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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-098

L’humanité est confrontée à deux menaces existentielles. La première est quasi ignorée.

Par C.J. Polychroniou, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 17 août 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

L’humanité est confrontée à deux menaces existentielles. La première est quasi ignorée.

Le 13 juillet 2022, entretien avec Noam Chomsky par C.J. Polychroniou, Truthout

Des soldats de la 1st Raider Brigade de l’armée américaine devant des chars, terrain d’entraînement de Grafenwoehr, en Allemagne, le 13 juillet 2022 (Lennart Preiss / Getty Images)

C.J. Polychroniou est économiste politique/scientifique politique, auteur et journaliste. Il a enseigné et travaillé dans de nombreuses universités et centres de recherche en Europe et aux États-Unis. Actuellement, ses principaux intérêts de recherche portent sur l’intégration économique européenne, la mondialisation, le changement climatique, l’économie politique ainsi que la politique des États-Unis et la déconstruction du projet politico-économique du néolibéralisme. Il contribue régulièrement à Truthout et est membre du Public Intellectual Project de Truthout. Il a publié de nombreux livres et plus de 1000 articles qui sont parus dans une variété de revues, de magazines, de journaux et de sites d’information populaires. Nombre de ses publications ont été traduites en plusieurs langues étrangères, notamment en arabe, chinois, croate, espagnol, français, grec, italien, néerlandais, portugais, russe et turc. Ses derniers livres sont Optimism Over Despair : Noam Chomsky On Capitalism, Empire, and Social Change (2017) ; Climate Crisis and the Global Green New Deal : The Political Economy of Saving the Planet (avec Noam Chomsky et Robert Pollin comme principaux auteurs) ; The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic, and the Urgent Need for Radical Change, une anthologie d’entretiens avec Chomsky publiée à l’origine sur Truthout et rassemblée par Haymarket Books ( 2021) ; et Economics and the Left : Interviews with Progressive Economist (2021).

Noam Chomsky est professeur émérite du département de linguistique et de philosophie du MIT, professeur lauréat de linguistique [Le titre de professeur lauréat est décerné aux universitaires les plus éminents en reconnaissance de leurs réalisations et de leur contribution exceptionnelle à leur domaine d’études et à leur université, NdT] et titulaire de la chaire Agnese Nelms Haury du programme sur l’environnement et la justice sociale de l’université d’Arizona. Il est l’un des chercheurs les plus fréquemment cités dans le monde et un intellectuel reconnu considéré par des millions de personnes comme un trésor national et international, Chomsky a publié plus de 150 ouvrages sur la linguistique, la pensée politique et sociale, l’économie politique, l’étude des médias, la politique étrangère des États-Unis et les affaires mondiales. Ses derniers livres sont The Secrets of Words (avec Andrea Moro ; MIT Press, 2022) (Le mystère des mots, non traduit) ; The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan, and the Fragility of U.S. Power (avec Vijay Prashad (Le repli : Irak, Libye, Afghanistan, et la fragilité de la puissance américaine, non traduit ) ; The New Press, 2022) ; et The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic and the Urgent Need for Social Change (avec C. J. Polychroniou ; Haymarket Books, 2021) (Le Précipice : néolibéralisme, pandémie et urgence d’un changement social, non traduit).

Nous vivons une époque dangereuse et déconcertante. L’humanité est confrontée à deux menaces existentielles qui pourraient mettre fin à la civilisation telle que nous la connaissons, ainsi qu’à toute autre forme de vie sur Terre. Pourtant, dans le cas du réchauffement de la planète et des armes nucléaires, la coopération internationale fait cruellement défaut.

Pire encore, en ce qui concerne les armes nucléaires, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la tendance est à la banalisation de l’idée d’une guerre nucléaire. En fait, comme l’affirme Noam Chomsky dans cet entretien en exclusivité avec Truthout, la dénégation de la réalité de la menace d’annihilation nucléaire a atteint des niveaux très dangereux et « les instruments visant à réduire la menace de guerre finale sont jetés aux orties ».

