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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-146

La coalition des non-occidentaux

Par Patrick Lawrence, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

mercredi 7 décembre 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne.

La coalition des non-occidentaux

Le 16 octobre 2022 par Patrick Lawrence / Original pour ScheerPost

Patrick Lawrence, correspondant à l’étranger pendant de nombreuses années, notamment pour l’International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier livre est Time No Longer : Americans After the American Century (Le temps presse : les Américains après le siècle américain, livre non traduit en français). Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.

Le Président de l’OPEP, Bruno Jean-Richard Itoua, dirige la première réunion en présentiel de l’OPEP depuis la COVID-19 (Image source : OPEP)

Quelque chose d’une importance capitale s’est produit à Vienne, où l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, désormais connue sous le nom d’OPEP-Plus depuis l’inclusion de la Fédération de Russie, s’est récemment réunie pour sa première session en présentiel depuis 2020.

Voilà quelque chose dont vous ignoreriez tout si vous vous fiez uniquement aux reportages des médias appartenant aux entreprises. Le monde vient de prendre un virage important vers le 21e siècle. sachons nous y adapter, et laissons à leur propre sort ceux qui refusent d’en prendre conscience.

Le président Biden, apparemment pas assez intelligent pour prendre conscience de la nouvelle ère qui se dessine et indifférent aux intérêts et aspirations des autres, a promptement mis autant de pagaille qu’il était possible de le faire.

La semaine dernière, il a menacé l’Arabie saoudite, qui copréside l’OPEP-Plus comptant la Fédération de Russie, de « conséquences » suite à ce qui s’est passé à Vienne. C’est ainsi que les empires agissent quand leur primauté est menacée - ils favorisent les phénomènes mêmes de l’histoire qu’ils sont déterminés à dérégler.

Comme on le rapporte partout, l’OPEP-Plus a décidé d’une réduction de la production de pétrole des nations membres à hauteur de deux millions de barils par jour à partir du mois prochain. Il se peut que cette réduction ne soit que de moitié, car de nombreux membres de l’OPEP-Plus - le Nigéria, par exemple - n’ont de toute façon pas atteint leurs quotas.

Mais les prix du pétrole augmentent déjà, et nous le constaterons bientôt dans nos stations-service. L’augmentation des prix au détail risque de compliquer le destin politique de l’administration Biden et des démocrates au Congrès, juste à l’approche des élections de mi-mandat. C’est donc un problème de taille.

Mais ce n’est même pas la moitié de ce qui s’est passé à Vienne il y a deux semaines. L’Arabie saoudite, qui a longtemps été le moteur de l’OPEP, a effectivement déclaré que sa longue histoire de subordination à Washington, dans le cadre de laquelle la production de pétrole a été négociée en échanges de garanties de sécurité, était sur le point de se terminer.

L’un des alliés principaux de Washington au Moyen-Orient, Israël étant l’autre moitié, vient de faire un pas important vers la coalition des nations non occidentales pour former un bloc cohérent agissant dans ses propres intérêts.

Il s’agit de quelque chose de bien plus important qu’une simple formalité. Cela nous rapproche considérablement du nouvel ordre mondial dont la Russie et la Chine, les deux nations non occidentales les plus influentes, parlent depuis plusieurs années et notamment depuis l’arrivée au pouvoir de l’administration Biden en janvier 2021.

En l’espace de quelques mois, Pékin et Moscou sont arrivés à la conclusion qu’il n’y avait rien à comprendre d’une nation, alors même que sa puissance est en plein déclin, qu’elle n’a pas l’intention de travailler avec eux sur un pied d’égalité, dans un intérêt mutuel. Depuis lors, nombreux sont les autres pays qui ont facilement compris de quel côté soufflait le vent.

La crise ukrainienne a envoyé un nouveau coup de tonnerre au milieu de la dynamique géopolitique. Des nations représentant plus de 80 % de la population mondiale et un pourcentage similaire du produit intérieur brut mondial sont parfaitement à même de voir les provocations brutales de l’administration Biden et ne les approuvent pas.

Les partenariats qui ne vont cependant pas jusqu’à l’alliance - terme diplomatique qui impliquerait des obligations explicites en matière de défense mutuelle - se sont multipliés si rapidement depuis que Joe Biden a pris ses fonctions qu’il est difficile d’en garder la trace.

