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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-141

Subitement nous affrontons la Chine et la Russie en même temps

Par Thams L. Friedman, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

vendredi 25 novembre 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne.

Subitement nous affrontons la Chine et la Russie en même temps

Le 12 octobre 2022 par Thams L. Friedman

Joe Biden pensif (Credit...Pete Marovich pour The New York Times)

Au cas où vous ne l’auriez pas remarquée, permettez-moi de vous signaler une évolution encourageante des événements : Les États-Unis sont maintenant en conflit avec la Russie et la Chine en même temps. Ma grand-mère disait toujours, « Ne combattez jamais la Russie et la Chine en même temps ». Henry Kissinger aussi. Hélas, il est dans l’intérêt national d’affronter les deux aujourd’hui. Mais n’en doutez pas : nous sommes dans des eaux vierges. J’espère seulement qu’il ne s’agit pas là de notre nouveau « conflit éternel ».

La lutte avec la Russie est certes souterraine, mais elle est flagrante, en pleine escalade et violente. Nous armons les Ukrainiens de missiles sophistiqués et nous leur fournissons des renseignements pour forcer les Russes à se retirer de l’Ukraine. Sans rien enlever à la bravoure des Ukrainiens, le soutien des États-Unis et de l’OTAN a joué un rôle énorme dans les succès de l’Ukraine sur le champ de bataille. Il suffit de poser la question aux Russes. Mais comment cette guerre va-t-elle se terminer ? Nul ne peut le dire.

Aujourd’hui cependant, c’est sur la lutte avec la Chine que je veux me concentrer, celle-ci est moins visible et n’implique pas d’échanges de tirs, le combat est mené principalement via des transistors qui oscillent entre les 1 et 0 d’un signal numérique. Mais l’impact en sera aussi important, si ce n’est plus, tant sur l’équilibre mondial des forces que pour l’issue du combat entre la Russie et l’Ukraine. Et cela n’a pas grand-chose à voir avec Taïwan.

Il s’agit d’une lutte pour les semi-conducteurs - la technologie fondamentale de l’ère de l’information. L’alliance qui conçoit et fabrique les puces les plus intelligentes du monde disposera également des armes de précision les plus intelligentes, des usines les plus intelligentes et des outils de calcul quantique les plus intelligents pour briser pratiquement toute forme de cryptage. Aujourd’hui, les États-Unis et leurs partenaires sont en tête, mais la Chine est déterminée à les rattraper - et nous sommes maintenant déterminés à les en empêcher. La partie est lancée.

La semaine dernière, l’administration Biden a publié une nouvelle série de restrictions à l’exportation qui, en fait, dit à la Chine : « Nous pensons que vous avez trois générations technologiques de retard sur nous en matière de microcircuits de logique mais aussi de mémoire et d’équipements, et nous allons nous assurer que vous ne nous rattraperez jamais ».

Ou encore, comme le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan l’a exprimé de manière plus diplomatique : « Étant donné la nature fondamentale de certaines technologies, telles que les microcircuits de logiques et de mémoire avancée, nous devons conserver une avance aussi importante que possible » - et ce, à tout jamais.

« Les États-Unis ont avant tout déclaré la guerre à la capacité de la Chine à faire progresser l’utilisation par le pays de l’informatique à haute performance à des fins de gains économiques et de sécurité », a déclaré au Financial Times Paul Triolo, spécialiste de la Chine et expert en technologie chez Albright Stonebridge, une société de conseil. Ou, comme le dit l’ambassade de Chine à Washington, les États-Unis visent « l’hégémonie en matière de science et de technologie ».

Mais où s’arrêtera cette guerre ? Nul ne peut le dire. Je ne veux pas me faire avoir par une Chine qui utilise de plus en plus la technologie à des fins de contrôle absolu chez elle et de domination effrayante à l’étranger. Mais si nous sommes actuellement coincés sur une trajectoire qui consiste à refuser à tout jamais à la Chine les technologies de pointe - en éliminant tout espoir de collaborations gagnant-gagnant avec Pékin sur des questions comme le climat et la cybercriminalité, où nous sommes confrontés à des menaces mutuelles et où nous sommes les deux seules puissances à pouvoir faire la différence - quel genre de monde cela produira-t-il ? La Chine devrait se poser les mêmes questions.