Pourtant, il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi. « La vie humaine est encore présente, souligne Chomsky. Les moyens de protéger l’humanité de la menace existentielle que constituent les armes nucléaires sont réalistes ».

C.J. Polychroniou : Noam, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a engendré plusieurs conséquences inattendues et imprévues. L’une d’elles, dont on ne débat pas autant qu’il le faudrait, est que l’utilisation des arsenaux nucléaires, certes avec des performances plus faibles, est presque banalisée. En effet, au cours de cette guerre, nous avons entendu plusieurs scénarios expliquant comment la Russie pourrait utiliser des armes nucléaires et, dans les premiers jours de l’invasion, le président russe Vladimir Poutine a même donné l’ordre de placer les forces nucléaires de son pays en état d’alerte maximale. Et le mois dernier, il a déclaré que la Russie utiliserait des armes nucléaires pour défendre sa souveraineté, soulignant que « l’ère du monde unipolaire » avait pris fin. D’un autre côté, des personnes comme Francis Fukuyama affirment que la possibilité d’une guerre nucléaire « n’est pas quelque chose dont on devrait s’inquiéter », parce qu’il y a de multiples possibilités de s’arrêter avant d’en arriver là. Comment en sommes-nous arrivés à une telle attitude de nonchalance vis-à-vis des armes nucléaires ?

Noam Chomsky : Avant d’aborder les questions importantes soulevées, nous devrions garder fermement à l’esprit une préoccupation impérieuse : Les grandes puissances trouveront un moyen de coopérer pour résoudre les problèmes critiques d’aujourd’hui, sinon le naufrage de la société humaine sera si extrême que plus personne ne s’en souciera. Tout le reste devient caduc quand on reconnaît ce fait fondamental concernant le monde contemporain, qui est vraisemblablement la dernière étape de l’histoire de l’humanité. On ne saurait le répéter trop souvent ou trop fermement.

Dans le Toronto Star, la journaliste et analyste politique chevronnée Linda McQuaig a écrit qu’elle venait d’entendre « ce qui m’a paru être probablement la remarque la plus stupide jamais prononcée à la télévision. Et je sais que la barre est haute ». McQuaig faisait référence au « célèbre politologue américain Francis Fukuyama » et à son commentaire que vous venez de citer. Pour le dire simplement, « il n’y a pas lieu de s’inquiéter au sujet de la guerre nucléaire. Croyez-moi sur parole ».

Pour défendre la « remarque probablement la plus stupide jamais prononcée à la télévision », nous pourrions faire valoir qu’elle est non seulement utilisée de façon courante, mais qu’elle est en fait implicite dans la politique officielle des États-Unis. En avril dernier, le secrétaire à la défense Lloyd Austin a déclaré que l’objectif de Washington en Ukraine était « de voir la Russie affaiblie au point qu’elle ne puisse plus faire le genre de choses qu’elle a faites en envahissant l’Ukraine ».

Il a été admonesté par le président, mais « les responsables ont reconnu que c’était effectivement la stratégie à long terme, même si M. Biden ne voulait pas provoquer publiquement M. Poutine pour le pousser à une escalade ». La stratégie à long terme consiste donc à poursuivre la guerre afin d’affaiblir la Russie, et ce à un degré considérablement plus radical que le traitement infligé à l’Allemagne à Versailles il y a un siècle, lequel n’a pas atteint l’objectif proclamé.

Elle a été réaffirmée avec suffisamment de clarté lors du récent sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), qui a abouti à un nouveau « concept stratégique » reposant sur un principe fondamental : pas de diplomatie en ce qui concerne l’Ukraine, mais simplement la guerre pour « affaiblir la Russie ».

Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour comprendre que cela se rapproche de ce qui pourrait être la remarque la plus stupide jamais formulée. L’hypothèse tacite est que, pendant que les États-Unis et leurs alliés s’emploient à affaiblir suffisamment la Russie, les dirigeants russes se tiendront tranquilles, s’abstenant de recourir aux armes de pointe dont nous savons tous que la Russie dispose.

