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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-108

Le triomphe de la mort

Par Chris Hedges, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

vendredi 9 septembre 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne.

Le triomphe de la mort

Le 20 juin 2022 par Chris Hedges

La classe dirigeante mondiale est en train de mettre en place un monde où elle gouverne sans avoir à rendre de comptes, où nous sommes réduits au servage, où la crise climatique s’accélère et où la mort généralisée des populations est banalisée.

Mont Rush morts (Source Mr Fish)

Il est difficile d’être optimiste quant à l’avenir. L’effondrement de l’écosystème est bien documenté. Tout comme le refus de l’élite dirigeante mondiale de prendre des mesures qui pourraient atténuer la dévastation. Nous accélérons l’extraction des combustibles fossiles, nous nous complaisons dans une consommation effrénée, y compris celle du bétail, et nous déclenchons de nouvelles guerres comme si nous étions pris d’un désir de mort freudien. Les quatre cavaliers de l’apocalypse – la conquête, la guerre, la famine et la mort – entrent au galop dans le XXIe siècle.

Ceux qui gouvernent, serviteurs des entreprises et de la classe milliardaire mondiale, accompagnent cette folie suicidaire en cimentant en place la domination des entreprises. Le plan n’est pas de réformer. Il s’agit de perpétuer le pillage par les entreprises.

Ce pillage, de plus en plus onéreux pour la population mondiale, nécessite un nouveau système, un système dans lequel la classe des milliardaires vit dans l’opulence, les travailleurs sont des serfs, les droits tels que la vie privée et le respect des procédures sont abolis, Big Brother nous observe en permanence, la guerre est la principale activité de l’État, la dissidence est criminalisée et les personnes déplacées par les conflits et l’effondrement du climat ne peuvent pas entrer dans les forteresses climatiques du Nord. Certains pans de l’espèce humaine, les plus privilégiés, tiendront, en théorie, un peu plus longtemps avant de succomber à la grande hécatombe.

Le Triomphe de la mort (Peinture de Pieter Brueghel l’Ancien Musée du Prado)

Les persécutés et les abandonnés, qui se comptent maintenant par dizaines de millions, sont conscients de l’avenir. Pour eux, l’avenir est déjà là. Julian Assange, l’éditeur le plus important de notre génération, dont l’extradition vers les États-Unis a été approuvée vendredi 17 juin 2022 par la ministre britannique de l’Intérieur Priti Patel, incarne ce qui arrivera à tous les éditeurs et journalistes qui exposent les rouages du pouvoir.

Son emprisonnement pour avoir révélé les crimes de guerre, la désinformation, le cynisme et la corruption de la classe dirigeante, y compris au sein du Parti démocrate, annonce une nouvelle ère. Les enquêtes concernant les centres du pouvoir, qui sont le moteur du journalisme, seront considérées comme un délit.

Peu importe qu’Assange, qui a subi un accident vasculaire cérébral et est en mauvaise santé physique et psychologique, ne soit pas un citoyen américain ou que WikiLeaks ne soit pas une publication domiciliée aux États-Unis. Peu importe que toutes les entrevues d’Assange avec ses avocats aient été enregistrées par UC Global, la société de sécurité espagnole de l’ambassade d’Équateur où Assange a vécu pendant sept ans, et remises aux États-Unis, ce qui a aboli le secret professionnel.

La campagne contre Assange, et j’ai assisté à des audiences à Londres, est une farce à la Dickens, la persécution d’un homme innocent et héroïque, qui rappelle bien plus la Loubianka que la plus noble jurisprudence britannique. On se sert de lui pour envoyer un message — si vous dévoilez ce que nous faisons, nous vous détruirons.

Que ce soit dans les vastes ateliers clandestins de Chine ou dans les ruines délabrées de la ceinture de la rouille [La Rust Belt, nom donné à une région industrielle du nord-est des États-Unis. Nommée jusque dans les années 1970 la Manufacturing Belt ; le changement d’appellation est dû à l’évolution économique de la région et à la fin des industries lourdes, NdT], les travailleurs peinent pour des salaires de survie, sans protection de l’emploi ni syndicat. Ils sont accablés par les accords commerciaux, la désindustrialisation, l’austérité, la hausse des taux d’intérêt et des prix. Eux aussi sont tout à fait conscients de l’avenir.

La décision de relever les taux d’intérêt de trois quarts de point, avec de nouvelles hausses de taux en perspective, aura pour effet de faire baisser davantage encore les salaires, qui stagnent depuis des décennies, d’accroître le chômage et l’endettement personnel et de rendre plus coûteux la nourriture et autres produits de première nécessité. Une hausse des taux d’intérêt entraîne généralement une récession. Mais les oligarques sont plus que désireux de sucer le sang de la classe ouvrière. L’inflation réduit le rendement des investissements. Elle désorganise les stratégies financières à effet de levier.

