 décembre. La gravité de l’enjeu mériterait sans doute mieux que des dispositifs confidentiels et l’observance des règles de la démocratie environnementale.

Bruno Bourgeon, président d’AID http://www.aid97400.re

D’après Alternatives Economiques du 26 Novembre 2022

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