La relation « sans limites » de la Russie avec la Chine en est le premier exemple. La Russie a récemment consolidé ses liens de coopération avec l’Iran. La Chine aussi. L’Iran et le Venezuela, la Chine et Cuba, la Chine et le Nicaragua - la liste est longue. En ce moment même, Moscou et Pékin développent des partenariats de toutes sortes en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie.

Mais ces nations, on le constate aisément, sont dans l’ensemble de l’autre côté des piquets de clôture de Washington : Les cliques politiques, en clair, les considèrent comme des ennemis. Chaque nation que nous venons de citer est actuellement sous le coup de sanctions américaines. Entre parenthèses, je me demande franchement ce qu’il se passe lorsque la majeure partie du monde autre que sa partie anglophone et l’Europe occidentale est condamnée de cette manière, mais c’est un autre débat.

La décision de l’OPEP-Plus nous amène à faire une distinction essentielle. Lors du sommet entre Vladimir Poutine et Narendra Modi à New Delhi en décembre dernier, le président russe et le premier ministre indien ont négocié la conclusion de pas moins de 28 accords de coopération dans tous les domaines, investissements, transfert de technologies, énergie, défense. Il est intéressant de souligner l’intention de l’Inde d’acheter une copie du système russe de défense antimissile S-400, qui s’avère être un caillou dans la chaussure de Washington chaque fois qu’une nation en achète un.

Depuis lors, la Turquie a envoyé de nombreux signaux indiquant que, indépendamment de son appartenance à l’OTAN, elle est de plus en plus encline à s’allier à des nations non occidentales. Elle a participé en tant qu’observateur au récent sommet de l’Union économique eurasienne à Samarkand.

Il est question d’une adhésion au mini-bloc des BRICS, qui comprend désormais le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud. L’Égypte du crapuleux Abdel Fattah el-Sisi et l’Argentine de son président bien-pensant, Alberto Fernández, ont également l’intention de demander leur adhésion.

Inde, Turquie, Argentine, Afrique du Sud, Égypte : Il ne s’agit pas là de nations que Washington aime à qualifier de parias, de coquins, de hors-la-loi ou d’autocraties dirigées par des « voyous » - épithète favorite du voyou Biden - même si certaines d’entre elles le méritent. Cela change la physionomie de la coalition que je décris. Nous sommes ici en train de parler de nations que les États-Unis considèrent comme des amis sous une forme ou une autre.

Il y a un point essentiel à souligner à cet égard. Les cliques politiques et les commis des médias qui les servent adorent présenter le bloc non-occidental en expansion comme anti-américain, mû par la haine, l’envie ou quoi que ces gens puissent inventer.

Selon les comptes rendus de la réunion de l’OPEP-Plus, les Saoudiens se sont « rangés aux côtés de la Russie » contre les États-Unis. « Furieux de la décision du royaume de s’allier à la Russie », rapportait la semaine dernière le New York Times, « le président Biden s’est montré disposé à prendre des mesures de rétorsion ».

Chers lecteurs, comment devons-nous appeler cela ? C’est soit de l’aveuglement, soit du narcissisme, soit les deux, et je vote pour cette dernière option. Alors que le non-Occident se rassemble dans un but de coopération constructive, de bénéfice mutuel et de non-ingérence (à ne pas oublier), la seule chose contre laquelle ils luttent, c’est le désordre mondial, et les seules nations contre lesquelles ils se lèvent sont celles qui en sont responsables.

Venons-en maintenant à l’Arabie Saoudite. Nous avons là une autre nation que vous n’auriez pas envie de ramener à la maison pour la présenter à votre mère, mais en dehors de l’Occident, Washington a eu peu d’amis plus proches que Riyad depuis le début des années 1930, lorsque l’administration Roosevelt et la Maison des Saoud ont conclu l’accord « pétrole contre sécurité » (et que la Standard Oil de Californie a obtenu une concession de forage). C’est cette longue aventure que les Saoudiens - qui envisagent également d’adhérer aux BRICS, ne nous le cachons pas - semblent avoir déclarée terminée depuis la semaine dernière.

Maquettes pétrolières (Image iStock)

La presse occidentale a fait grand cas de la présence à Vienne d’Alexander Novak, vice-premier ministre de Moscou, qui avant la décision de l’OPEP-Plus de réduire les quotas de production aurait semble-t-il fait un peu de travail préliminaire. Mais l’idée que ces Russes aurait fait entériner la réduction de la production par la force n’est qu’une tentative d’échapper à une réalité que Washington a du mal à accepter.