Gravure d’Albrecht Dürer (https://fr.wikipedia.org/wiki/Albrecht_Dürer) représentant les Quatre Cavaliers de la série L’Apocalypse (https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Apocalypse_(Dürer) 1498)

Ce n’est pas à cause des salaires que les prix augmentent. Ils augmentent en raison des pénuries d’approvisionnement et des prix abusifs pratiqués par les entreprises et les conglomérats pétroliers. Les entreprises américaines ont enregistré la plus forte croissance de leurs bénéfices depuis des décennies en augmentant leurs prix pendant la pandémie. Selon le Bureau of Economic Analysis, les bénéfices avant impôts des entreprises ont augmenté l’année dernière de 25 % pour atteindre 2,81 milliards de dollars.
Selon la Réserve fédérale, il s’agit là de la plus forte augmentation en un an depuis 1976. Si l’on tient compte des impôts, les bénéfices des entreprises ont atteint 37 % l’an dernier, soit plus que jamais depuis que la Réserve fédérale a commencé en 1948 à répertorier les bénéfices.

Les lois antitrust et le démantèlement des monopoles atténueraient la pression de l’inflation et feraient baisser les prix. Le rationnement briserait l’inflation. Un gel des salaires et des prix en ferait tout autant. La nationalisation, en contrant l’accaparement des services publics, du système de soins de santé, des banques et d’autres services par les entreprises, atténuerait également la hausse des prix.

Mais la classe des milliardaires n’est pas prête à imposer des mesures qui réduisent leurs profits. Ils conserveront leurs monopoles. Ils garderont leur mainmise sur ce qui était autrefois des biens publics. Le message de la classe des milliardaires est le suivant : l’économie est gérée dans notre intérêt, pas dans le vôtre.

Les Ukrainiens, qui subissent une guerre d’usure avec l’injection de dizaines de milliards de dollars d’armes en provenance des États-Unis et de l’Europe, sont tout à fait conscients de l’avenir. La guerre est la principale activité de l’État. Elle enrichit l’industrie de l’armement. Elle accroît le budget militaire. Les États-Unis envoient actuellement 130 millions de dollars par jour en aide et assistance militaire à l’Ukraine, ce qui est une partie des 55 milliards de dollars d’aide promis par Washington.

Les États-Unis, aux prises avec un effondrement de la société et une économie en difficulté, considèrent leur armée comme le seul mécanisme restant permettant de détruire leurs concurrents dans le monde, en particulier la Russie et la Chine. La Russie et la Chine sont désormais regroupées sous le nom d’adversaires des États-Unis.

La Chine considère les voies navigables d’Asie et du Pacifique comme faisant partie de sa sphère d’influence, et la Russie à le même avis en ce qui concerne l’Ukraine et d’autres États voisins. La posture agressive des États-Unis a participé à la renaissance d’une guerre froide inutile, dont de nombreux décideurs politiques de Washington s’attendent avec désinvolture à ce qu’elle se transforme en une guerre chaude entre nations dotées de l’arme nucléaire, ce qui pourrait potentiellement anéantir toute vie sur la planète.

La lutte pour le contrôle est de plus en plus féroce, comme en témoignent l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la construction par la Chine de bases aériennes depuis le Japon jusqu’à l’Australie le long du littoral asiatique, ce qui lui donne la capacité d’attaquer les navires de guerre, y compris les porte-avions, dans le Pacifique occidental. Le refus des États-Unis de s’adapter à un monde multipolaire et sa volonté de poursuivre la chimère d’une hégémonie mondiale sans concurrence a permis à la Russie et à la Chine de renforcer leur alliance, une alliance que les adeptes de la guerre froide se sont évertués à empêcher.

Vous savez que vous êtes dans le pétrin lorsque la voix de Henry Kissinger, qui a appelé à la cession de territoires Ukrainiens au bénéfice de la Russie et à l’ouverture de négociations avec Moscou « dans les deux mois qui viennent avant qu’on se retrouve avec des bouleversements et des tensions qui ne seront pas faciles à dépasser », est considérée comme la voix de la sagesse.

Les gouvernements despotes ont besoin d’un ennemi pour justifier la répression des dissidents, la réduction et l’annulation des programmes sociaux et le contrôle de fer quant à l’information. Les guerres justifient l’injustifiable — sites noirs, enlèvements, torture, assassinats ciblés, censure et détention arbitraire — des crimes de guerre hors normes. La guerre induit un état de paranoïa et de peur perpétuelles. Elle exige l’obéissance des masses.

« La guerre n’est pas faite pour être gagnée, elle est faite pour être perpétuelle », écrit George Orwell dans 1984. « Une société hiérarchisée n’est possible que si elle repose sur la pauvreté et l’ignorance. Cette nouvelle version appartient au passé et aucun passé autre que celui-ci ne peut avoir existé. En principe, l’effort de guerre est toujours planifié pour maintenir la société au bord de la famine. La guerre est menée par le groupe dirigeant contre ses propres sujets et son objet n’est pas la victoire sur l’Eurasie ou l’Asie orientale, mais le maintien inchangé de la structure même de la société ».

Le message de la guerre sans fin est le suivant : si vous défiez la classe dirigeante, les militaristes et le gouvernement, alors vous êtes un traître.