Croyez nous sur parole. Peut-être, mais c’est un sacré pari, non seulement pour le sort des Ukrainiens, mais aussi pour bien d’autres. Pour défendre davantage cette folie colossale, nous pourrions ajouter que c’est le bon sens qui prévaut. Il est communément admis que nous pouvons ignorer le bilan choquant des 75 dernières années, lequel démontre avec une clarté magistrale que c’est un quasi-miracle que nous ayons échappé à la guerre nucléaire, une guerre qui sera finale si de grandes puissances sont impliquées.

Sergey Lavrov au G20 en Indonésie en 2022 (Source NewYorkTimes)

Les exemples sont légion. Pour n’en citer qu’un, certaines des études les plus minutieuses et les plus sophistiquées concernant l’opinion publique et les grandes questions sont menées par le programme de communication sur le changement climatique de l’université de Yale. Bien que le climat soit le principal objet de leurs préoccupations, les études ont une portée beaucoup plus large.

L’étude la plus récente, qui vient d’être publiée, pose 29 grandes questions d’actualité et demande aux sujets de les classer en fonction de leur importance dans la perspective des élections de novembre prochain. La guerre nucléaire n’est pas mentionnée. La menace est grave et croissante, et il est facile d’élaborer des scénarios des plus plausibles qui conduiraient à une escalade menant tout droit à la destruction finale. Mais nos dirigeants et nos « célèbres politologues » nous assurent, que ce soit explicitement ou implicitement : « Inutile de vous inquiéter, croyez-nous sur parole ».

Ce qui est exclu de l’étude est assez terrifiant. Ce qui y est inclus l’est à peine moins. « Sur les 29 questions que nous avons posées, rapportent les directeurs du sondage, les électeurs inscrits ont globalement indiqué que le réchauffement climatique était la 24e question la plus importante en matière d’enjeu électoral ». Ce n’est après tout que la question la plus importante qui se soit jamais posée dans l’histoire de l’humanité, au même titre que la guerre nucléaire.

Si on y regarde de plus près, les choses sont encore pires. Les Républicains pourraient bien remporter le Congrès dans quelques mois. Leurs dirigeants ne cachent pas leur intention de trouver des moyens de s’accrocher de façon quasi permanente au pouvoir politique, sans tenir aucun compte de la volonté populaire, et ils pourraient y parvenir avec l’aide de la Cour suprême ultra-réactionnaire.

Le parti — l’appeler ainsi est lui faire honneur — a été 100 % négationniste concernant le réchauffement climatique depuis qu’il a cédé à la charge du conglomérat Koch en 2009, et ses dirigeants ont entraîné la base électorale. Dans l’étude de Yale, les Républicains modérés ont placé le réchauffement climatique en 28ème position sur les 29 options proposées. Les autres l’ont classé 29ème.

Les deux questions les plus importantes de l’histoire de l’humanité, littéralement des questions de survie, pourraient bientôt ne plus être à l’ordre du jour dans l’État le plus puissant de l’histoire de l’humanité, perpétuant ainsi la funeste expérience des quatre années Trump. Pas totalement exclues, bien sûr.

Il existe des voix raisonnables, dont certaines jouissent d’un prestige et d’une expérience considérables. Il y a dix ans, quatre d’entre eux — William Perry, Henry Kissinger, George Shultz et Sam Nunn — ont rédigé une tribune pour le Wall Street Journal appelant à « infléchir la dépendance du monde vis-à-vis des armes nucléaires, à empêcher leur prolifération dans des mains potentiellement dangereuses et, finalement, à les éliminer comme source de menace pour le monde ».

Mais ils ne sont pas isolés. Le mois dernier (21-23 juin), les États signataires du Traité de 2017 sur l’interdiction des armes nucléaires (TPNW) se sont réunis pour la première fois. Invoquant une « rhétorique nucléaire de plus en plus véhémente », ils ont publié la déclaration de Vienne, qui condamne toute tentative d’utilisation d’armes nucléaires comme étant une violation du droit international, notamment de la Charte des Nations unies. La déclaration exige « qu’en aucune circonstance, les États dotés d’armes nucléaires ne devront utiliser, ou menacer d’utiliser des armes nucléaires, c’est valable pour tous ces États, sans aucune exception ».