Tout ce dont je suis sûr, c’est que les réglementations publiées vendredi par le Département du commerce du président Biden constituent une nouvelle barrière redoutable en matière de contrôle des exportations, qui empêchera la Chine d’acheter à l’Occident les semi-conducteurs les plus perfectionnés ou les équipements nécessaires pour les fabriquer elle-même.

Le président Joe Biden salue des ouvriers du bâtiment lors d’une visite du site d’une nouvelle usine de fabrication de semi-conducteurs Intel à New Albany, dans l’Ohio, le 9 septembre 2022. L’usine fait partie des efforts de M. Biden pour reconstruire l’industrie manufacturière américaine par le biais de la loi CHIPS et Science.(Photo d’archive du New York Times / )

La nouvelle réglementation interdit également à tout ingénieur ou scientifique américain d’aider la Chine à fabriquer des puces sans autorisation spécifique, même si cet Américain travaille en Chine sur des équipements non soumis aux contrôles à l’exportation. La réglementation renforce également le suivi afin de garantir que les puces conçues par les États-Unis et vendues à des entreprises civiles en Chine ne se retrouvent pas entre les mains des militaires chinois.

Et, peut-être plus controversé encore, l’équipe Biden a ajouté une « règle sur les produits étrangers directs » qui, comme l’a noté le Financial Times, « a été utilisée pour la première fois par l’administration Donald Trump contre le groupe technologique chinois Huawei et interdit de fait à toute entreprise américaine ou non américaine de fournir à des entités chinoises ciblées du matériel ou des logiciels dont la chaîne d’approvisionnement comporte de la technologie américaine ».

Cette dernière règle est capitale, parce que les semi-conducteurs les plus perfectionnés sont fabriqués par ce que j’appelle « une coalition adaptative complexe » d’entreprises d’Amérique, d’Europe et d’Asie. Voyez les choses de la manière suivante : AMD, Qualcomm, Intel, Apple et Nvidia excellent dans la conception de puces comportant des milliards de transistors toujours plus étroitement assemblés pour produire la puissance de traitement recherchée.

Synopsys et Cadence créent des outils et des logiciels sophistiqués de conception assistée par ordinateur sur lesquels les fabricants de puces dessinent leurs nouvelles idées. Applied Materials crée et modifie les matériaux pour forger les milliards de transistors et de fils de connexion de la puce.

ASML, une société néerlandaise, fournit les outils de lithographie en partenariat avec, entre autres, Zeiss SMT, une société allemande spécialisée dans les lentilles optiques, qui dessine les pochoirs sur les plaquettes de silicium à partir de ces dessins, en utilisant la lumière ultraviolette intense et extrême, sur une longueur d’onde très courte qui permet d’imprimer de minuscules dessins sur une micropuce. Intel, Lam Research, KLA et des entreprises qui vont de la Corée jusqu’au Japon jouent également un rôle clé dans cette coalition.

Le problème est le suivant : plus nous repoussons les limites de la physique et de la science des matériaux afin de concentrer plus de transistors sur une puce pour obtenir plus de puissance de traitement et continuer à faire progresser l’intelligence artificielle, moins il est probable qu’une seule entreprise, ou un seul pays, puisse exceller dans toutes les parties du processus de conception et de fabrication. Vous avez besoin de toute la coalition.

La raison pour laquelle Taiwan Semiconductor Manufacturing Company, connue sous le nom de TSMC, est considérée comme le premier fabricant de puces au monde est que chaque membre de cette coalition confie à TSMC ses secrets commerciaux les plus confidentiels, celle-ci les fusionne et exploite ensuite le résultat au profit de l’ensemble.