Les Saoudiens ont agi de leur plein gré, ni plus ni moins. Mohammed bin Salman, le prince héritier et le dirigeant de facto du royaume, est une personnalité à multiples facettes, et l’une d’entre elle est qu’il est un homme libre d’esprit (pour le meilleur et pour le pire). Le prince Abdulaziz bin Salman, ministre saoudien du pétrole, est aussi le demi-frère de MbS.

Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles Riyad, en tant que coprésident de l’OPEP-Plus, a pris cette décision. L’intention déclarée est de protéger les prix alors que le monde sombre dans une chute vertigineuse de la demande de pétrole, conséquence de la faible croissance et de l’inflation croissante - syndrome de stagflation - que les États-Unis imposent au monde via leur régime de sanctions contre la Russie.

Il y a aussi le plafonnement des prix que Washington propose d’imposer aux exportations de pétrole russe - c’est là une des idées les plus stupides depuis des décennies, parmi tant d’autres, qui émanent des élites politiques américaines.

L’acheteur fixe au vendeur le prix des marchandises ? Vous en dites quoi ? Cette idée n’a pratiquement aucune chance de fonctionner, mais MbS se demande certainement : « Si ces Américains plafonnent le prix du pétrole russe en 2022, combien de temps s’écoulera avant qu’ils ne s’en prennent à nous ? »

Et puis il y a le cas de Joe « personne n’emmerde un Biden » Biden ( quel président bien élevé !) [référence à la phrase prononcée par Biden oubliant que son micro était ouvert : "Nobody fucks with a Biden", NdT]. Je n’arrive pas à décider si cet homme là est un schlemiel [bon à rien, idiot, NdT] ou un schlimazel [Porte-poisse, oiseau de malheur, NdT] - comme l’explique un ami yiddishophone - le type qui renverse une bouteille de vin à table ou l’homme sur les genoux duquel le vin se répand. Après avoir suivi les années de Joe au Sénat et pas tout à fait deux années à la Maison Blanche, je me rends : il réussit à être les deux.

Pendant sa campagne de 2020, Biden a qualifié l’Arabie saoudite de paria pour faire taire le poulailler progressiste d’arrière ban au sujet de la guerre au Yémen, mais tout en n’ayant aucune intention de réduire le soutien américain à ce pays.

Lorsque les choses se sont envenimées à la suite des sanctions contre la Russie, voilà notre président qui se rend à Djeddah, qui tape du poing sur la table face à MbS au cours d’un sommet manifestement éprouvant, et qui apparemment est convaincu que tout va bien se passer du côté de la production de pétrole.

Avant la session de l’OPEP-Plus, des responsables de l’administration [Biden] se sont rendus à Riyad et ont pratiquement supplié MbS à genoux de ne pas annoncer de réduction de la production, au moins jusqu’à la fin des élections de mi-mandat.

Mais quel lit notre Joe et les schlemiels confirmés qui dirigent la politique étrangère de l’Amérique ont-ils préparé non seulement pour eux-mêmes mais aussi pour le reste d’entre nous ?

Une fois de plus, l’homme de Scranton prouve qu’il est ce qu’il a toujours été, un politicien provincial qui pense pouvoir vendre dans le monde entier de la poudre de perlimpinpin comme il l’a longtemps fait dans le Delaware et qui n’a aucune idée de la manière dont on élabore une politique responsable.

Je ne doute pas que le manque de respect de MbS envers ce pitre aux capacités mentales défaillantes lui a permis d’agir plus facilement à l’encontre des souhaits des États-Unis et plus particulièrement de la Maison Blanche de Biden. À mon avis, il a en fait rejoint les Russes et les Chinois en décidant qu’il est tout simplement impossible de travailler avec un régime aussi peu sérieux.

Mais les Saoudiens ne semblent pas plus enclins à définir une politique par dépit ou par mépris que n’importe quelle autre nation du bloc non-occidental. Riyad a agi dans son propre intérêt, tel qu’il l’entend.

Interrogé lors d’une conférence de presse d’après-session pour savoir si la décision de l’OPEP-Plus était un acte d’agression, le prince Abdul Aziz, ministre saoudien du pétrole, a répondu : « Montrez-moi exactement où vous voyez un acte de belligérance ».