Les États nucléarisés ont refusé d’adhérer au traité, mais cela peut changer sous la pression populaire, comme nous l’avons souvent vu auparavant. Rester des observateurs passifs, satisfaits d’être de simples instruments entre les mains des puissants n’est pas une nécessité. Il s’agit bien d’un choix, et non d’une fatalité.

En août, aura lieu la 10e conférence de révision du traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Elle pourrait être l’occasion pour une opinion publique bien structurée d’exiger une adhésion à ses principes, qui appellent à des engagements « de bonne foi » pour éliminer le fléau des armes nucléaires de la Terre et, ce faisant, pour réduire fortement les énormes menaces qu’elles représentent.

Voilà qui ne se produira pas si les deux questions les plus importantes de l’histoire de l’humanité sont évacuées, l’une presque complètement tandis que l’autre ne suscite qu’une fraction de l’intérêt qu’elle requiert si l’on veut que le monde soit vivable. Rester des observateurs passifs, satisfaits d’être de simples instruments entre les mains des puissants n’est pas une nécessité. Il s’agit bien d’un choix, et non d’une fatalité.

Récemment, lors d’une interview accordée à CNN, le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy a mis en garde le monde entier en affirmant que le risque que la Russie utilise des armes nucléaires en Ukraine devait être pris au sérieux. Toutefois, à diverses occasions, il a lui-même laissé entendre que l’Ukraine pourrait développer des armes nucléaires, bien que le pays soit signataire du traité de non-prolifération nucléaire. Je ne sais pas si l’Ukraine a les capacités de développer un programme d’armement nucléaire, mais cela ne serait-il pas parfaitement suicidaire ?

Complètement suicidaire. La moindre des tentatives, même la plus timide, entraînerait des représailles sévères, puis mènerait à une escalade. Mais à la lumière du niveau de bon sens affiché par les dirigeants du monde, est-ce vraiment impensable ? Poutine a ouvertement déclaré que la Russie était ouverte au dialogue sur la non-prolifération nucléaire, mais du point de vue des États-Unis, il semble bien que l’invasion de l’Ukraine par la Russie a porté atteinte au traité de non-prolifération nucléaire. J’aimerais avoir vos commentaires sur cette question.

Rappelons la principale source d’inquiétude : Les grandes puissances trouveront un moyen de coopérer pour résoudre les problèmes critiques d’aujourd’hui, sinon le naufrage de la société humaine sera si extrême que plus personne ne s’en souciera. Il s’ensuit que chaque possibilité de dialogue doit être sérieusement envisagée et, dans la mesure du possible, recherchée.

De fait, il est possible de privilégier le dialogue dans un cadre international, lors de la prochaine conférence de révision du TNP. Ou alors, on peut tout simplement rejeter cette option comme étant impensable, en adoptant la position de l’Occident à la conférence du G20 la semaine dernière, au cours de laquelle le ministre russe des affaires étrangères, Sergey Lavrov, a été traité « comme un putois à la fête d’un centre de villégiature tropical, il a été évité par beaucoup, mais pas par tous ».

Cette dernière précision n’est pas sans importance. Parmi ceux qui ne se sont pas joints à l’Occident pour esquiver le putois, on trouve le pays organisateur, les indonésiens, qui l’ont favorablement accueilli, et un certain nombre d’autres pays : la Chine, l’Inde, le Brésil, la Turquie, l’Argentine et d’autres, ainsi que l’Indonésie. Cela soulève une fois de plus la question de savoir qui est isolé dans le nouvel ordre mondial qui se dessine.

Ce n’est pas une question futile, et personne ne la passe sous silence. Des réflexions sérieuses sont menées à ce sujet au plus près des centres de pouvoir. C’est le cas de l’analyse de l’évolution de l’ordre mondial réalisée par Graham Fuller, ancien vice-président du Conseil national du renseignement à la CIA, en charge des analyses du renseignement mondial. Ses travaux soulèvent des questions qui méritent de retenir toute notre attention.

