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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-112

Peu importe qui gagne en Ukraine, l’Amérique a d’ores et déjà perdu

Par Ramon Marks, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

lundi 19 septembre 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne.

Peu importe qui gagne en Ukraine, l’Amérique a d’ores et déjà perdu

Le 21 août 2022 par Ramon Marks

Ramon Marks est un avocat international new-yorkais à la retraite.

Blindé (Image Reuters)

Quel que soit le vainqueur de la guerre en Ukraine, les États-Unis en seront les perdants stratégiques. La Russie nouera des relations plus étroites avec la Chine et d’autres pays du continent eurasien, notamment l’Inde, l’Iran, l’Arabie saoudite et les États du Golfe.

Elle se détournera irrévocablement des démocraties européennes et de Washington. Tout comme le président Richard Nixon et Henry Kissinger ont joué la « carte de la Chine » pour isoler l’Union soviétique pendant la guerre froide, les présidents Vladimir Poutine et Xi Jinping joueront leurs cartes pour tenter de contester le leadership mondial des États-Unis.

Sachant bien que l’Europe ne peut plus rester son premier client énergétique, Moscou a logiquement décidé de développer ses ventes de combustibles fossiles avec l’Asie, notamment la Chine et l’Inde. Depuis l’invasion de l’Ukraine, la Russie est devenue le premier fournisseur de pétrole de la Chine, remplaçant l’Arabie saoudite.

Il est vrai qu’à court ou moyen terme, la capacité de transfert limitera la quantité de combustibles fossiles que la Russie pourra vendre à la Chine. Elle ne dispose actuellement que d’une seule voie d’acheminement terrestre du pétrole vers la Chine, l’oléoduc ESPO. Le seul gazoduc actuellement en service est Power of Siberia.

Les ventes de pétrole et de gaz par gazoduc sont complétées par des voies maritimes vers la Chine continentale. Dans les années à venir, la Chine et la Russie réaliseront sans aucun doute d’importants investissements pour développer le transport de pétrole et de gaz entre les deux pays, ce qui permettra à la Russie d’être le principal fournisseur de combustibles fossiles de la Chine.

Les Chinois seront probablement en mesure de réduire leur dépendance en ce qui concerne les expéditions de combustibles fossiles en provenance du Moyen-Orient, qui doivent passer par des points d’étranglement navals particulièrement exposés tels que le détroit de Malacca.

Des relations énergétiques plus étroites entre la Chine et la Russie contribueront à les rapprocher en tant qu’alliés stratégiques « sans limites » sur le continent eurasien. En ayant un fournisseur d’énergie russe dévoué à ses côtés, la Chine obtiendra inévitablement une plus grande flexibilité stratégique pour traiter avec les États-Unis et ses alliés de la région indo-pacifique, le tout au détriment des démocraties occidentales.

Un ouvrier devant des tuyaux qui sont empilés dans l’installation Nord Stream 2 à Sassnitz, en Allemagne, le 19 octobre 2017 (CARSTEN KOALL/GETTY IMAGES)

Depuis l’invasion de l’Ukraine, la Russie a également fortement augmenté son commerce énergétique avec l’Inde. Selon le Centre de recherche sur l’énergie et l’air pur, « l’Inde a été le principal acheteur des cargaisons Atlantique dont l’Europe ne veut plus ». Avant l’invasion de l’Ukraine, l’Inde n’achetait presque pas de pétrole à la Russie. Aujourd’hui, elle en importe plus de 760 000 barils par jour.

L’augmentation des ventes de combustibles fossiles russes vers l’Inde sera préjudiciable aux efforts déployés par les États-Unis, l’Australie et le Japon pour continuer à mettre Delhi sur une orbite plus étroite avec les pays démocratiques de la région indo-pacifique. En fait, l’Inde — la plus grande démocratie du monde — a adopté une position neutre quant à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Aux Nations unies, l’Inde s’est abstenue lors des votes qui ont condamné l’invasion de l’Ukraine. Elle a refusé de blâmer la Russie pour cette attaque. Outre une relation nouvelle et croissante en matière d’approvisionnement énergétique, la Russie est également depuis longtemps le principal fournisseur d’armes des forces armées indiennes. Il est important de noter que Delhi continue d’apprécier le soutien de longue date de la Russie au Cachemire.

La réponse indienne à la guerre russo-ukrainienne souligne le fait que l’Inde ne devrait pas se retrouver totalement intégrée dans une alliance du Pacifique occidental telle que la Quadrilatérale [La Quadrilatérale, ou Quad, composée des États-Unis, de l’Australie, de l’Inde et du Japon, n’est pas une alliance officielle. Néanmoins, le groupe a intensifié ses liens sécuritaires et économiques à mesure que les tensions avec la Chine augmentent, NdT].