Les 140 millions de personnes dans le monde qui souffrent de très graves famines, conséquence de la pandémie, de la crise climatique et de la guerre en Ukraine, sont tout à fait conscients de l’avenir, tout comme les familles de ces 15 millions de personnes qui sont mortes de la pandémie, dont des centaines de milliers auraient pu être sauvées grâce à des politiques sanitaires appropriées.

Les réfugiés fuyant les États en faillite et les catastrophes climatiques – il pourrait y avoir 1,2 milliard de réfugiés climatiques d’ici 2050 – dans les pays du sud sont tout à fait conscients de l’avenir. Le message transmis aux pauvres, aux personnes vulnérables, aux malades et aux personnes fragiles est le suivant : vos vies et celles de vos enfants n’ont aucune importance (They don’t matter !) .

Les oligarques du parti Démocrate et l’establishment du parti Républicain sont bien conscients du fait qu’ils ont des problèmes politiques. Est-ce dû à l’ingérence de la Russie ? Est-ce dû à Donald Trump et à ses sbires proto-fascistes ? Est-ce dû à des journalistes et des éditeurs comme Assange qui leur ont collé une mauvaise réputation ? Est-ce un échec au niveau de la communication ? Est-ce un manque de rigueur dans la censure des opposants d’extrême droite et de gauche ?

Le parti Démocrate, désormais allié au parti Républicain, cherche une solution. Ils financent des candidats d’extrême droite lors des primaires Républicaines, une tactique qui s’est retournée contre Hillary Clinton lorsque sa campagne a œuvré pendant les primaires pour promouvoir Donald Trump comme candidat Républicain. Les Républicains rétrogrades, membres de facto du Parti Démocrate dans la mesure où ils ont voté pour la destitution de Trump, sont présentés comme de véritables patriotes, comme s’ils pouvaient convaincre les gens d’abandonner Trump et ses clones.

Robert Reich, ainsi que d’autres dirigeants Démocrates, soutient que la représentante Liz Cheney - qui a voté pour les politiques de Trump 93 % du temps en tant que membre de la Chambre, mais qui semble maintenant prête à perdre sa course à la réélection dans le Wyoming - a "fait preuve de plus de courage et d’intégrité que tout autre politicien en Amérique" et pourrait bien être "la meilleure présidente des États-Unis pour la période périlleuse dans laquelle nous entrons." Jonathan V. Last, dans un article intitulé "Mike Pence est un héros américain" dans The Atlantic, écrit que Pence "a fait plus pour protéger la démocratie - à la fois le 6 janvier et depuis - que toute autre personne au sein de l’administration Trump."

Donald Trump, Hillary Clinton (Reuters/Dominick Reuter/Brian Snyder/Photo montage par Salon)

Peut-être que la décision de la Cour suprême qui annulera Roe contre Wade jouera en leur faveur. Peut-être que les audiences télévisées sur l’assaut du 6 janvier contre le Capitole, véritable publicité de campagne, convaincront les électeurs de les soutenir. Peut-être que la promesse de lois plus strictes sur les armes à feu enthousiasmera l’électorat.

Que pouvons-nous attendre des dirigeants d’un parti qui ont cru que Michael Bloomberg, qui a plusieurs fois changé d’allégeance, passant à plusieurs reprises du parti démocrate au parti républicain et vice versa, les sauverait de progressistes tels que Bernie Sanders ?

Que pouvons-nous attendre des dirigeants d’un parti qui, lorsqu’ils étaient à la présidence du pays, ont consacré leur carrière politique à dépouiller les travailleurs et les travailleuses, à construire le plus vaste système carcéral du monde, à militariser la police, à détruire le système de protection sociale et à financer des fiascos militaires au Moyen-Orient ?L’administration Biden se définit par l’échec des attentes, depuis le blocage complet de son plan "Build Back Better" jusqu’au rejet de l’augmentation du salaire minimum. Elle fonctionne à la va-vite, en recourant à des gadgets, en usant d’une rhétorique vide, du spectacle et de la peur pour intimider l’électorat.

La classe des milliardaires, ou du moins un grand nombre de ceux-ci, préférerait piller et saccager, dissimulés sous le vieux système politique avec son décorum et sa rhétorique. Ils aiment la fiction qui consiste à rendre hommage à une démocratie émasculée. Cela leur donne un vernis de respectabilité.

Mais ce n’est pas ainsi que cela doit être. La rage de ceux qu’on a trahis est relayée par des démagogues débiles qui sont vomis par le marécage social et politique. Les grandes entreprises et la classe des milliardaires continueront leur exploitation, mais sous le joug d’un autoritarisme plus brutal et plus cruel. L’effondrement social, politique, économique et environnemental s’accélérera. La réalité, de plus en plus inacceptable disparaîtra du discours public. Les personnes vulnérables seront mises de côté, rendues responsables de leur propre misère et de la nôtre. Ceux qui résistent seront criminalisés. Tel est le monde dont nos enfants hériteront si ceux qui nous gouvernent ne sont pas extirpés du pouvoir.

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