Fuller ne se fait aucune illusion quant à la nature et aux origines de la guerre. La responsabilité première incombe aux responsables de l’agression criminelle, Poutine et son entourage. Il ne devrait y avoir absolument aucune controverse à ce sujet. Mais « la responsabilité subsidiaire incombe aux États-Unis (OTAN) qui ont délibérément provoqué une guerre avec la Russie en imposant implacablement leur organisation militaire hostile, et ce, en dépit des avertissements répétés de Moscou quant au franchissement des lignes rouges, et cela jusqu’aux portes mêmes de la Russie. Cette guerre n’aurait aucune raison d’être si on avait consenti à une neutralité ukrainienne, à la manière de la Finlande et de l’Autriche. Au lieu de cela, Washington a prôné une nette défaite russe ».

Fuller voit le conflit non pas comme une « guerre ukraino-russe, mais comme une guerre américano-russe menée par procuration jusqu’au dernier Ukrainien... Et la plupart des autres pays du monde — Amérique latine, Inde, Moyen-Orient et Afrique — ne trouvent que peu d’intérêts personnels dans cette guerre fondamentalement américaine contre la Russie ».

Le ministre russe des Affaires étrangères Sergey Lavrov après sa réunion bilatérale avec le ministre indonésien des Affaires étrangères Retno Marsudi en marge de la réunion des ministres des Affaires étrangères du G20 à Nusa Dua, Bali, Indonésie, vendredi 8 juillet 2022 (AP)

Ceux qui ont refusé de bouder la Russie lors de la conférence du G20 ont fermement condamné l’invasion mais n’ont pas pris trop au sérieux la prétendue indignation des États-Unis et de leurs alliés. Il est fort probable qu’ils se demandaient si les États-Unis avaient été traités comme des parias lorsqu’ils commettaient leurs multiples exploits criminels violents, sur lesquels il n’est pas nécessaire de revenir.

Pour nombre d’entre eux, ces souvenirs sont amplifiés par une réalité vécue, violente et hideuse. Comment peut-on s’attendre à ce qu’ils accordent la moindre attention aux déclarations de grands principes émanant des principaux responsables des violations de ces principes, qui bénéficient toujours d’une complète immunité à l’exception de vagues remontrances ponctuelles ?

L’Europe est déjà très pénalisée, poursuit Fuller, et devra, tôt ou tard, « reprendre ses achats d’énergie russe bon marché ». Elle n’a guère d’autre option réaliste. « La Russie est au seuil de sa porte et la logique d’une relation économique naturelle avec la Russie sera finalement décisive ». En outre, « l’Europe peut encore moins se permettre de verser dans une confrontation avec la Chine, une "menace" perçue principalement par Washington mais peu convaincante pour de nombreux États européens et une grande partie du monde ».

Il en coûtera très cher à l’Europe si elle se coupe de l’initiative chinoise "Belt and Road" (Nouvelle route de la soie), « qui est probablement le projet économique et géopolitique le plus ambitieux de l’histoire du monde », qui traverse la Russie et « relie déjà la Chine à l’Europe par voie ferroviaire et maritime.... La fin de la guerre en Ukraine amènera l’Europe à reconsidérer sérieusement les avantages que représente pour elle le fait de soutenir la tentative désespérée de Washington de maintenir son hégémonie mondiale »

Une autre conséquence de ce pari désespéré est que, il est tout à fait vraisemblable que la configuration géopolitique de la Russie penche désormais résolument du côté de l’Eurasie... Les élites russes n’ont plus d’autre choix que d’accepter que leur avenir économique se joue dans le Pacifique, puisque Vladivostok n’est qu’à une ou deux heures de vol des gigantesques économies de Pékin, Tokyo et Séoul.

Désormais, et de manière déterminante, la Chine et la Russie ont été amenées à se rapprocher encore davantage, essentiellement en raison de leur souci commun de bloquer la capacité d’intervention militaire et économique unilatérale des États-Unis dans le monde entier.. L’idée que les États-Unis puissent réussir à scinder la coopération russo-chinoise justement induite par eux est un fantasme.