Si la Chine est suffisamment intelligente pour éviter d’autres combats frontaliers avec l’Inde, l’impulsion donnée à l’Inde pour s’impliquer davantage dans la Quadrilatérale pourrait bien diminuer. Autre mauvaise nouvelle pour l’Occident, l’Inde n’a pas été la seule à s’abstenir de voter la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies censurant la Russie pour son invasion de l’Ukraine.

Trente-quatre autres pays (https://www.axios.com/2022/03/02/united-nations-ukraine-russia-141) ont refusé de prendre le parti de l’Occident. Les deux tiers de la population mondiale vivent dans des pays qui se sont abstenus de dénoncer la Russie. Même le Mexique voisin a refusé de condamner la Russie ou de se joindre aux sanctions économiques.

Ce sont des réalités stratégiques difficiles à intégrer pour les États-Unis. Après l’invasion russe, les démocraties occidentales se sont rapidement unies et ont adopté un large éventail de sanctions contre Moscou, y compris des dates limites pour mettre fin aux achats de combustibles fossiles auprès de la Russie.

Oléoduc ESPO (Source S&P Global)

Les sanctions énergétiques de l’Occident se sont, dans une certaine mesure, retournées contre ce dernier, provoquant une inflation et des perturbations de l’approvisionnement si graves que Bruxelles a désormais du mal à faire face aux conséquences économiques. L’UE a même annoncé discrètement des mesures visant à assouplir les sanctions énergétiques russes afin de contribuer à la stabilisation des marchés de l’énergie.

Alors que l’Occident se plaint que la Russie a militarisé ses exportations de pétrole et de gaz, la réalité est que ce sont Bruxelles et Washington qui ont les premiers brandi l’épée énergétique lorsqu’ils ont annoncé leur intention de réduire les achats de combustibles fossiles russes immédiatement après l’invasion de l’Ukraine.

L’une des retombées positives de la guerre russo-ukrainienne a été la cure de jouvence de l’OTAN, qui s’est mobilisée pour soutenir l’Ukraine. L’alliance deviendra encore plus forte lorsque la Finlande et la Suède la rejoindront.

Du côté négatif, proportionnellement, les États-Unis assument plus que leur part du fardeau du soutien à l’Ukraine par rapport aux autres partenaires de l’alliance, à l’exception des États baltes et de la Pologne.

Jusqu’au 20 mai 2022, les États-Unis ont fourni ou engagé 54 milliards de dollars d’aide militaire au bénéfice de Kiev. Le Royaume-Uni arrive loin derrière avec 2,50 milliards de dollars, suivi de la Pologne avec 1,62 milliard de dollars et de l’Allemagne avec 1,49 milliard de dollars. Au 20 mai, les États-Unis avaient engagé plus de trois fois plus d’aide au bénéfice de Kiev que tous les autres pays de l’Union européenne réunis.

Les États-Unis sont le plus grand fournisseur d’aide militaire, bien que l’invasion de la Russie constitue une menace bien plus immédiate pour les alliés européens que pour les États-Unis, qui se trouvent à plus de 9000 km de la guerre, de l’autre côté de l’océan Atlantique.

La situation en Ukraine montre à nouveau à quel point l’Europe occidentale est dangereusement dépendante du leadership américain et de son armée. Cela ne changera pas tant que l’establishment de la politique étrangère américaine ne se débarrassera pas de la conviction, solidement ancrée depuis sept décennies, que seuls les États-Unis peuvent diriger l’OTAN, en fournissant l’ossature militaire de l’alliance.

Les États-Unis doivent s’adapter, d’autant plus qu’au titre de l’article V, les engagements de l’OTAN sont limités à la région Atlantique, ce qui constitue une vérité dérangeante et lamentable. Si Pearl Harbor, Hawaï ou Guam étaient attaqués par la Chine, la Corée du Nord ou la Russie, les engagements de défense collective de l’OTAN ne s’appliqueraient pas.

Néanmoins, même s’il n’y a aucune chance que le traité de l’OTAN soit un jour modifié pour aider les États-Unis dans le Pacifique, Washington ne doit et ne peut pas abandonner l’OTAN. Au contraire, les responsables de la politique étrangère américaine doivent faire en sorte de permettre aux alliés européens de prendre plus de responsabilités et d’assumer une plus large part du fardeau de leur côté du continent eurasien, même si ce n’est pas la part du lion.

La construction du projet de gazoduc oriental Chine-Russie a largement dépassé les provinces frontalières et s’est étendue à la province chinoise orientale de Jiangsu, photographiée ici le 12 mars 2022 (Future Publishing | Future Publishing | Getty Images)

Si les États-Unis continuent à garder la tête enfouie dans les hypothèses historiques qui ont conduit à la création de l’OTAN en 1949, les choses ne vont cesser d’empirer pour les ressources et les capacités militaires américaines qui sont surchargées.

Les États-Unis ne sont plus la seule puissance dominante du monde. Un plus grand partage du fardeau dans le système d’alliance américain devra intervenir tôt ou tard pour faire face à la réalité d’un monde de plus en plus multipolaire.

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