Mais justement. Ma main à couper, comme avait l’habitude de dire un de mes rédacteurs, c’est un correspondant américain qui a posé la question : il faut être américain pour lire les événements avec un tel degré d’égocentrisme, comme si le monde entier tournait autour de Washington tout comme Ptolémée pensait que le soleil et toutes les planètes tournaient autour de la terre.

« Les Saoudiens se sont rangés aux côtés de la Russie » n’est rien d’autre qu’une variante du thème de Ptolémée, une répétition du binaire « vous êtes soit avec nous soit contre nous » de Bush II, dont beaucoup d’entre nous se sont moqués à l’époque mais que nous considérons aujourd’hui comme une façon parfaitement rationnelle de se partager le monde.

L’idéologie, pour être clair, n’a rien à voir avec la décision de l’OPEP-Plus et n’a rien à voir avec la réunion des pays non occidentaux en une sorte de réseau inchoatif de partenariats. Ce sont les intérêts personnels éclairés - vieille expression dans un nouveau contexte - qui sont à l’origine de cette évolution des affaires mondiales.

Depuis des années j’affirme, au risque de me répéter, que le respect de la parité entre l’Occident et le non-Occident est un impératif du XXIe siècle, quelque chose d’inévitable, indépendamment du fait que quiconque, où que ce soit, souhaite ou non qu’il en soit ainsi. Ce qui s’est passé à Vienne au début du mois nous démontre la manière dont va se dérouler une telle mutation.

À la fin de la semaine dernière, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan se sont rencontrés à Astana, la capitale du Kazakhstan, c’était la deuxième rencontre des présidents russe et turc en aussi peu de mois.

Dans le vif du sujet, Poutine a proposé de faire de la Turquie une plaque tournante en matière d’énergie pour la distribution du gaz russe, maintenant que les gazoducs Nord Stream I et II reliant la Russie à l’Europe sont hors service. Erdoğan a par ailleurs fait remarquer que la Turquie peut servir de point de transit pour acheminer les engrais russes vers les pays moins développés qui en ont le plus besoin.

Voici comment Erdoğan, toujours désireux de paraître important dans les affaires mondiales, a conclu sa conversation avec Poutine sur ces questions : « Nous pouvons travailler de concert parce que nous sommes plus préoccupés par les pays pauvres que par les États riches. C’est ainsi que nous devons voir les choses, et si nous le faisons, nous pourrons changer beaucoup de choses, changer l’équilibre en faveur des pays pauvres. La Turquie et la Russie sont ensemble. Je sais que certaines des mesures que nous avons prises vont inquiéter certains milieux et certains pays, mais nous sommes absolument déterminés. Nos services compétents, nos collègues [dans nos ministères], établiront des contacts et renforceront nos relations ».

Vous voyez ce que je veux dire à propos de la direction dans laquelle le vent souffle ? Vous voyez ce que je veux dire à propos de la coalition non-Occidentale ? Il sera intéressant de voir ce qui va se passer maintenant que les Saoudiens se sont joints à la fête et ont mis une certaine distance entre eux et les Américains.

On ne peut guère s’attendre à une rupture brutale des relations. Tout au plus peut-on penser qu’ils sont en train de se défaire de l’étreinte qui les étouffe, comme un ambassadeur britannique a un jour décrit les relations du Japon avec les États-Unis.

Une dernière remarque concernant les BRICS et le souhait des Saoudiens de les rejoindre. Il est de notoriété publique que, dans sa composition actuelle, le groupe est en passe de développer un portefeuille de devises destiné à se substituer au dollar dans les échanges commerciaux internationaux. Voilà qui ressemble à une nouvelle entente majeure en préparation.

Depuis que les Saoudiens ont accepté en 1945 de fixer le prix du pétrole en dollars, le marché pétrolier a été absolument essentiel à la suprématie de la monnaie américaine en tant que monnaie de réserve - cette dernière, à son tour, a été essentielle à la démonstration par Washington de l’hégémonie américaine.

Et maintenant, que fait-on ? Mes amis spécialistes des marchés avaient l’habitude de me dire que la dédollarisation, bien qu’inévitable à long terme, ne se produirait pas de mon vivant. Je n’entends plus beaucoup ce genre de propos. Ce qui semblait être une perspective lointaine il y a seulement quelques années semble maintenant se rapprocher d’année en année.

Peu importe le nombre de coups de poing infligés par Washington : ce n’est généralement pas cela qui empêche la roue de l’histoire de tourner, comme l’a appris Biden.

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