La Russie est une nation brillante sur le plan scientifique, elle dispose d’une énergie abondante, elle est riche en minerais et métaux rares, et le réchauffement climatique va accroître le potentiel agricole de la Sibérie. La Chine quant à elle dispose de capitaux, de marchés et de main-d’œuvre pour contribuer à ce qui devient un partenariat naturel couvrant toute l’Eurasie.

Fuller est loin d’être isolé sur cette position. « Une fois de plus, le concept d’Eurasie est au cœur de la géopolitique », lit-on en gros titre dans le journal londonien l’Economist. On y fait le bilan du regain d’intérêt pour le principe de Halford Mackinder, fondateur de la géopolitique moderne, à savoir que le contrôle du cœur de l’Asie centrale est la clé du contrôle du monde. Ces conceptions prennent une nouvelle forme alors que la guerre en Ukraine remodèle le paysage stratégique mondial d’une manière qui pourrait s’avérer radicale.

La « corruption extrême » des médias, écrit Fuller, est l’une des caractéristiques les plus inquiétantes de la crise actuelle : « Au beau milieu d’un virulent déferlement de propagande anti-russe comme je n’en ai jamais vu du temps de mes jours de combattant de la guerre froide, ces jours-ci, tout analyste sérieux se doit de fouiller à fond pour avoir une compréhension objective de ce qui se passe réellement en Ukraine ».

Voilà un conseil tout à fait judicieux. Mais il y a plus. Les forces qui façonnent l’ordre mondial ne sont pas figées. L’activité humaine est toujours là. Cela implique avant tout l’action d’une opinion publique organisée qui exige la fin des postures cyniques et un engagement sérieux pour saisir les occasions de dialogue et de compromis qui existent. Les alternatives sont trop sombres pour être envisagées.

La campagne pour le désarmement nucléaire remonte à la fin des années 1950. Pourtant, les perspectives en la matière sont ténues, voire inexistantes. En effet, pour parvenir au désarmement nucléaire, il faut que les États-nations se fassent confiance, ce qui dans le monde réel est un événement dont la probabilité est nulle, mais il est également extrêmement peu probable que le génie de la connaissance nucléaire puisse un jour être remis dans la lampe. Alors, que faut-il faire ?

Quels sont les moyens les plus réalistes pour éviter la guerre nucléaire ? Des moyens tout à fait pertinents existent afin de réduire la probabilité d’une guerre finale,une fois encore, c’est là le terme approprié pour désigner une guerre nucléaire impliquant de grandes puissances.

Le plus immédiat consiste à mettre en place un véritable système de contrôle des armements. Les éléments d’un tel système avaient été péniblement élaborés dès le traité Open Skies d’Eisenhower en 1955 — démantelé par Trump en mai 2020 alors qu’il était occupé à fourbir son boulet de démolition.

Il y a eu d’autres avancées importantes, notamment le traité Reagan-Gorbatchev sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) en 1987, lequel a considérablement réduit la menace de déclenchement d’une guerre finale en Europe et, ne l’oublions pas, traité qui avait été suscité par de gigantesques manifestations populaires antinucléaires en Europe et aux États-Unis.

Une autre avancée a été apportée par le traité sur les missiles anti-balistiques de 1972, que les deux parties ont reconnu comme étant un « facteur déterminant pour freiner la course aux armes stratégiques offensives ». Le traité sur les missiles anti-balistiques (ABM) a été démantelé par George W. Bush, le traité INF par Trump. À la fin des années Trump, il restait très peu de choses en dehors du traité New START, que Biden a pu sauver de la démolition à quelques jours près, littéralement. Ce traité arrivait à expiration peu après son investiture.

Il y a plus, comme la destruction par Trump de l’accord conjoint (PAGC) sur le programme nucléaire iranien en violation du Conseil de sécurité de l’ONU, qui l’avait approuvé, une autre contribution du GOP ( les Républicains) moderne à la destruction mondiale.