Les partenaires de la coalition ne faisant pas confiance à la Chine et ne voulant pas que celle-ci leur vole leur propriété intellectuelle, Pékin tente de reproduire seule, avec de vieilles technologies, la pile de puces la plus performante du monde. En 2017, la Chine a réussi à voler une certaine quantité de technologies de puces, notamment la technologie 28 nanomètres de TSMC .

Fonctionnalité AMD NVIDIA

Jusqu’à récemment, on pensait que le premier fabricant de puces chinois, Semiconductor Manufacturing International Company, était bloqué à ce niveau, bien qu’il affirme avoir produit quelques puces à l’échelle de 14 nm et même de 7 nm en bricolant une lithographie Deep UV d’ancienne génération d’ASML. Les experts américains m’ont cependant précisé que la Chine est incapable de produire ces puces en masse avec précision si elle ne dispose pas de la dernière technologie d’ASML, qui est désormais interdite dans le pays.

Cette semaine, j’ai interviewé la secrétaire d’État américaine au commerce, Gina Raimondo, qui supervise à la fois les nouveaux contrôles à l’exportation des puces et les 52,7 milliards de dollars que l’administration Biden vient d’obtenir pour soutenir la recherche américaine sur les semi-conducteurs de nouvelle génération, et pour ramener la fabrication de puces avancées aux États-Unis.

Raimondo réfute toute idée qui voudrait que les nouvelles réglementations s’apparentent à un acte de guerre. « Les États-Unis sont dans une position intenable », m’a-t-elle dit. « Aujourd’hui, nous achetons 100 % de nos puces logiques avancées à l’étranger - 90 % à TSMC à Taïwan et 10 % à Samsung en Corée ». (C’est complètement fou, mais c’est vrai.)

« Nous ne fabriquons aux États-Unis aucune des puces dont nous avons besoin pour l’intelligence artificielle, pour notre armée, pour nos satellites, pour nos programmes spatiaux », sans parler de la myriade d’applications non militaires qui font tourner notre économie. La récente loi CHIPS, a-t-elle déclaré, est notre « initiative offensive », elle a pour but de renforcer l’ensemble de notre écosystème d’innovation afin que davantage des micropuces les plus sophistiquées soient fabriquées aux États-Unis.

Imposer à la Chine les nouveaux contrôles à l’exportation des technologies avancées de fabrication de puces, a-t-elle déclaré, « était notre stratégie défensive. La Chine a une stratégie de fusion militaro-civile » et Pékin a clairement indiqué « que la Chine a l’intention de devenir totalement autosuffisante dans les technologies les plus avancées » pour dominer à la fois les marchés commerciaux civils et les champs de bataille du XXIe siècle. « Nous ne pouvons pas ignorer les intentions de la Chine ».

Voilà pourquoi, pour nous protéger et protéger nos alliés - et toutes les technologies que nous avons inventées individuellement et collectivement -, a-t-elle ajouté, « ce que nous avons fait était la l’étape logique suivante, pour empêcher la Chine de passer elle-même à l’étape suivante ». Les États-Unis et leurs alliés conçoivent et fabriquent « les puces de supercalculateurs les plus avancées, et nous ne voulons pas qu’elles tombent entre les mains de la Chine et soient utilisées à des fins militaires ».

Notre principal objectif, a conclu Mme Raimondo, « est de passer à l’offensive, d’innover plus vite que les Chinois. Mais dans le même temps, nous allons répondre à la menace croissante qu’ils représentent en protégeant ce qui doit l’être. Il est important que nous désamorcions la situation là où nous le pouvons et que nous fassions des affaires là où nous le pouvons. Nous ne voulons pas d’un conflit. Mais nous devons nous protéger en gardant les yeux bien ouverts ».

Le journal d’État chinois Global Times a estimé dans son éditorial que l’interdiction ne ferait que « renforcer la volonté et la capacité de la Chine à se débrouiller seule en matière de science et de technologie ». Bloomberg a cité un analyste chinois anonyme qui a affirmé : « Toute réconciliation est exclue ». Bienvenue dans le futur...

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