L’une des grandes tragédies de la guerre en Ukraine est que les instruments permettant de réduire la menace d’une guerre terminale sont jetés aux orties. En effet, les États-Unis ne sauraient daigner revenir à des accords avec le putois de la fête. La tragédie est renforcée par le retour imminent aux pleins pouvoirs du parti des saboteurs.

Néanmoins, le même style de mobilisation de masse que ceux qui ont permis de faire des progrès décisifs dans le sens de la raison peut de nouveau être efficace. Cela signifie d’abord faire revivre le régime de contrôle des armes qui est en lambeaux, et ensuite aller bien au-delà.

D’autres mesures pourraient être prises dès maintenant si des pressions populaires suffisantes étaient exercées. Dans les semaines à venir, en fait, lors de la conférence du TNP en août. Au-delà des actions visant à faire progresser le TPNW et les objectifs déclarés du TNP lui-même, il existe d’autres possibilités.

Une des questions cruciales qui sera probablement soulevée de nouveau lors de la conférence est celle d’une zone exempte d’armes nucléaires (ZEAN) au Moyen-Orient. Cela pourrait constituer un pas important vers la sécurité internationale. Les pressions populaires pourraient contribuer à sa réalisation.
La création d’une zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient est régulièrement évoquée lors des sessions de révision du TNP, avant tout à l’initiative des États arabes, qui ont même menacé de se retirer du TNP si des mesures n’étaient pas prises pour la mettre en place. Cette mesure bénéficie d’un soutien mondial quasi unanime, mais est toujours bloquée par Washington, et tout récemment par Obama lors de la conférence de 2015.

Pour rappeler une fois de plus les faits fondamentaux, l’appel à la création d’une zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient est soutenu par les États arabes, l’Iran et les pays en voie de développement du Sud, le G-77, désormais élargi à 134 pays, soit la grande majorité du monde. L’Europe ne soulève aucune objection. Le veto unilatéral des États-Unis est accompagné de diverses justifications, faciles à écarter.

On comprend très bien les véritables raisons : il n’est pas question que le gigantesque dispositif d’armement nucléaire israélien, le seul de la région, soit soumis à une réglementation internationale. Il n’en est pas question, comme le faisait récemment remarqué l’équipe éditoriale du New York Times en appelant à un « Golfe Persique exempt d’armes nucléaires »,Golfe Persique, et non Moyen-Orient. Une zone exempte d’armes nucléaires dans le golfe Persique, selon les rédacteurs, serait « une façon d’avancer en ce qui concerne la question de l’Iran », lequel est encore une fois en train de causer des problèmes en se conformant au consensus unanime ( consensus hormis le Maître).

Les États-Unis refusent de reconnaître officiellement les installations d’armement nucléaire d’Israël, probablement parce que cela remettrait en question la légalité, selon la loi américaine, de toute l’aide que l’Amérique apporte à Israël. C’est une porte que les deux partis politiques tiennent à garder bien fermée, mais comme l’opinion publique a visiblement évolué sur la question, il y a quelques brèches dans cette position rigide. La représentante au Congrès Betty McCollum a, par exemple, déclenché une grande ire pour avoir soutenu une législation visant à interdire à Israël d’utiliser l’aide militaire américaine pour attaquer des enfants palestiniens.

La création de zones exemptes d’armes nucléaires est un pas important vers la réduction de la menace des armes nucléaires, indépendamment du symbole que représente le rejet mondial de ces réalisations monstrueuses de l’ingéniosité humaine. Plus exactement, ce serait un pas important si elles pouvaient être mises en place. Malheureusement, elles sont bloquées par l’insistance des États-Unis à y maintenir des installations d’armes nucléaires, des questions que nous avons déjà abordées.

Tout cela pourrait être à l’ordre du jour, dès maintenant, comme moyen de faire face à la menace finale. Mais au-delà de tout cela, il y a la préoccupation majeure : pour le répéter encore une fois, les grandes puissances trouveront un moyen de coopérer pour résoudre les problèmes cruciaux d’aujourd’hui, ou rien d’autre ne comptera.

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